Articles / Portraits / Le Gualès de Mézaubran / Un notable ( suite )

Fonctions édilitaires

Le voici qui entre en politique. Aux élections municipales de 1912, il est élu sur la liste « libérale »  autrement dit, les « réactionnaires  » ou « cléricaux ». Son mandat s'achèvera en 1919. Il n'y en aura pas d'autre. Le 24 mai a lieu la première séance. Le nouveau conseiller demande la création d'une « commission des intérêts maritimes et du port du Légué ». La proposition est adoptée à l'unanimité. Elle se compose ainsi : Le Gualès, Courcoux, Meunier, Presle, Henry, Lamare, Boyer, Le Guen et Gaudu. Il entre également dans une nouvelle commission, créée à la demande du docteur Boyer, qui s'intitule « commission intercommunale ». Début août, les membres de la commission des intérêts maritimes et du port du Légué se rendent au Légué voir où en sont les travaux au bassin à flot : ce qui est fait et ce qui reste à faire. En novembre, lors d'une séance, Le Gualès rend compte de l'état d'avancement de ces travaux. Son rapport est approuvé. Pendant la séance du 5 septembre 1913, un des sujets abordés est de savoir si la municipalité doit souscrire ou non à l’érection d’un monument, « à la gloire de l'expansion coloniale française sous la troisième République », à Paris. La somme de 50 francs est proposée. Certains conseillers pensent que c’est trop et l’argent serait mieux employé à secourir les nécessiteux de la ville. Le Gualès estime que « l'expansion coloniale rapporte beaucoup trop de morts » mais décide de voter pour les 50 francs « morceau de lauriers aux victimes de ces guerres meurtrières ». Le vote donne 14 voix pour et 2 contre.

Les séances sont parfois houleuses lorsqu'il s'agit de sujets devenus sensibles depuis la loi de séparation de l'Église et de l'État. Lors du conseil du 12 décembre, il propose d'émettre le vœu que la fermeture des écoles congréganistes se fasse sur 10 ans. Il pense que « c'est une ruine pour la ville, une véritable catastrophe si ces écoles ferment du jour au lendemain. Vous serez obligés de les remplacer tout de suite. Qui paiera (…) ». Cette proposition provoque de violents incidents nous rapporte Le Moniteur des Côtes du Nord. Le docteur Boyer intervient « l'enfant appartient non à la famille mais à l'État ». Le Gualès réplique « docteur, taisez-vous, les enfants appartiennent aux parents qui sont prêts à les donner à l'État pour la défense de la Patrie ». Il ne croyait pas si bien dire ! Les invectives ne l'arrêtent pas : il maintient son vœu. Le maire menace d'évacuer la salle si le public continue de manifester. Ambiance... Le vote est repoussé par 14 voix contre 9.

Le 23 janvier 1914, notre conseiller demande que les becs de gaz, situés près de l'écluse du bassin à flot, soient régulièrement allumés à la nuit tombée, ce qui n'est pas le cas, la plupart du temps. « Il peut résulter de graves avaries aux navires par suite de ce défaut d'éclairage ». Il sollicite que la municipalité insiste près des ingénieurs pour que l'éclairage soit prolongé jusqu'au chemin de halage. Le maire promet d'intervenir. Cela sera sans effet puisqu'en séance du 26 mars 1915, Le Gualès lui remet une pétition des riverains du Légué réclamant cet éclairage... Et en février 1919, ils le redemandent, à nouveau !

Le 31 mai, le président Poincaré débarque en gare de Saint-Brieuc. Il est accueilli par le préfet, T. Cornu, et le maire, Servain. Les sénateurs, députés et conseillers généraux sont également présents. Poincaré est reçu à la préfecture. De là, on traverse la place pour se rendre à la mairie. Puis, le président se rend à l'hospice et au palais de justice. Ensuite « le cortège se transporta au port du Légué, où l'armateur Le Gualès de Mézaubran expliqua au Président les travaux de transformation en cours ».

Le temps de la guerre

Les séances se multiplient à compter du 4 août. Elles ont lieu journellement et sont officieuses, la plupart du temps. Ce sera ainsi jusqu'en décembre 1915. Durant la période si difficile de la guerre, il n'hésitera pas à s'investir pour venir en aide, à la ville et au département, lors de pénuries. 

