2021/15
Chers Pères et Frères,
L’amour envers la personne de Jésus pauvre et humble, qui entraîne à sa suite, s’exprime de manière privilégiée dans le vœu de pauvreté. Constitutif du charisme de la Compagnie de Jésus, ce vœu est au fondement de notre vie-mission. Montrer le chemin vers Dieu requiert que nous adoptions la manière de procéder de Jésus. Un être humain pauvre et humble, Jésus de Nazareth, donne à connaître l’amour inconditionnel de Dieu-avec-nous, et nous invite à vivre une pauvreté évangélique qui nous porte à marcher avec les pauvres et à nous mettre à leur service.
Récemment, la 36ème Congrégation Générale et le discernement en commun des Préférences Apostoliques Universelles ont constitué de fortes invitations à la conversion de la Compagnie de Jésus. La célébration de l’Année Ignatienne 2021-2022 est également une source d’inspiration sur le chemin de transformation radicale où l’Esprit Saint conduit la Compagnie.
A l’occasion de ces expériences de discernement vécues au cours des dernières années, j’ai fréquemment, voire constamment, éprouvé des motions diverses qui m’amènent à inviter la Compagnie à s’engager avec sérénité dans un examen de notre manière de vivre le vœu de pauvreté. Je suis conscient que l’examen ignatien de cette dimension de notre vie suscite toujours en nous inquiétude et mouvements intérieurs. Cet examen nous porte à rendre grâces pour tant de bienfaits reçus du fait de notre désir d’adopter la manière de procéder de Jésus, mais il nous rappelle aussi qu’un examen sincère constitue un défi pour notre vie quotidienne. Par ailleurs, je suis persuadé que notre disponibilité à discerner peut libérer les énergies intérieures dont nous avons besoin pour changer ce qui doit être changé aujourd’hui, afin de continuer à être fidèles à notre charisme selon les personnes, les temps et les lieux.
Je désire donc inviter toute la Compagnie – chaque jésuite, chaque communauté, chaque Province et Région - à examiner comment nous vivons notre vœu de pauvreté. Je souhaiterais que le fruit de cet examen fasse émerger dans la Compagnie la disposition nécessaire pour donner consistance à l’accomplissement du mandat de la 36ème Congrégation Générale : réviser les Statuts de la Pauvreté et l’Instruction sur l’Administration des Biens (IAB)1. Je suis convaincu qu’un discernement serein sur la manière dont nous vivons le vœu de pauvreté, entendu dans sa profondeur spirituelle, est la meilleure façon de préparer la Compagnie à accueillir la mise à jour des règles touchant à notre pauvreté religieuse.
Le vœu de pauvreté est l’un des moyens les plus efficaces de nous identifier à Jésus, chemin vers le Père, par la force de l’Esprit Saint. Vivre ce vœu au XXIème siècle nous demande d’approfondir l’expérience spirituelle que nous sommes appelés à incarner dans le monde d’aujourd’hui, selon le charisme reçu par Ignace et les premiers compagnons. C’est pourquoi, afin d’entamer cet examen, je vous invite à retourner aux fondements de notre expérience de la pauvreté consacrée.
Ce n’est pas en manquant de nombreux biens matériels que nous découvrons Jésus pauvre et humble. Jésus s’est fait pauvre pour nous enrichir de sa pauvreté2. La pauvreté de Jésus est le fruit de sa générosité, du don total de lui-même afin que, fraternellement, nous vivions tous avec dignité, comme fils et filles d’un même Père. Cette pauvreté évangélique, nous la désirons lorsque nous prononçons le vœu de pauvreté, tout en sachant que nous ne pouvons la vivre sans recevoir la grâce de ce même Seigneur qui nous invite à le suivre3. Notre mode de procéder implique de “se faire pauvre”. C’est une dimension du style de vie de Jésus que nous désirons adopter comme expression radicale d’un amour capable de s’anéantir volontairement, de vivre l’humiliation nécessaire pour obéir à l’Esprit et de se donner jusqu’à mourir sur la croix4. Nous avons entendu cet appel, nous avons choisi ce chemin, et c’est ce que nous exprimons à travers le vœu de pauvreté.
