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Le naufrage du "Whynot"
Un naufrage maritime et humain qui révèle l’héroïsme d’un cultivateur de Plaintel :
Le vendredi 7 juin 1895 vers 17 heures, le Whynot appareille du bassin à flot du Légué. Il s’agit d’un dundee anglais de 62 tonneaux, port d’attache Brixham dans le Devonshire. L’armateur, Mr Bird, en a confié le commandement au capitaine Wilkenson (ou Wilkinson ?) qui dirige un équipage de trois hommes. Le bateau, chargé de huit tonnes de paille, de quatre tonnes de foin ainsi que de chaux et d’avoine, a pour destination l’île de Jersey où il doit également débarquer une vingtaine de passagers : dix hommes, neuf femmes et un enfant de dix ans, originaires de sept villages de l’intérieur des terres, dont neuf de Plœuc-sur-Lié.
Ce sont des jeunes gens embauchés à Jersey pour la récolte de pommes de terre et les fenaisons. Le temps est calme, trop calme au goût de l’équipage et des passagers. Le lendemain, samedi 8 juin, à 15 heures, la position du Whynot indique qu’il a parcouru 7 à 8 milles en 22 heures. Il serait alors à environ 6 milles dans le nord-ouest d’ Erquy, d’après les Annales du sauvetage. Bien que la mer soit calme, certains passagers souffrent du mal de mer.
Soudain Jean Burlot, voyant de la fumée s’échapper de l’arrière, s’écrie « Au feu !», provoquant la panique. Les hommes valides lancent une trentaine de balles enflammées à la mer. Le feu attaquait déjà le bois du navire. Yves Marie Trémel, 34 ans, de Buhulien s’affaire à jeter de l’eau sur le feu et, avec Jean Burlot, à remonter le moral des passagers qui se lamentent. Ils tentent d’éteindre l’incendie à l’aide des trois seaux disponibles sur le bateau. Un des marins anglais laisse échapper à la mer celui qu’il utilisait. Le Capitaine Wilkenson ordonne sur le champ de mettre une chaloupe à la mer en vue de le récupérer et embarque du pain et des vivres. Aussitôt le canot à l’eau, le capitaine y saute, suivi de ses trois hommes d’équipage ; ils s’éloignent en criant qu’ils vont chercher du secours. Un passager, François Turmel, âgé de 32 ans et originaire de Plœuc-sur-Lié a eu également le temps de sauter à la mer et de nager vers le canot.
La panique gagne ceux qui sont restés à bord. Jean Burlot de Plaintel, âgé de 44 ans, avait déjà effectué, bien que n’étant pas marin, quelques traversées vers Jersey. Il prend la barre et la direction des opérations, s’efforçant de ramener le calme à bord et rassurant les passagers, toujours aidé par Yves Marie Trémel. La lutte contre l’incendie est la priorité, il fait arroser les balles à l’aide des deux seaux restants, pendant que femmes et enfants se lamentent. Le feu couve, dégageant une fumée aveuglante. Dans la nuit tombante, ils essayent de rallier la côte qu’ils savent proche. Le vent se lève, la mer grossit et Pierre Allo de Plœuc-sur-Lié, âgé de 22 ans, se jette à la mer sur une planche ; certains pensent à l’imiter mais il coule et se noie.
Le soir, la chaloupe de l’équipage anglais arrive à Erquy où le capitaine Wilkenson raconte le drame : il n’aurait pas été utile de chercher à secourir le bateau dont la perte aurait été totale. Ce qui, à priori, ne fut pas contredit par le passager français, François Turmel, qui avait pourtant son frère, sa belle sœur et son neveu, âgé de dix ans, restés à bord. Plus tard dans la soirée Benjamin Rouxel, armateur au Légué, acceptera de ramener au Légué les quatre anglais sur l’ Hirondelle, lui appartenant. Dans la nuit malgré la fumée qui occulte la visibilité, Yves Marie Trémel, assure la vigie à l’avant du Whynot. Il aperçoit un phare que Jean Burlot identifie comme étant celui du Cap Fréhel. La côte se rapproche. Il navigue à l’instinct évitant les rochers. Soudain le bateau touche. Craignant de sombrer ou de brûler, les passagers désespérés crient pour appeler les secours et reçoivent une réponse : il s’agit du bateau des Ponts et Chaussées présent à Erquy pour effectuer des travaux de sondages. Les passagers sont recueillis sains et saufs. À priori le Whynot était sur la grève d’ Erquy !