Le conseil municipal va devoir gérer non seulement la vie courante, mais aussi l'arrivée et l'installation des blessés français et alliés, ainsi que des prisonniers allemands blessés et valides. De plus les réfugiés belges et du Nord affluent par centaines à Saint-Brieuc. Au cours de la guerre, ils seront plus d'un millier. Il y a aussi les « expulsés », ces étrangers allemands, austro-hongrois, polonais, qui vivent en France, ou sont en voyage au moment de la déclaration de guerre. Ils seront plus de 1 000 hommes, femmes, enfants, vieillards, entassés dans l'ancienne usine de filature et teinturerie de Jouguet, dans la vallée du Gouët. Un autre camp sera ouvert dans l'école d'agriculture de Saint-Ilan, commune de Langueux toute proche de notre ville. Les soucis de logement, nourriture... vont être le quotidien de la municipalité. Nous avons l'exemple de Lannion où il arrivera un convoi de 1 200 réfugiés en une seule journée. 

Au cours de la séance officieuse du 7 septembre, le docteur Boyer et Alain Le Gualès, qui ont visité Saint-Ilan le matin, font part à leurs collègues de la pénible impression qu'ils en rapportent. Ils ont remarqué la présence de Françaises dans ce lieu, pour la seule raison qu'elles ont épousé des étrangers. Quant à Jouguet, qui a également reçu leur visite, ils s'aperçoivent que les machines n'ont même pas été enlevées ! « Pas de lits : de la paille sur des couchettes ». Le 15, le vicomte renouvelle ses observations sur l'insalubrité de Jouguet. On peut lire dans la presse les interventions des deux conseillers en faveur des « indésirables » (autre nom des expulsés) , pour l'amélioration de leur quotidien. Ils verront aussi le préfet et lui feront part de leurs constatations sur le manque d'hygiène, le manque d'eau. Les femmes rassemblées à Jouguet n'ayant pas de lait, alimentent leurs jeunes enfants avec de l'eau dont la qualité « reste à déterminer »1.  Lors d'une autre séance du conseil, Le Gualès donne son opinion sur les blessés allemands : « ils ne reçoivent pas tous les soins désirables et paraissent manquer de l'hygiène la plus élémentaire ». Il suggère que des religieuses aident les médecins et infirmiers débordés. Il ajoute qu'à Jouguet, parmi les prisonnières, il y a des infirmières allemandes qui pourraient être utilement employées à soigner leurs compatriotes. Notre homme persiste à croire que c'est le devoir de la ville de s'intéresser à ces deux établissements. Il a désiré retourner à Jouguet mais le général, commandant la place, irrité sans doute par ses observations, lui refuse l'autorisation de visiter, à nouveau, ces lieux. 

1 Des inspections de médecins et de militaires de pays neutres, comme la Suisse, ont eu lieu à plusieurs reprises durant la guerre. Les inspecteurs trouvaient les camps bien tenus.

Très rapidement il reçoit des informations sur des pénuries qui se manifestent dans les hôpitaux et prévient le conseil municipal du manque criant de draps, lits, pansements, linge... du défaut de coton hydrophile, comme à l'école normale des garçons, et propose d'en faire venir d'Angleterre. Le 16 septembre 1914, il leur annonce que l'autorité militaire lui a remis une liste de médicaments à faire venir d'urgence. Le maire lui demande d'effectuer les achats en grande quantité car le nombre de blessés va probablement augmenter. Le Gualès charge un ami, M. de Chasseloup-Laubat (fils d'un ancien ministre) , de faire le voyage et de se procurer les produits en question. Grâce à l'ambassadeur Cambon et Lord Kitchener, en moins de 24 h les remèdes ont été préparés, expédiés au Havre et embarqués sur le vapeur Saint Brieuc. Le 26 du mois, il annonce, aux conseillers, l'arrivée le soir même, des produits pharmaceutiques achetés par ses soins. La question du remboursement a été résolue : il s'effectuera à la fin de la guerre, en bons du Trésor.

Le samedi 17 octobre, il informe ses collègues que les Forges et Laminoirs de Bretagne viennent de rouvrir pour occuper les ouvriers sans travail. Les réfugiés du Nord refusent le salaire (5 ou 6 F/jour) qui leur est proposé, le jugeant trop inférieur à celui qu'ils gagnaient. Le 12 décembre, il signale les difficultés rencontrées par la compagnie, chargée des travaux du bassin à flot, pour recruter des ouvriers. Les réfugiés belges et français refusent « malgré les offres de salaires rémunérateurs » . Par conséquent Gualès demande que « l'administration se montre sévère dans le versement de l'allocation des secours, lorsque les intéressés peuvent se subvenir par le travail ». Quelques jours plus tard, il préconise l'emploi des prisonniers de guerre, pour les travaux du bassin à flot, dont il assurerait le logement dans la ferme attenante à sa propriété de Rohannec'h.