Ignace décide de se faire pauvre par amour pour Jésus pauvre et humble, sous l’étendard duquel il désire militer. La seconde semaine des Exercices Spirituels trace clairement le chemin de la suite de Jésus. Qui écoute cet appel et comprend comment Jésus s’est incarné dans l’histoire humaine5 s’ouvre à la pauvreté (spirituelle et matérielle), puis à l’acceptation des opprobres et des mépris jusqu’à parvenir à l’humilité, chemin qui mène à toutes les autres vertus6. Ignace ne prétend pas mener une réflexion sur la pauvreté comme telle ; il choisit de se faire pauvre parce que le Christ a choisi la pauvreté. Tel est le fondement du vœu que prononcent ceux qui font profession de vivre comme Jésus pauvre et humble dans la vie consacrée : une pauvreté qui fait entrer en relation avec le Jésus de l’Evangile en obéissance radicale au Père.
C’est pourquoi “se faire pauvre” - entendu comme une dimension de la suite de Jésus Christ - signifie se libérer de ce qui empêche la disponibilité à la conduite de l’Esprit. “Se faire pauvre” est une étape à franchir pour mettre sa confiance en Dieu, et en Dieu seul. La pauvreté comprise comme dépouillement et détachement permet de se libérer de la tendance à rechercher sa propre sécurité dans la possession de richesses. Celui qui se “fait riche” se persuade qu’il peut ainsi contrôler sa vie et la préserver de quelque risque que ce soit7. A l’inverse, le chemin de la pauvreté évangélique nous entraîne à vivre à découvert, il nous met dans la main d’autrui, dans l’incertitude à partir de laquelle nous mettons notre espérance dans le Seigneur.
La pauvreté de l’humble Jésus de Nazareth est liée à sa mission rédemptrice pour laquelle le Verbe s’est fait chair et a habité parmi nous8. De ce fait, la pauvreté de ceux qui suivent Jésus est apostolique, elle est orientée vers l’aide des âmes et vise à rendre présente dans l’histoire la Bonne Nouvelle de la réconciliation de toutes choses en Christ9. S’incarner pauvre parmi les pauvres a été la manière choisie par Dieu pour se révéler. Accepter l’invitation à participer à la mission du Seigneur requiert de rejoindre la perspective des pauvres comme “lieu” à partir duquel percevoir la réalité. Rejoindre la perspective des pauvres est une nécessité pour “prêcher en pauvreté” comme l’ont fait Jésus et les apôtres, comme l’ont voulu les fondateurs de la Compagnie de Jésus et comme y sont invités aujourd’hui aussi ceux qui se proposent d’annoncer la Bonne Nouvelle.
Faire nôtre cette dépossession liée à la pauvreté évangélique nous unit aux personnes qui souffrent de manques de toute sorte. Cela suscite en nous des désirs de plus grande justice et nous insère dans des espaces d’authentiques solidarités. Cette pauvreté “engendre la créativité et nous protège de ce qui limite notre disponibilité à répondre à l’appel de Dieu ”10.
Ainsi, la pauvreté entendue comme dimension de la manière de procéder de ceux qui suivent Jésus, n’est pas une fin en elle-même, mais elle constitue une étape dans la libération du “vain honneur du monde” et dans l’acceptation de possibles humiliations (“opprobres et mépris”) qui conduisent à l’humilité propre au style de vie du Maître et à toutes les vertus, en contrepoint à la richesse qui conduit à tous les vices11. Le vœu de pauvreté nous dispose à demander et recevoir la grâce du troisième degré d’humilité12. Par conséquent, il est lié au choix de suivre Jésus pauvre et humble, en grandissant dans l’amour de la pauvreté comme style de vie.
Durant les Exercices Spirituels, chacun de nous a entendu l’appel du Seigneur pauvre et humble qui nous invite à collaborer avec Lui et, ayant été choisi, à le suivre dans la Compagnie de Jésus. Inspirée, sans nul doute, par l’expérience spirituelle d’Ignace et des premiers compagnons, la Formula Instituti13 déclare: Comme nous avons expérimenté qu’est plus heureuse, plus pure et plus apte à édifier le prochain une vie aussi éloignée que possible de toute infection d’avarice et aussi semblable que possible à la pauvreté évangélique; et comme nous savons que notre Seigneur Jésus-Christ accordera à ses serviteurs qui ne cherchent que le Royaume de Dieu ce qui est nécessaire pour la nourriture et pour le vêtement ; tous et chacun feront vœu de pauvreté perpétuelle, déclarant que, non seulement individuellement mais aussi collectivement, ils ne pourront pas acquérir de droit civil pour la subsistance ou la vie quotidienne de la Compagnie, à des biens stables ni à des ressources ou recettes, mais ils se contenteront, pour se procurer ce qui est nécessaire, de ne recevoir que l’usage des choses qui leur ont été données.