Précisions et commentaires :
Les passagers ont été entendus au commissariat et ont fait globalement le même récit, à peu près conforme à ce qui a été décrit. Toute la presse régionale, nationale, voire internationale, s’est fait l’écho de ce naufrage maritime mais également humain. Chacun de surenchérir sur la couardise et le cynisme du capitaine et de son équipage ! Peu nombreux furent les journalistes en contact avec les protagonistes pour recueillir des informations à la source. La rédaction des articles comporte une part de subjectivité et d’altérations dues à la succession des relectures et recopies. On ne peut donc tenir tout leur contenu pour des certitudes.
Par exemple, la position du bateau est imprécise ; certaines informations placent le Whynot à 16 heures (approximativement l’heure de la découverte de l’incendie) aux abords du Grand Léjon, précisant que le calme persistait. Il semblerait qu’il se trouvait plutôt du côté de Rohein. Certaines gazettes expriment les distances en lieues ce qui double les valeurs par rapport aux milles (une lieue = 4 km environ). Le Whynot qui était a priori un dundee deviendra un sloop, voire un vapeur au gré des différentes plumes. Le nom du capitaine est Wilkenson ou Wilkinson selon les journaux. D’un côté on lit que le capitaine anglais et son équipage surveillaient mollement la lutte contre l’incendie ; ailleurs on nous dit que marins et passagers rivalisaient de courage et de dévouement pour éteindre le feu ! Un journaliste assure que le capitaine, n’ayant pas de doute sur l’issue fatale de l’incendie, eut l’idée machiavélique d’un plan monstrueux qu’il mit à exécution : par son ordre un matelot fit mine de lâcher à la mer, comme par mégarde, le seau qu’il tenait. Compte tenu de l’utilité incontestable du seau dans ces circonstances, il justifie ainsi l’ordre de mettre la chaloupe à l’eau pour le récupérer. Le passager François Trémel, qui participait à la manœuvre aurait compris le plan et emboité le pas des anglais dans leur désertion.
Il est choquant d’apprendre que le capitaine prétendit inutile de se porter au secours d’éventuels survivants - car à ses dires il n’y en avait aucun. Ni les trois marins anglais ni le passager François Trémel ne le contredisent. C’est stupéfiant venant de ce dernier dont le frère, la belle-sœur et le neveu de dix ans étaient à bord ! Il s’en expliqua, paraît-il, en prétextant avoir eu peur des quatre anglais. D’après lui les anglais l’acceptèrent à regret dans la chaloupe et auraient bien désiré le jeter par-dessus bord ! Un journal britannique rapportera que le capitaine Wilkinson aurait en fait demandé au capitaine de l’Hirondelle qui chargeait du granit, de partir immédiatement à la recherche du ketch et de ses passagers. Conscient de l’énorme contradiction entre les deux versions, l’auteur s’en remet au temps qui passe et permettra d’éclaircir cette affaire !
Pour certains journalistes, le navire qui ramena les marins anglais au Légué était la Couronne. L’Hirondelle serait partie ensuite à la recherche de survivants vers le Grand Léjon sans succès - et revenue bredouille le dimanche matin au Légué. En fait c’est l’ Hirondelle qui a ramené l’équipage anglais au Légué. Il n’a donc pas été envoyé vers le Grand Léjon. Un article mentionne une garde à vue du capitaine après son arrivée à Erquy. Les habitants de Sous la tour et de Plérin furent soulagés d’apprendre le dimanche après-midi la découverte des passagers sur la plage d’ Erquy.