Les 19 et 22 janvier 1915, notre conseiller exprime des craintes concernant la situation sanitaire des hôpitaux. En effet, les malades contagieux sont soignés parmi les blessés au lieu d'être envoyés à l'hospice, dans des salles d'isolement. Il cite l'école normale des garçons qui a une classe de 60 à 80 élèves dans les dépendances et la maison mère des Filles du Saint-Esprit qui a un noviciat de 5 à 600 jeunes filles. La grande épidémie de typhoïde de 1909 est encore présente dans les mémoires, et c'est l'objet de leur crainte à MM. Boyer et Le Gualès. Ils sont chargés d'émettre un vœu, adopté à l'unanimité. Un extrait sera envoyé à l'autorité militaire. La réponse n'est pas satisfaisante pour Le Gualès qui insiste sur le fait qu'il y a de nombreux malades atteints de la typhoïde dans ces deux établissements scolaires. Le maire va, à nouveau, contacter les militaires.

Le Moniteur des C.D.N. rend compte des travaux du conseil municipal du mardi 9 mars, et annonce la création d'une commission spéciale, composée de MM. Boyer, Le Gualès de Mézaubran, Poirier et Gaudu. Elle décidera, en accord avec les pouvoirs publics, des travaux qui seront confiés aux prisonniers de guerre pour « la réfection et l'embellissement de Saint-Brieuc (...) » . Lors d'une autre séance, en accord avec le docteur Boyer, il émet un vœu, adopté par l'ensemble du conseil municipal : « que l'administration militaire mette la main-d'œuvre des prisonniers allemands au service des travaux municipaux et départementaux et même des travaux particuliers ». À ce titre, il en profitera pour l'entretien du parc qui entoure sa villa. La demande sera faite, non par lui, mais par le maire, Henri Servain.

Le 29 octobre, Le Gualès, encore lui, fait un rapport au sujet d'une émission de coupures (billets). Il y a une pénurie importante de monnaie d'argent et de bronze. Il propose de voter une émission de 200 000 francs en billets de 1 franc et de 50 centimes et 200 000 francs de coupures à déposer à la Banque de France, qui formeront une réserve. Enfin, il est possible de transformer une partie de ce dépôt en bons de la Défense Nationale. La décision est adoptée. Il est désigné pour se joindre à la municipalité en vue d'effectuer cette opération. Dans cette même séance, nous apprenons qu'il est l'un des vice-présidents du Comité départemental de secours aux prisonniers de guerre français. À ce titre, il sollicite une subvention qui est accordée.

Les séances officieuses cessent dès le début de 1916. Les réunions du conseil municipal reprennent un cours normal. Le 15 février, Le Gualès adresse une lettre au ministre de la Guerre et la publie, en même temps, dans la presse. Il lui signale le nombre considérable de Français qui ont fui « lâchement lorsque le tocsin résonna le 2 août 1914 » et ceux établis à l'étranger qui « ont refusé d'accourir à la défense du pays » .  Il évalue ce nombre à 100 000. « Aujourd'hui je viens les dénoncer au gouvernement et à vous, M. le Ministre » . Il demande une loi « sévère » contre les déserteurs. Qu'on leur donne une dernière chance pour rentrer « dans le chemin de l'honneur et du devoir, avec une peine légère à subir à la fin des hostilités » . Pour les autres, qu'ils soient radiés de la nationalité française avec confiscation de tous leurs biens. Enfin, la condamnation aux travaux forcés ou même la mort contre « tout déserteur pris sur le territoire français pendant et après la guerre » . Il en appelle au pays et tout spécialement au ministre pour qu'il fasse voter la loi qu'il propose.2

2 Le 21 décembre 1915, suite à une campagne de presse, un député avait proposé la confiscation des biens immobiliers et immobiliers. cette proposition sera rejetée.

La situation de la marine marchande est désastreuse. Les sous-marins allemands continuent de torpiller les navires. Entre le 29 mai et le 4 juin, 25 paquebots, cargos, voiliers et chalutiers ont été coulés ou torpillés. Pendant la séance du 15 décembre 1916, il rend compte des démarches qu'il vient de faire à Paris, au ministère. Il propose le vœu que « tous les navires de commerce soient armés de petits canons et soient convoyés par des torpilleurs. Pour les traversées de la Manche se faisant de jour que les vapeurs soient au nombre de trois pour y être autorisés, tous à la même vitesse (...) ». Il termine sa proposition ainsi : « tout équipage dont le navire aura été coulé sans combattre sera déféré devant un conseil de guerre et sera passible des mêmes peines que tout soldat ayant abandonné son poste devant l'ennemi (...) ». Le vœu est approuvé par la municipalité et lui donne pouvoir d'aller le présenter au président du Conseil et « invite la députation des Côtes-du-Nord à se rendre avec M. Le Gualès de Mézaubran, pour qu'il soit donné une suite immédiate à ce vœu ». Cette demande de canons, réitérée maintes fois auprès du ministre de la Marine, en tant que président du syndicat des armateurs et marins bretons, essuyait toujours des refus. Cette fois, en s'adressant, non seulement au président du Conseil, mais aussi au ministre des Affaires étrangères il y a une lueur d'espoir. Ce dernier lui répond que sa proposition est examinée et qu'elle est communiquée au gouvernement britannique. Quant à Viviani, le président du Conseil, « il lui fait savoir que sa demande allait être immédiatement étudiée  ». Enfin ! Mais que de temps perdu… 

Prisonniers allemands participant à la réfection d'un quai à côté du pont tournant.

