L'armateur (suite)

Parfois contraint et forcé, l’armement Le Gualès, de part les lignes régulières desservies, jouera un rôle non négligeable pour le ravitaillement pendant la première guerre mondiale. Au début du conflit, il possède quatre vapeurs qui connaîtront des fortunes diverses. En début d’année 1916, l’Armor se perd à la Hague avec un chargement de pétrole. Il est aussitôt remplacé par le Du Guesclin ex Pionner, construit en 1891. Celui-ci croisera la route d’un sous- marin allemand mais reviendra avec les honneurs au Légué. L'Hirondelle, lui aussi avec un chargement de pétrole, se perd au nord de Jersey en octobre 1917. Seul le Saint Brieuc, deuxième du nom, traversera cette période trouble sans encombre. 

Pendant la guerre

En 1915, l'Hirondelle ravitaillera le département, principalement en carburant. « Le vapeur de M. Le Gualès de Mézaubran a apporté un millier de caisses réparties aussitôt à Saint-Brieuc et dans les 4 arrondissements. On peut trouver de l'essence chez MM. Boulaire, Boncompain et Neumager ». Le vapeur repart aussitôt pour Bordeaux prendre un nouveau chargement. Les voyages de réapprovisionnement se succèderont régulièrement. D'autres crises suivront, celles du charbon, du sucre... C'est la guerre ! Quant au Saint Brieuc, il est réquisitionné par l'administration maritime pour les Dardanelles. Il est affecté au service du ravitaillement et du transport des blessés « entre l'île Lemnos et la presqu'île de Gallipoli ». En novembre, la presse signale que des médecins du département se plaignent de ne plus pouvoir visiter leurs malades dans les campagnes. « Le préfet a prié M. Le Gualès de Mézaubran de faire venir du Havre, par son vapeur, un certain nombre de caisses d'automobiline1 pour parer au plus tôt cette situation ». Début janvier 1917, le bateau (le nom est tu) qui fait la ligne de Saint-Malo est parti pour Jersey avec 310 jeunes gens et 100 jeunes filles qui retournent dans l'île pour la rentrée des classes. Suite à une démarche de Le Gualès, président du « Syndicat des armateurs et marins bretons », le ministre de la Marine a donné l'ordre qu'un torpilleur convoie le vapeur jusqu'à sa destination. Ce qui a rassuré les familles. 

1 En 1861, les frères Desmarais, Henri et Charles, créent la société du même nom. En 1885, avec l’arrivée des premières automobiles, ils lancent leur première essence vendue en bidon, l’automobiline. 

Par décret du 16 mars, M. Le Gualès de Mézaubran est nommé membre du Conseil Supérieur de la Marine marchande. Il va donc siéger parmi les hautes instances de la marine et, sans doute, espère pouvoir mieux défendre les intérêts des « petits » face aux grandes compagnies.

Le 14 avril, la presse rend compte d'une cérémonie qui s'est déroulée, quelques jours auparavant, au bassin à flots. MM. Josselin et Huet, commandants des vapeurs Duguesclin et Hirondelle de Saint-Brieuc ont été décorés « pour leur belle conduite lors de récents combats qu'ils ont soutenus dans la Manche contre des sous-marins ennemis » (croix de guerre avec palmes). Le 25 avril, a lieu au Légué une prise d'armes pour la remise des décorations à l'équipage du vapeur Du Guesclin qui a mis en fuite un sous-marin ennemi qui l'attaquait. Chaque matelot est décoré. (Article)

Le Moniteur des Côtes-du-Nord annonce, le 1er décembre 1917 que le Breizh est « gravement » avarié. Il a été « pour ainsi dire, coupé en deux » par le vapeur anglais Cato qui naviguait feux éteints. On déplore le décès du chauffeur Louis Rouxel ; le mécanicien M. Fusé est grièvement blessé. Le reste de l'équipage est indemne. En 1918, M. Le Gualès « le sympathique armateur du Légué » réclame de pouvoir récupérer son vapeur, en vue de ravitailler Saint-Brieuc et la région, en le faisant reprendre son service Le Havre/ Saint-Malo/Saint-Brieuc. Le ministre du ravitaillement refuse et le maintien dans la « flotte charbonnière ». Il n'hésitera pas à accabler l'armateur dans une lettre adressée au conseil municipal de Saint-Brieuc. 