Lorsqu’elle choisit de militer sous l’étendard de Jésus, la Compagnie s’engage avec d’autres dans une mission de réconciliation et de justice14. Cette mission nous conduit à accompagner les rejetés de ce monde – jeunes pour la majorité d’entre eux - dans leur lutte pour vaincre la pauvreté, qui ne provient pas de la volonté de Dieu mais des injustices structurelles qui prévalent dans les relations économiques, sociales et politiques du monde, des injustices qui maintiennent la plus grande partie de l’humanité dans des conditions de vie inhumaines et qui mettent en péril l’équilibre de l’environnement naturel. Nous faisons vœu de pauvreté afin d’acquérir la sensibilité nécessaire pour être proches de ceux qui souffrent des conséquences inhumaines de la pauvreté, pour les accompagner dans leur vie à partir d’une perspective évangélique et pour nous unir à leurs efforts en vue d’éradiquer cette pauvreté. Cela suppose, aujourd’hui plus que jamais, de nous engager à prendre soin de la planète et de l’environnement15.
Vivre de manière cohérente le vœu de pauvreté dans la Compagnie de Jésus suppose donc des tensions permanentes et un discernement des esprits. Depuis sa fondation, l’histoire de la Compagnie est une illustration de ces tensions. Nous voyons dans le fragment conservé du Journal Spirituel de Saint Ignace et dans la Délibération sur la pauvreté de 1544 qu’il a fallu un long exercice de discernement des esprits pour définir dans les Constitutions les dispositions concrètes permettant aux jésuites de vivre le vœu de pauvreté. Ce processus a confirmé les raisons profondes de ce vœu : le désir de nous rapprocher du style de vie de Jésus et des apôtres ; le renoncement aux biens provenant de nos familles, de nos professions ou du pays où nous vivons ; la gratuité des ministères ; la mise en commun de tout et la dépendance des supérieurs religieux ; la proximité et le service des pauvres. En même temps, ce processus a établi comme point de référence le niveau de vie des “clercs honnêtes” et a constitué des fonds garantissant les ressources pour l’apostolat, la formation des scolastiques et l’attention aux malades et aux aînés16.
La tension entre la vie de pauvreté des maisons professes et la nécessité d’avoir des ressources pour “aider les âmes”, pour prendre soin des malades et pour soutenir les scolastiques a toujours été présente dans la vie des jésuites. Nous connaissons également des tensions entre la pauvreté personnelle et le style de vie de la communauté où nous vivons avec d’autres, ainsi que des tensions issues du contexte culturel et social où se déploie notre vie- mission. C’est donc le propre de la Compagnie d’associer le vœu de pauvreté au magis plutôt qu’au respect de normes, aussi sages soient-elles17. Pour la même raison, il est nécessaire que notre discernement prenne en compte les contextes des personnes, des temps et des lieux.
Dans cette perspective, les paroles du Pape François lors de son échange avec les membres de la 36ème Congrégation Générale nous inspirent et nous lancent un défi : « Je crois que sur ce point de la pauvreté, Saint Ignace nous a dépassés de beaucoup. Quand nous lisons comment il concevait la pauvreté, et le vœu de ne pas changer la pauvreté sinon pour la rendre plus stricte, nous devons réfléchir. Il ne s’agit pas seulement, chez Ignace, d’une attitude ascétique, comme de me pincer pour me faire plus mal, mais il s’agit d’un amour de la pauvreté comme style de vie, comme chemin de salut, comme chemin ecclésial. Parce que pour Ignace – et ce sont là deux mots-clés qu’il utilise – la pauvreté est mère et rempart. La pauvreté engendre, elle est mère, elle engendre une vie spirituelle, une vie de sainteté, une vie apostolique ; et elle est rempart, elle défend. Combien de désastres ecclésiaux ont commencé par un manquement à la pauvreté : aussi en dehors de la Compagnie, je me réfère à toute l’Eglise en général. Combien de scandales - dont malheureusement, étant donné le lieu où je me trouve, je dois être informé – naissent de l’argent. Je crois que saint Ignace a vraiment eu une grande intuition. Dans la vision ignatienne de la pauvreté, nous avons une source d’inspiration pour nous aider »18.