Nous lisons dans la presse que tout le monde se plaint de la vie chère. Les prix augmentent considérablement : la viande, le charbon, le savon, le sucre... les tissus... Même le poisson devient inabordable pour une partie de la population. Les bateaux de pêche qui restent dans les ports sont trop petits pour mener la guerre aux sous-marins. Ils pourraient être réarmés « pour aider à l'alimentation nationale ». Pour ce motif, Le Gualès dépose un vœu que tous ses collègues approuvent : « Le conseil municipal émet le vœu que le chalutier désarmé dans le port du Légué-Saint-Brieuc, soit armé et que le ministre de la Marine rappelle à bord dudit chalutier Cécile le capitaine Guéguen embarqué sur le croiseur Tunisien à Port-Saïd (...) . Nous n'avons plus de veau, du moins aurions-nous du poisson ».  Ont-ils eu gain de cause ? Non, sans doute.

La « crise » du charbon est importante à Saint-Brieuc. Elle a été, en partie, résolue grâce à lui qui a vendu une certaine quantité à la ville pour permettre à la Cie Lebon d'empêcher l'arrêt de l'usine à gaz. En séance du 23 février 1917, il est question d'ouvrir un crédit au budget de l'année en cours afin de solder la dette envers l'armateur. Le 25 février 1918, Le Gualès adresse un courrier au secrétaire de la mairie de Saint-Brieuc. Il s'agit du procès verbal de l'assemblée générale constitutive du Syndicat de culture mécanique de l'arrondissement de Saint-Brieuc, ainsi que les statuts. Aucune liste de noms n'accompagne ce document. En faisait-il partie ? ou est-ce pour rendre service, en tant que conseiller municipal ?

Au mois de juillet, le préfet lui demande d'envoyer « son vapeur... (le nom est laissé en blanc) prendre un chargement de marchandises diverses au Havre » : café, pétrole. Le 27 septembre, le conseiller émet le vœu que soit rétabli un service régulier par mer entre Le Havre, Saint-Malo et Saint-Brieuc. Il est adopté à l'unanimité par le conseil municipal. Ce « vœu » n'a pas été apprécié en haut lieu car le 7 novembre le maire reçoit une lettre du ministre Bouisson, haut commissaire des transports et de la marine marchande, qui attaque vigoureusement l'armateur Le Gualès. En séance du vendredi 27 décembre, avec l'autorisation de ce dernier, Servain en donne lecture aux conseillers. De cette lettre il ressort que, de la réquisition de la flotte commerciale, le ministre a soustrait 16 navires pour constituer « un service de cabotage national Manche-Atlantique » et il « espère que le conseil municipal de Saint-Brieuc est certainement trop guidé par le souci de l'intérêt général (...) pour ne pas comprendre qu'il ne saurait être question de rétablir des lignes régulières ». Il ajoute : « Qu'il (Le Gualès) seconde mes efforts et fasse sortir des chantiers de Cherbourg, où il est embusqué en réparations, depuis septembre 1917, son steamer Duguesclin. Ses protestations (à Le Gualès) de désintéressement ne méritent pas d'être retenues ». D'après le ministre, Le Gualès de Mézaubran aurait été furieux de l'application des mesures de réquisition qui lui étaient faites et aurait proféré des menaces « le Duguesclin ne sortira pas du chantier et le Breiz (réquisitionné pour le fret) aura bientôt son arbre de couche cassé ». L'armateur, mis directement en cause, donne lecture de sa réponse3 car il considère que la lettre du ministre comporte « une série d'attaques injurieuses et diffamatoires ». Sa conclusion est qu'un conseiller municipal doit pouvoir, en toute liberté, émettre des vœux sans qu'il subisse les attaques d'un membre du gouvernement. M. Boyer renouvelle le vœu du rétablissement des services réguliers en question. Le vote est unanime ! 