Le Saint Brieuc n°2 est à son poste d’amarrage au fond du bassin. On distingue sur le quai, les entrepôts qui lui sont dédiés.

Après la guerre 

En 1919, on voit à nouveau le Saint Brieuc au port du Légué, comme ce jour où il arrive avec une cargaison de 230 tonnes de sucre et une grande provision d'essence. Dans le courant de l'année 1925, Le Réveil, journal du docteur Boyer, donne une information pour le moins surprenante : « M. Le Gualès de Mézaubran, si connu parmi les Bretons et si apprécié de toute la grande famille maritime, a été chargé d'armer et de diriger la flotte de la principauté de Monaco (...) ». Il transforme l'un de ses navires, la Nymphe en yacht qu'il aménage « avec un luxe inouï ». L'équipage est formé uniquement de marins bretons. La future flotte excursionnera : Italie, Corse, Algérie, Tunisie (...). « Nous le signalons ici avec satisfaction, parce qu'elle fait honneur à l'initiative d'un de nos plus distingués concitoyens ». Par quel hasard le vicomte, l'armateur le plus important de Saint-Brieuc il est vrai, se voit confier cette charge à Monaco ? Pour tenter une explication, il faut remonter à l'année 1909. Le 20 novembre, paraît un tout petit entrefilet dans Le Moniteur des Côtes-du-Nord : la semaine précédente, le prince de Monaco a séjourné, incognito, à l'Hôtel de France pendant deux jours. Accompagné du docteur Le Guern de Saint-Brieuc, il a chassé la bécasse en forêt de Beffou ( secteur de Lannion ). On peut penser que quelques membres de la « vieille noblesse » de la région, à laquelle appartenait Alain Le Gualès de Mézaubran, étaient invités. On peut donc avancer qu'il n'était pas un inconnu pour le prince, et que celui-ci connaissait ses compétences en matière de commerce maritime. 

Par décret du 12 novembre 1925 l'armateur devient « membre du conseil permanent d'arbitrage pour la solution des différends d'ordre collectif entre les compagnies de transports maritimes et leurs équipages. M. Le Gualès de Mézaubran est nommé co arbitre titulaire section des capitaines de la marine marchande et au cabotage ». Grâce au portail Persée, sur Internet, nous avons accédé aux « Annales de géographie - Le port du Légué - année 1927 ». Il est indiqué que le port est en relation surtout avec des ports étrangers tels que Plymouth, Jersey... Cardiff, Anvers... et un peu avec la Finlande. Les liaisons avec les ports français sont moindres : Cherbourg, Le Havre, Boulogne et Saint-Malo-Saint-Servan ainsi que les ports du Finistère proches comme Morlaix et Roscoff. L'auteur ajoute : « les services réguliers d'avant-guerre ont cessé : Le Havre-Le Légué-Saint-Malo et Bordeaux-Morlaix-SaintMalo-Le Légué. (...) Un armateur du Légué transporte du Légué à Jersey, avec 2 vapeurs, des ouvriers agricoles qui font la campagne des pommes de terre, de fin avril à fin juin ». Or, en 1927, il ne restait qu'un armateur au Légué : Le Gualès de Mézaubran. Nous savons que le Dinard était l'un des 2 vapeurs assurant le transport des ouvriers agricoles en pratiquant le ramassage côtier de Binic à Saint-Malo. Il assurait aussi la ligne Saint-Malo/ Southampton. Le 13 octobre 1929 a lieu l'assemblée du « Syndicat des armateurs et marins bretons », à la chambre de commerce des Côtes-du-Nord à Saint Brieuc. Un nouveau bureau est élu ; Le Gualès est réélu président. 