L’arrivée du Whynot à Erquy est estimée à environ 3 heures du matin. On ne sait pas précisément où il était quand il a touché et appelé au secours ; il est question de rochers, et de la Pointe d’ Erquy. Les Annales du sauvetage le situent dans le chenal. La barque de pêcheurs venue, selon certains, les secourir s’avéra être en fait le bateau des Ponts et Chaussées présent à Erquy en raison de travaux de sondages. Il est question de la grève d’ Erquy, mais une autre source nous apprend que le bateau dont l’arrière avait disparu en partie aurait été amené et coulé au « fond du port » afin de mettre fin à l’incendie. Le Whynot fut décrit comme très endommagé et la cargaison totalement perdue.
La dramatisation de la situation et l’avalanche d’émotions, outils précieux pour le journaliste en quête de tirages, ne sont sûrement pas artificielles. Nul doute que ces gens de la terre, jeunes en grande majorité, ont vécu l’angoisse et la terreur en voyant leur fin s’approcher, pris entre le feu et la noyade, pendant une douzaine d’heures, abandonnés par l’équipage. Le geste désespéré de Pierre Allo en est une preuve flagrante. Les mérites de Jean Burlot et de Pierre Yves Trumel en sont d’autant plus remarquables. Leur sang froid et leur capacité à prendre les bonnes décisions dans l’univers inconnu que représente un bateau de vingt mètres sous voiles dans ces conditions sont vraiment exceptionnels.
Il est admirable que, plus tard, les passagers qui devaient rejoindre enfin Jersey aient embarqué à nouveau du Légué, sur la Couronne cette fois. Certains journalistes ont été scandalisés que le capitaine ait effectué le même voyage en leur compagnie. En fait l’armateur, Mr Bird, dit avoir obligé le capitaine Wilkenson à prendre un autre bateau, l’ Enone à Binic pour être rapatrié. Il y avait d’après lui « trop de forfanterie à mettre face à face bourreaux et victimes ». Entre temps le capitaine serait allé visiter l’épave à Erquy, scandalisant l’opinion publique.
La "Gazette de France" rapporte que l'armateur a écrit au journal "La vérité" pour exprimer son mépris de la conduite du capitaine Wilkenson, souhaitant que les quatre marins soient sous les verrous. La presse anglaise tenant paraît-il à préciser que celui-ci n’était pas anglais mais d’origine anglaise !! Un seul journaliste évoque les causes du départ de l’incendie. Le foin était posé sur de la chaux, celle-ci aurait été au contact de l’eau ruisselant lors du nettoyage du pont. La réaction chimique était inéluctable.
Suites judiciaires :
On est déçu de ne pas connaître les suites judiciaires à l’endroit du capitaine Wilkenson et son équipage. Le cadre juridique de l’époque était certainement moins précis qu’aujourd’hui. Le capitaine n’a pas été arrêté parce que « sa lâcheté ne constitue ni un crime ni un délit de droit commun ». Le bruit a couru que le commissariat de la marine n’était pas prêt à effectuer les premières démarches, qu’il hésitait sur les droits du sujet anglais. Un décret de 1853 déclarerait criminel, semble-t-il, le capitaine qui ne resterait pas le dernier sur son navire. Peut-on imputer au capitaine la mort de Allo ? Sa qualité de sujet anglais lui permet-elle de noyer et de brûler impunément nos compatriotes ? Et le journaliste de conclure : « Sur nos côtes et en pleine mer, l’histoire des grands sinistres est trop souvent l’histoire d’une cruauté ou d’une lâcheté anglaise. Il serait temps qu’une entente internationale mette fin à ces mœurs sauvages ».