3 « M. le commissaire de la marine marchande n'ignore pas que ce vapeur appartient à la Société des Forges et Laminoirs de Bretagne, je ne suis donc pas le propriétaire mais seulement l'armateur ». L'immobilisation prolongée du Duguesclin à Cherbourg lui porte préjudice car sans fret, pas de commissions. M. Bouisson n'est pas sans ignorer les nombreuses démarches qu'il effectue « en accord avec M. Charles Meunier, président du conseil d'administration des Forges et Laminoirs de Bretagne depuis plus d'un an, pour obtenir des matériaux et des ouvriers afin d'achever les réparations ». Il n'est pas sans savoir que l'armateur a provoqué la réunion de la commission de la marine marchande au Sénat pour demander à M. Loucheur de mettre à la disposition de chantiers les ouvriers « spécialistes » pour réparer les navires de commerce. On lui répond toujours que « l'administration de M. Bouisson enlève les ouvriers pour réparer d'urgence d'autres navires arrivant dans le port ». C'est ainsi que plus de 30 navires ont été réparés depuis que son vapeur est immobilisé. Aussi, trouve-t-il « singulier » que le ministre lui reproche « l'embusquage » du Duguesclin dont il continue de payer l'équipage resté à bord. Dans sa lettre, Bouisson lui reproche une surévaluation du Breiz, pour l'assurer. Là où cela devient intéressant, c'est lorsque Le Gualès déclare à ses collègues qu'il a reçu un courrier, daté du 30 mai 1918, par lequel la commission de la marine marchande, pour l'assurance contre les risques maritimes de guerre a estimé la valeur du Breiz à 640 000 francs lettre signée par Bouisson en personne ! Mais il lui reste à « réfuter une dernière accusation prononcée en pleine Chambre (des députés) » : les menaces qu'il aurait proférées au téléphone, au sujet de l'arbre de couche du Breiz. Il en appelle à tous les mécaniciens, constructeurs « Comment aurais-je pu, moi, bercé depuis mon enfance dans les questions maritimes lancer une menace qui serait la dernière des inepties ? Il est vrai que cette calomnie émane de la plume et des lèvres d'un tanneur... et même d'un tanneur de Marseille ! ». Il termine en évoquant, bien que cela lui soit « pénible les services qu'il a été trop heureux de rendre pendant la guerre (...) considérant que je remplissais simplement mon devoir de Français ».

Pendant le conseil du 23 mai, il est question de la création d'une école de musique. Les avis divergent : M. Boyer en fait l'éloge, MM. Waron et Illio voudraient plutôt une musique municipale. Pour le maire Servain, les temps sont difficiles et il serait préférable de créer une école d'abord, qui fournirait ensuite les éléments pour composer la musique municipale. MM. Boyer, Grenié, Le Gualès de Mézaubran et Courcoux sont nommés membres de la commission chargée d'examiner le projet d'école de musique.

Candidat aux législatives 

Son mandat terminé, le vicomte quitte la vie municipale et tente sa chance à la députation.

Le 13 novembre 1919, en vue des élections législatives, une conférence se tient au gymnase municipal. Sont présents M. de Kerguézec, député sortant, candidat de la liste d' Union républicaine, ainsi que ses colistiers. Le vicomte Alain Le Gualès de Mézaubran, armateur à Saint-Brieuc, inscrit comme candidat sur la liste de Reconstitution nationale a été invité. Il s'y est rendu pensant qu'il s'agissait d'un débat, courtois, entre adversaires qui se respectent. En fait, il tombe dans un véritable traquenard, bien orchestré ! Plusieurs personnes brandissent l'Avenir des C.D.N., l'interpellent avec véhémence, réclament des explications. Ce journal l'accuse d'avoir assuré son bateau le Hilda alors qu'il avait coulé dans la nuit du 29 au 30 décembre 1901 ; à la suite de quoi il aurait été traduit devant le tribunal de commerce, de Saint-Brieuc, et jugé le 18 avril 1902. Et comme si ce n'était pas suffisant, le journaliste dévoile un autre fait, au déshonneur de l'armateur, encore : il a essayé « de mettre le plus possible d'argent dans sa caisse » en se donnant le beau rôle vis-à-vis de la population lorsqu'en mai 1917 il a réussi à se procurer du charbon pour l'usine à gaz qui allait en manquer. Il aurait également acheté et revendu, avec bénéfice, un bien congréganiste, sans préciser lequel. Pour enfoncer définitivement M. Le Gualès, son fils est accusé de désertion ! Charles Meunier, propriétaire du journal en question, est présent. Il était, jusquelà, dans le camp des libéraux ; mais cette fois-ci il est sur la liste d' Union républicaine. Il garde le silence, comme le maire Henri Servain, bien placé pour connaître la vérité sur les aides apportées par son conseiller municipal, durant la guerre. Dans son compte-rendu de cette « conférence», quelques jours plus tard, ce journal précise que Le Gualès « bafouillant, se défendit prenant des airs innocents ». En fait, médusé par ces attaques, il fut incapable de réagir sur le moment.