La crédibilité de notre être et de notre agir sera donc d’autant plus forte que nous incarnerons en nous l’humilité et la pauvreté selon le style de Jésus. Dans ce but, j’invite toute la Compagnie à examiner comment nous vivons actuellement le vœu de pauvreté et, en nous laissant conduire par l’Esprit, à renouveler l’engagement avec le Seigneur que nous exprimons par le vœu de pauvreté. Un tel renouvellement ravivera l’amour de la pauvreté comme mère de la cohérence de notre vie-mission et comme rempart de notre institut19.
Pour nous ouvrir à la grâce par laquelle le Seigneur lui-même veut transformer nos vies, il convient de nous mettre en route : revitaliser la prière de chaque jésuite, tirer le plus grand profit possible de la conversation spirituelle vécue dans chaque communauté, prêter attention à l’expérience de vie communautaire faite dans l’eucharistie et le discernement en commun. Le chemin que je propose au corps de la Compagnie pour l’examen et le renouvellement du vœu de pauvreté passe par les étapes suivantes :
La première étape consiste à rendre grâces de tout cœur au Seigneur pour tant de dons reçus de la pauvreté évangélique et demander au Seigneur la grâce nécessaire pour examiner comment nous vivons notre vœu en tant que corps, communauté et personne.
Dans une deuxième étape, chaque Conférence examinera sa pratique actuelle du vœu de pauvreté afin d’aider les Supérieurs Majeurs à repérer le chemin à suivre dans leur Province ou Région pour que les communautés se disposent à dialoguer sur cette dimension cruciale de la suite de Jésus dans la Compagnie. J’accompagnerai personnellement une retraite dans chaque Conférence, en proposant des points pour la prière et en participant à des conversations spirituelles où les Supérieurs Majeurs partageront leurs motions et ouvriront des voies pour le renouvellement de notre vie- mission selon le style de Jésus pauvre et humble qui nous a appelés à être ses compagnons.
Dans une troisième étape, chaque Supérieur Majeur, à partir de l’expérience vécue dans sa Conférence et en s’appuyant sur sa connaissance des personnes, du travail apostolique et du contexte dans lequel se déroule la vie-mission des jésuites, proposera deux retraites d’un jour à chaque communauté sous sa juridiction20, avec une attention particulière pour les communautés de jésuites en formation. Chaque journée de retraite doit inclure un temps d’oraison personnelle, une conversation spirituelle en communauté et la célébration communautaire de l’eucharistie. Chaque Supérieur Local partagera avec son Supérieur Majeur les fruits de l’expérience faite dans sa communauté.
La quatrième étape est une réunion de la consulte élargie des Provinces ou Régions. Le Supérieur Majeur invitera les consulteurs et quelques autres personnes aptes qui puissent contribuer à mieux percevoir les chemins que prend la grâce dans la Province ou Région et accompagner le processus de conversion pour vivre plus profondément le vœu de pauvreté. Avec eux il organisera un jour de retraite dans lequel ils partageront à propos de l’expérience de la Province / Région et proposeront des moyens de progresser dans la manière de vivre la pauvreté.
Les troisième et quatrième étapes devront se dérouler avant le 27 septembre 2022.
Dans une cinquième étape, j’accompagnerai une seconde retraite, lors du dernier trimestre de 2022, dans chaque Conférence de Supérieurs Majeurs, au cours de laquelle il sera possible de partager les fruits de l’examen réalisé et de proposer des orientations pour renouveler notre manière de vivre le vœu de pauvreté dans la Compagnie.
Ainsi, au début de 2023, j’aurai reçu les rapports sur les fruits du chemin parcouru dans les Provinces, Régions et Conférences et le résultat de la révision des Statuts de la Pauvreté et de l’IAB réalisés par la Commission désignée à cette fin sous la coordination de l’Econome Général. Le terrain sera alors prêt pour la réception du texte révisé des Statuts de la Pauvreté et de l’Instruction pour l’Administration des Biens, que je promulguerai au moment opportun, après avoir recueilli les avis du Conseil Général Elargi.
Marie de Nazareth a partagé une vie pauvre et humble avec son fils Jésus et son époux Joseph. Nous nous recommandons à elle pour qu’elle nous accompagne dans cet examen de notre vœu de pauvreté et pour que nous puissions être de meilleurs disciples de son Fils.
Supérieur Général
Rome, 27septembre 2021
461ème anniversaire de la fondation de la Compagnie de Jésus
(Original : espagnol)