Le capitaine anglais n’étant pas préjudiciable des tribunaux français, il serait jugé par le conseil de l’amirauté de Londres. Mr Bird, navré, s’est engagé à rembourser l’argent consigné ainsi que les frais de route. Il a également prié Mr Hugon, photographe de faire un cliché des passagers. Le « Jersey Time » relate que certains anglais ont eu honte de décliner leur nationalité en se rendant en France et nient également que le capitaine Wilkinson soit un « Jersey man ». Bien qu’il ait eu des liens avec Jersey depuis plusieurs années il ne serait natif, ni de Jersey, ni de Guernesey ni d’Angleterre mais serait en fait d’origine hollandaise avec comme patronyme « Petersen » ! Pour conclure, un journaliste anglais écrit « Heureusement la plupart des anglais préfèreraient mourir à leur poste plutôt que de condamner un équipage de pauvres paysans à un sort bien pire qu’une mort rapide ».
L’heure des récompenses :
Début juillet, le ministre de la Marine décerne une médaille d’or de deuxième classe (Médaille d’argent selon certains ?) à Yves Marie Trémel de Buhulien. La revue maritime de 1899 (tome 141) nous informe que les sauveteurs reçurent une gratification de 200 Francs (ce qui équivaut à environ 700 €) et un prix de la fondation Henri Dunant, le créateur de la Croix rouge. Le capitaine de substitution Jean Burlot fut décoré à Plaintel le 15 août, jour de l’Assomption, par le commissaire de l’inscription maritime, Mr de l’Estalier, en compagnie du maire, Mr Gicquel. La cérémonie eut lieu à la mairie qui était a priori une dépendance de l’église où Mr Gicquel déclara que Jean Burlot avait fait « ce que tout le monde aurait fait à sa place» ! Le discours du Commissaire rétablira le mérite de Jean Burlot mentionnant les récits du sauvetage des dix neufs passagers relayés par tous les journaux de France, voire de l’étranger. On apprend que le capitaine aurait quitté le bord vers 16 heures. Des paroles échangées lors du drame sont révélées. Le fils de Jean Burlot, âgé de douze ans, lui aurait déclaré « Père, vous m’avez donc amené ici pour mourir ? » En fait Jean Burlot n’avait pas de fils à bord ; on évoquait certainement son neveu âgé de dix ans. Plus tard il aurait sermonné les femmes en lamentation « Femmes, cessez de pleurer - et priez ! ». Une procession succéda à la remise de médaille et aux discours, sous les protestations de la foule dénonçant une « manifestation clandestine ». Au goût de certains la cérémonie était trop discrète. Le journaliste relatant les faits s’engageait à décrire les incidents dès le lendemain. L’évènement, au lieu de fédérer les habitants autour de l’acte héroïque de leur concitoyen, avait en fait révélé des antagonismes certainement enracinés de longue date entre divers partis… En cas de danger vital il est difficile de préjuger des réactions de chacun. Comme le disait Saint Exupéry « L'homme se découvre quand il se mesure avec l'obstacle ».
Hervé Boubennec
Documentation : Pierre Perrin
Liste des passagers du Whynot le 7 juin 1895 :
Jean Marie Matret 14 ans Brélevenez
Yves Marie Trémel 34 ans Buhulien
Marie Poadër Veuve tricot Plélauff
Marie Louise Cadran 37 ans Plouguernével
Marguerite Leflouch 40 ans Plouguernével
Charles Lecaz 27 ans Plouguernével
Marie Jeanne Le Dilly, femme du précédent
François Moreau 20 ans Trégueux
Louis Moreau 16 ans Trégueux
Louis Via 23 ans Plaintel
Jean Burlot 44 ans Plaintel
Pierre Allo 22 ans Plœuc
Pierre Guillaume 19 ans Plœuc
Yves Turmel 52 ans Plœuc
Marie Moisant, femme du précédent
Victor Turmel, fils du précédent
Louise Lefeuvre 41 ans Plœuc
Marie Rose Lefloc 28 ans Plœuc
Marie Sainte Charnet 28 ans Plœuc
François Turmel 32 ans Plœuc