Nous avons voulu en avoir le cœur net : 

Dans Le Publicateur des C.D.N., nous trouvons, à la date du 5 janvier 1902, un steamer anglais le Saint Kilda. Il s'est « perdu sur les rochers du Grand Léjon » (le phare de la baie de Saint-Brieuc) dans la nuit du 29 au 30 décembre 1901 ! Par contre, nous avons bien lu, quelques lignes plus loin que le Légué à M. Le Gualès a fait naufrage le 5 juillet 1901 sur la côte de Jersey, perdu dans la brume ! « Le vapeur était assuré à plusieurs compagnies ». Sur décision du ministre, le capitaine Gombert, inscrit à Saint-Malo, devait être traduit devant un tribunal maritime commercial, spécial, à Saint-Servan. Il comparaît effectivement au mois de janvier 1902. Les juges lui ayant trouvé des circonstances atténuantes, il est privé de commandement pendant 6 mois. Poussant plus loin nos investigations, nous consultons Le Moniteur des C.D.N.. Ce journal donne quelques précisions : le Saint Kilda, venant de Cardiff, transportait du charbon pour MM. Mouchel et Le Gualès.

Nous reprenons la série 61J 1 qui concerne le tribunal de commerce.  

Le 18 avril 1902, nous voyons M. Mouchel, marchand de charbon demeurant rue du Champ-de-Mars à Saint-Brieuc, porter plainte contre le vicomte Alain Le Gualès de Mézaubran, négociant et armateur, demeurant au Légué. Celui-ci refuse de régler le montant dû pour le charbon expédié de Cardiff, le Saint Kilda ayant sombré avec son chargement. L'armateur démontre, preuve à l'appui, que Le Meslé, son mandataire, averti le 29 au matin que le vapeur avait pris la mer, l'a avisé le soir, trop tard pour faire assurer la marchandise. Il le fait donc le lendemain, ignorant les évènements de la nuit précédente. Verdict du tribunal : M. Le Gualès doit régler le prix de la cargaison qui lui était destinée, ainsi que les dépens. Il n'est pas fait mention de l'assurance dans le rendu du jugement. On peut en conclure que les juges n'ont pas mis en doute sa parole. Seul, lui est reproché son refus de régler les quelques tonnes de charbon, qu'il n'a pas reçues .

Et le Hilda ? le rédacteur de l'Avenir a tout mélangé : les années, les navires ! 

Après une recherche, nous apprenons qu'il a coulé dans la nuit du 18 novembre 1905 et non en 1902. Venant de Southampton, il s'est perdu sur les rochers à l'entrée de Saint-Malo. Le vent soufflait très fort et les averses de neige gênaient la visibilité. Il n'y eut que 10 survivants sur les 131 passagers et hommes d'équipage. Le Gualès n'était ni le propriétaire ni l'armateur de ce navire, et il n'avait pas de marchandises à bord non plus. Quel amalgame ! 

1921 : le procès 

Le vicomte et son épouse vont connaître un début d'année éprouvant.

Guy, leur fils, est décédé à l'hôpital militaire de Beyrouth en décembre 1920. La famille attend le retour du corps. Un service funèbre aura lieu, en l'église paroissiale Saint-Michel, en mars. Le corps rapatrié plus tard, les obsèques seront célébrées au mois d'avril, en Anjou, d'où est native la vicomtesse, née d'Armaillé. Le 15 janvier, Le Moniteur des C.D.N. annonce le décès, à Paris du comte Adolphe Le Gualès de Mézaubran, âgé de 62 ans. Il était conseiller général de la Loire-lnférieure, maire de Joué-sur-Erdre. Le journal rappelle qu'il présidait aussi la Société des courses de Saint-Brieuc et était le frère du vicomte Le Gualès de Mézaubran, armateur à Saint-Brieuc, président du Syndicat des armateurs et marins bretons. Le 11 février un service funèbre est célébré en la cathédrale Saint-Etienne, de la part des commissaires des courses. « La messe fut chantée devant une assistance considérable. Mgr Morelle a donné l'absoute ». La Société donnera son nom à un prix.

Depuis un an, on tourne le dos à l'armateur. Des bruits malveillants courent sur son compte et, suivant l'adage, il n'y a pas de fumée sans feu. M. Boyer fait partie de ceux qui lui gardent leur amitié. À l'issue de la fameuse conférence de novembre 1919, il avait porté plainte contre M. de Kerguézec député sortant, le directeur de l'Avenir et le directeur de l'Imprimerie Moderne, « pour pouvoir, devant la justice, défendre son honneur ». Mais le chef de file de l'Union républicaine ayant été réélu député le 16 novembre, puis élu sénateur un peu plus tard, faisait traîner les choses. Le procès se déroule, enfin, le 23 février 1921, devant une salle comble. Dans son journal Le Réveil le docteur Boyer s'étonne, le 27 février, de voir immobilisés dans le port les « trois beaux vapeurs de la flotte de notre grand armateur, M. Le Gualès de Mézaubran ! Ils ne demandent qu'à partir et revenir, mais il faut trouver matières à transporter ».

