Articles / L'affaire des torpilleurs
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L'affaire des torpilleurs
De 1876 à 1908, la France va construire 370 torpilleurs destinés à mettre en application une nouvelle arme, la torpille, dont les premières mises en œuvre auront lieu au cours de la guerre de Sécession des États-Unis (1861-1865). Tout d’abord portée au bout d’un espar et amenée au contact du bateau ennemi, cette charge explosive sera plus tard lancée à distance par de petits bateaux rapides. Ces bâtiments de 30 à 40 mètres dits de la « défense mobile » furent construits dans différents arsenaux ou chantiers privés dont un grand nombre d’entre eux au chantier Normand du Havre. Inconfortables à la mer, bas sur l’eau (une série sera surnommée « ventre à terre ») et peu efficaces d’un point de vue stratégique, ces bateaux seront déclassés et vendus après la première guerre mondiale.
On remarque le tube lance-torpille à l’avant du n° 239, du type 37 m, construit au chantier ACB de Bordeaux.
Mis en service en 1900, il fera partie des bateaux vendus en 1920.
Caractéristiques : 86 t ; 1 600 cv ; 39,2 x 4,1 x 2,6 m.
C’est ainsi que les Établissements Rosengart, constructeur automobile au Légué, se portent acquéreur, dans une vente par adjudication, de neuf de ces bâtiments en vue de récupérer de la matière première. Une première livraison de trois torpilleurs ( les n° 279, 280 et 320 ) a lieu fin novembre 1920 par le remorqueur « Honfleur ». Un deuxième convoi, avec de nouveau trois torpilleurs déclassés, part de Cherbourg le premier décembre mais il doit rebrousser chemin à cause du mauvais temps. C’est ce même convoi qui fait son entrée au port du Légué le 12 décembre, à la marée du matin. À bord du remorqueur le « Mouflon », on trouve un équipage de cinq marins cessonnais qui profitent de ce voyage pour prendre quelques jours de permission. Ils sont placés sous le commandement de l’aspirant pilote C., également de Cesson. L’attente du départ à Cherbourg fut sans doute trop longue et l’équipage, probablement désœuvré, eut le temps de réfléchir à la manière de s’approprier les nombreux apparaux encore présents à bord.
Ainsi, arrivés à la pointe de Cesson, ils mettent à exécution leur plan. Ils jettent par-dessus bord quelques volumineux paquets soigneusement préparés pendant le transfert. Des complices, prévenus de la bonne affaire s’empressent de venir les chercher avec des charrettes, à marée descendante. Malheureusement pour eux, un habitant de Sous la Tour observe toute la manœuvre de sa fenêtre. Intrigué par toute cette agitation, il fait part de ce qu’il a vu au Directeur des usines Rosengart, M. Horemans. Celui-ci, alors qu’il attendait le convoi aux écluses, avait également bien remarqué quelque chose tomber à la mer. Mais ce n’est que le lendemain que les vols furent constatés. Une plainte fut déposée à la police qui commença aussitôt son enquête.
Construit en 1903 au chantier Cox & Co de Falmouth pour le compte de la Société provençale de remorquage sous le nom de « Phocéen », le remorqueur « Mouflon » est acheté par la marine nationale en 1907 et basé à Cherbourg. Il sera saisi par les Anglais en 1940.
Les agents se rendent d’abord chez l’aspirant-pilote qui nia être l’auteur des vols. Ils questionnèrent ensuite chacun des hommes qui composaient l’équipage. Tous opposèrent les dénégations les plus formelles. Cependant un pêcheur, parent d’un des matelots, pressé de questions, avoua qu’avec son beau-frère, ils avaient été receleurs du matériel volé. L’aspirant, instigateur de l’affaire, fut obligé de reconnaître les faits. Il expliqua que son plan ne s’était pas passé comme prévu. Le convoi devait arriver de nuit à la marée précédente ce qui aurait rendu l’opération beaucoup plus discrète.
En tout et pour tout, ce fut un bien maigre butin. Trois barils, une centaine de kilos de toile et un gros paquet de filin pour une valeur de quatre à cinq mille francs de l’époque ne rapportèrent après revente que cent francs à chacun.
L’affaire eut son épilogue au Tribunal correctionnel de Saint Brieuc deux mois après les faits. L’aspirant-pilote, quatre matelots et quatre complices reconnurent les faits en ne discutant que quelques points de détails. Tous dirent regretter leur acte coupable dont l’importance ne leur sembla pas aussi grande au moment des faits.
Le Substitut, M. Janvrin, dans un réquisitoire modéré, demande une condamnation de tous les coupables. L’avocat briochin Me Périgois défend avec habileté ses clients, plaidant qu’ils avaient cédé à « un entraînement mais que pris individuellement, ils étaient de très honnêtes gens : plusieurs avaient été d’excellents marins ou soldats ayant reçu pour certains la Croix de guerre et pour d’autres des médailles de sauvetage ». Arguant que leur comparution devant le Tribunal correctionnel est une peine suffisante, il demande l’indulgence pour les inculpés.
De son côté, M. Horemans demande lui aussi au tribunal de se montrer indulgent pour tous les accusés en faisant remarquer qu’ils ont rendu la totalité des objets volés.
Un de ces torpilleurs sera abandonné sur la grève de Sous La Tour. Cette épave y restera de nombreuses années au point de servir de terrain de jeu pour les enfants du quartier.
(Collection François Thomas)
Le verdict tombe, un mois de prison pour l’aspirant et quinze jours pour les autres. Ils bénéficieront tous du sursis en raison de leurs « bons antécédents ».
Ce fait divers sera largement commenté par la presse de l’époque et tous les protagonistes régulièrement cités. Malgré tout, cette affaire sera rapidement effacée de la mémoire collective. Seule l’épave d’un de ces torpilleurs restera longtemps sur la grève à Sous la Tour, entourée d’une part de mystère quant à son origine, beaucoup de riverains pensaient avoir à faire à un sous-marin. Celle-ci ne disparaîtra du paysage que longtemps après la deuxième guerre mondiale.
Cette vieille carcasse métallique sert de décor pour les séances photos. Ici, Ernest Gibault pose devant l’étrave du torpilleur où se trouve le tube lance-torpille.
Histoire maritime