Le tribunal de commerce 

Des litiges l'amènent, parfois, devant ce tribunal de Saint-Brieuc. Il n'a pas toujours gain de cause. Les plaidoiries sont des textes longs à lire parfois, mais tellement intéressants, surprenants aussi pour certains. Le 8 janvier 1915, un entrepreneur du Havre, M. Émile Riche, représenté par maître Radenac, avocat à Saint-Brieuc, assigne Le Gualès à comparaître devant le tribunal. Les faits : le 16 octobre 1914, Riche s'est fait adresser, du Havre, un colis comprenant divers vêtements par le Saint-Brieuc. À l'arrivée en ville, à Saint-Brieuc, Riche fait constater par Robin, huissier, que « l'emballage de ce colis présentait une surface de 30 cm carrés, environ, complètement mangé par les rats ; que le contenu en était intact à l'exception d'un manteau en astrakan avec rebords en zibeline qui était également mangé par les rats sur une surface d'environ 20 cm carrés, (...) et qu'il restait seulement la doublure ». Il évalue le préjudice à 250 francs. Attendu que le transporteur est responsable des avaries et dégâts survenus aux objets, Le Gualès est condamné à payer la somme de 250 francs, plus les dépens. Mais celui-ci se défend : « le colis remis à son représentant au Havre portait seulement la mention « effets » et non « fourrures », le prix du transport a été perçu en conséquence et, enfin, sa responsabilité a cessé du moment que le colis a quitté le bateau ». Le tribunal, composé de M. Presle, président et de MM. De Parthenay et Hinault, juges, fait ressortir que M. Riche n'ayant pas déclaré la véritable valeur du colis, M. Le Gualès de Mézaubran ne doit lui verser que 50 francs de dommage plus les dépens.

Nous terminerons ce paragraphe par un personnage d'une mauvaise foi incroyable : le 18 février 1927, maître Le Marchand, avocat à Saint-Brieuc, représente l'armateur au tribunal contre M. Arthur Testulat, capitaine et armateur de la goélette Roger-Jacques de Paimpol, présent à l'audience. Les faits : M. Le Gualès de Mézaubran a, « par acte sous seing privé à St-Hélier, île de Jersey, le 1 er juillet 1926, enregistré à Saint-Nazaire le 5, prêté pour les besoins du navire Roger-Jacques la somme de 25 702 F qui devait être remboursée dans les 90 jours », soit le 1 er octobre 1926. Les intérêts courent depuis cette date. Il y a donc lieu de « contraindre M. Testulat à payer la somme plus les 8 % à titre de dommages et intérêts ». Or, ce capitaine refuse de rembourser Le Gualès arguant que le prêt étant en argent anglais qu’il n'était pas tenu de rembourser, que le contrat rédigé en livres-sterling s'avérait nul de ce fait, de plus les triples exemplaires faisant défaut, cela le rendait nul aussi. Or la preuve a été faite que le contrat a bien été rédigé en 3 exemplaires signés, ce qui n'était pas obligatoire, à Jersey, et qu'il était parfaitement régulier. « Que d'autre part, nul ne peut s'enrichir aux dépens d'autrui et que Testulat ne niant pas et ne pouvant pas nier avoir reçu doit restituer ce qu'il a reçu ». Après délibérations il est décidé que la somme, en livres-sterling, étant tombée au cours du jour à 17 565 francs, Testulat est condamné à la verser avec les intérêts et à payer les dépens. C'est un très faible aperçu de ce que l'on découvre en feuilletant les registres du tribunal de commerce de Saint-Brieuc : des litiges entre commerçants mais aussi entre de simples particuliers. Ces affaires prêtent à sourire parfois mais font connaître aussi tout un aspect de la vie d'autrefois. 

Tout au long de sa vie d'armateur, Le Gualès de Mézaubran écrira de nombreux articles dans la presse pour dénoncer les difficultés de la Marine marchande, expliquer pourquoi elle périclite face aux autres marines, comme en 1910 où il donne des exemples : « Anglais, 6 503 vapeurs ; Allemands, 1 372 ; (...) Suédois, 823 ; Japonais, 623 ; Français, 608 ! ». Ce sera la même année qu'il y aura rupture entre Chéron, le sous-secrétaire d'État à la Marine, et le « Comité des Armateurs de France », dont, bien évidemment, il fait partie. Nous l'avons vu, il n'hésite pas à faire publier dans les journaux les lettres qu'il adresse aux députés et sénateurs du département et aux divers ministres de la Marine, ne lâchant rien. Il revient à la charge, parfois pendant des années, comme ce fut le cas sur la loi de 1907. La révision en fut, enfin, décidée en 1913. La guerre survenant, eut-elle lieu ? Nous verrons, dans un prochain et dernier chapitre, l'armateur, mais aussi le notable, user de sa notoriété sans hésitation et sans forfanterie. Il interviendra auprès des autorités, qu'elles soient départementales ou nationales, pour le bien de ses compatriotes. Il ne craindra pas non plus, en plusieurs occasions, d'assumer ses convictions. 

À suivre...

Henriette Herland