Dans ce même numéro nous pouvons lire le compte-rendu de la mise en accusation : 

« Le public croyait que ce procès n'aurait pas lieu et en déduisait de fâcheuses conséquences. On n'apprécie pas l'absence de M. de Kerguézec, arguant « qu'il ne voulait pas mêler aux débats le souvenir d'un mort, ni raviver la douleur d'un père et d'une mère dont il a respecté le chagrin. Il aurait dû être présent pour justifier ses accusations ou s'excuser ». En effet, non content de pratiquer des attaques verbales contre M. Le Gualès, « il les répandit à profusion par le tract, le journal et l'affiche, n'hésitant pas à reprocher à son fils le crime de désertion devant l'ennemi. Les accusations portées contre l'armateur sont reprises une à une. Quant à la désertion de Guy Le Gualès elle repose sur des erreurs de l'administration ; il y en a eu des milliers. En convalescence après avoir été blessé, il se reposait à Paris. Une lettre du colonel Le Guern, son chef, adressée au tribunal, dit son estime pour le capitaine, blessé deux fois, Croix de guerre et proposé la veille de sa mort au grade de commandant. « Voilà, tout, rien, rien n'autorisait M. de Kerguézec, ni personne à porter contre M. Le Gualès de Mézaubran, des accusations semblables », reprend Le Réveil. La plaidoirie de l'avocat est faite « avec simplicité, discrétion et grand talent ». L'effet sur le public « a été considérable et n'a pas été favorable aux accusateurs. Le journaliste termine son article « la réparation vient tard, mais elle est venue. Hélas ! Le jeune capitaine n'est plus ! ». 

Le tribunal rend son verdict le 1er mars. 

Dans un article, daté du 6, le journal La Croix rappelle à ses lecteurs que M. Le Gualès réclamait « 1 franc de dommages intérêts et des insertions dans les journaux ». Il rappelle également que M. de Kerguézec, pendant sa campagne s'était fait une spécialité d'attaquer ceux qu'il considérait comme les plus dangereux et qu'il avait promis, pour M. Le Gualès, « de le tuer dans l'opinion ». Comment un tel revirement a pu se produire, alors qu'ils se retrouvaient ensemble pour défendre la « petite marine » ? qu'il n'hésitait pas, en tant que député, à l'accompagner jusqu'au ministère. Sa crainte d'être battu par un homme largement estimé, lui aurait fait commettre ces débordements injustifiés ? Il est donc absent au procès, ainsi que les gérants de l'Avenir et de l'Imprimerie Moderne.

Le 20 mars, le docteur Boyer publie l'intégralité du jugement qu'il s'est procuré. Il prévient ses lecteurs qu'il le fait « sans demander l'assentiment de M. Le Gualès. Il estime que c'est son droit et il en donne la raison ». Ils sont tous les deux dans un camp politique adverse, mais Le Gualès n'hésitait pas à leur parler publiquement : « il avait du courage à le faire » et « cette indépendance de caractère lui valut notre sympathie ». Ils se sont retrouvés à siéger au conseil municipal, l'un conservateur, l'autre socialiste. Au moment de la guerre, c'est l'union sacrée. « C'était pour la France ! ». 

Dans les attendus, il est reproché à l'accusateur « de s'être maintes fois laissé entraîner à des allégations d'ordre privé nettement diffamatoires à l'égard de son adversaire (...) ». On cite aussi, que « les services inappréciables rendus et l'œuvre admirable accomplie, au su de tous, par M. Le Gualès de Mézaubran durant la guerre, aurait dû le mettre à l'abri (...) des imputations diffamatoires dont il a été l'objet ». Le dernier des attendus stipule qu'il ressort que « tous ces faits successifs portés à la connaissance des habitants du département des Côtes-du-Nord et de la région, révèlent l'intention bien arrêtée d'atteindre le Gualès de Mézaubran dans son honneur et sa réputation et de lui faire perdre l'estime de ses concitoyens ». Quant à son fils, soi-disant déserteur « c'est par suite d'une erreur reconnue par l'administration militaire et rectifiée par dépêche télégraphique du 10 juin 1916 ». En faisant de cette « désertion » une arme contre Le Gualès, les défendeurs ont commis une faute. Le journaliste ajoute, « (...) tenu en haute estime par ses chefs, mort récemment au service de son pays, le capitaine Guy Le Gualès de Mézaubran s'est, il faut le proclamer, magnifiquement conduit depuis le début de la campagne ». Le verdict est rendu : ces trois personnages (le vicomte Gustave de Kerguézec, sénateur, le gérant du journal l'Avenir, dont Charles Meunier est propriétaire, et le gérant de l'Imprimerie Moderne) sont condamnés, « conjointement et solidairement à payer au demandeur la somme d'un franc, à titre de dommages intérêts. Autorise le demandeur à faire insérer le présent jugement aux frais des défendeurs, dans dix journaux de Paris ou de province, à son choix (...). Condamne en outre les défendeurs à tous les dépens de l'instance ». 

À la fin de l'article le docteur Boyer spécifie « (...) Nous savons qu'il avait été fait des démarches pour obtenir de M. Le Gualès qu'il abandonne ». Le 2 avril, c'est le journal l'Electeur des C.D.N. et l'Indépendance bretonne réunis qui se félicitent de la publication in extenso du jugement : « M. Boyer a pensé avec raison que la population du département, qui avait entendu les mensonges, avait le droit d'entendre la vérité ». M. Le Gualès a attendu quinze mois qu'on lui rende justice. Mais tout vient à point à qui sait attendre. Tout cela a dû laisser à l'armateur un goût bien amer. Est-ce la raison pour laquelle Saint-Malo va devenir le port d'attache de sa flotte ? Il ne conservera au Légué que deux caboteurs. Le 10 juillet, l'Association des journalistes de l'Ouest se réunit à Saint-Brieuc pour son 10e congrès. Après la réunion : banquet à l'hôtel Rosaria, à Plérin où sont invités le préfet, M. Grimaud, et le maire de Saint-Brieuc, M. Waron. Ramenés en ville, ils font un tour au concours hippique. Après une visite de la ville sous la conduite de M. Aubert, président du Syndicat d'lnitiative, les congressistes sont reçus au château de Rohannec'h « où M. Le Gualès de Mézaubran offrit, de 6 h à 7 h, une somptueuse et cordiale réception (...) » Le président de l'association, au nom de tous, exprime combien ils étaient touchés de l'accueil. Le docteur Boyer, également présent, « en quelques mots émus retraça les services éminents rendus à la patrie pendant la guerre par le grand armateur »

Électeur sénatorial 

Le Gualès est plusieurs fois élu délégué aux élections sénatoriales à Plérin et plus tard à Saint-Brieuc. Pour celles de 1903, nous pouvons consulter des listes, des courriers et voir bon nombre de télégrammes chiffrés. Le préfet surveille de très près tout ce qui se passe. Le 25 novembre 1902, il prie les secrétaires de mairie de lui fournir des renseignements sur les futurs électeurs sénatoriaux. Celui de Plérin, directeur de l'école des garçons, lui répond, le 30 : « les 9 délégués sénatoriaux élus ce matin par notre conseil municipal réactionnaire, sont tous réactionnaires ». Il énumère les noms, Le Gualès de Mézaubran est le 5e sur la liste.

Au moment des élections sénatoriales du 4 janvier 1903, il sera malade et remplacé par son 1er suppléant, M. Thomas.

C'est le commissaire de police de Saint-Brieuc qui signale, en 1920, « une réunion privée de notabilités du parti réactionnaire. Elle a eu lieu dans la salle de la rue du Combat des Trente », [la veille] (patronage Saint-Joseph). Il énumère quelques noms parmi les 25 « notabilités » présentes. Il précise que les six premiers de sa liste font partie du Comité d'Action Sociale et de Défense Religieuse, Le Gualès y figure. Le commissaire prévient le préfet que la décision a été prise de ne présenter aucun candidat et laisse le champ libre au docteur Boyer et M. Le Troadec, républicains.

Nous l'avons vu, dans un précédent article, le vicomte Alain Le Gualès de Mézaubran décède le 11 février 1933 à Paris, âgé de 72 ans. Son épouse, Madeleine de la Forest d'Armaillé s'installe en ville. Sur le recensement de l'année 1946, le premier après la guerre 1939-1945, nous la trouvons domiciliée au 13 de la rue Houvenagle avec deux personnes à son service : Marie Cadiou et Léontine Meunier. La vicomtesse décède le 18 mars 1947.

Nous avons bien conscience que plusieurs articles sur ce personnage n'intéressent pas forcément grand monde. Mais il y avait tant à dire... et nous n'avons fait qu'effleurer certains sujets et rien dit sur d'autres, tout aussi intéressants. Ainsi il n'approuvait pas les nouvelles mesures concernant l'apprentissage dans l'industrie et encore moins dans la marine marchande. À Saint-Brieuc, il ne voulait pas de l'ouverture du collège de jeunes filles... trop coûteux pour les deniers publics... et d'un autre côté il ne craignait pas d'innover (l'électricité à bord des navires...).

Une personnalité sur laquelle on pourrait encore beaucoup disserter. 

Henriette HERLANT