Le buveur attardé

Photo: Julie Boulé

Avertissement - Ce texte a été écrit lors d’un atelier de 90 minutes, suite à une séance d'écriture automatique (ayant fait ressortir les concepts d'incertitude et de hargne présents dans le texte), et n’a pas été retouché. Il a seulement été tapé tel qu’il a été écrit.

Le buveur attardé

C’est en m’offrant une bière qu’il m’aborda: « Je crois que c’est votre marque », me dit-il.

Surpris, je restai silencieux.

« Je vous trouvais sympathique et je me sentais seul à ma table. Je cherche seulement un peu de compagnie. »

« Vous n’avez pas besoin de m’acheter avec une bière, dis-je, vous savez, je suis plutôt sociable. »

« Je sais, mais avouez que c’est une entrée en matière plutôt agréable. »

« Je le reconnais. »

Cet inconnu à l’aspect…incertain, de par son vieux veston en tweed brun usé rehaussé d’une désuète cravate orangée, ses cheveux bien coiffés et sa barbe rasée de près, m’était plutôt sympathique aussi, mais cette allure étrange aiguisait ma curiosité. Quelque chose clochait chez ce personnage.

Si ses habits avaient été récents, cet homme aurait très bien pu être un homme d’affaires de passage dans la ville; son visage, son regard étaient ceux d’une personne décidée, tels qu’on en rencontre assis derrière un bureau de PDG. Mais le contraste entre son physique et ses habits me déroutait, je ne réussissais pas à m’imaginer quel genre de métier il pouvait bien pratiquer. En fait, nul n’aurait pu dire quelle personnalité se cachait en lui.

Me voyant songeur, il alimenta la conversation, pour répondre, je l’espérais, à mes questions.

« Je me présente : Charles Bonséjour », dit-il.

« Pierre Lamontagne », fis-je à mon tour.

Au lieu de l’éternel « enchanté », mon interlocuteur leva son verre en direction du mien, ce qui fit entendre ce tintement qui appelle les intimés à boire une gorgée.

« Que faites-vous par ici? Je ne vous ai jamais vu avant… »

« Je suis ici dans ma ville. Mais après avoir passé quatre ans en prison, puis douze autres années dans un asile avec des schizophrènes, des paranos, des maniaques…je viens maintenant d’être trouvé apte à la désinstitutionalisation. J’y étais pour comportement violent… »

Je l’interrompis pour lui dire qu’il n’avait pas besoin de tout me raconter, que je pouvais l’accepter sans tout connaître de son passé.

Cette intervention le bloqua carrément et il figea. Comme s’il avait aperçu quelque chose d’absolument incroyable. Comme foudroyé. Je lui dit alors :

« Mais si vous voulez en parler, je vous écoute, votre histoire m’intéresse… »

C’étaient les mots qu’il fallait dire : il se remit aussitôt à parler, racontant pourquoi il passa une partie de sa vie en prison et en institution.

« Je battais ma femme, mes enfants, je cassais tout, puis ma femme m’a fait arrêter. C’était la meilleure chose qu’elle pouvait faire, mais ce n’est pas en prison qu’il aurait fallu m’envoyer; c’est directement à l’asile. Mais ils ont tenu à m’envoyer en prison pour faire un exemple. Pourtant, vous comprenez, à ce moment, j’étais malade, je ne savais pas ce que je faisais. Mon bon comportement fut toutefois récompensé par une libération conditionnelle après quatre ans. Ils m’ont trouvé un travail de conducteur d’autobus croyant ainsi faciliter ma réinsertion. C’est à ce moment qu’ils ont compris que l’asile aurait été bien mieux que la prison.

«Mon travail était un enfer. Tous les enfants que je transportais avaient été mis au courant de mon passé, et il ne se passait pas une journée sans que je n’entende leurs sarcasmes.

« Un jour, je me suis fâché. Je savais qu’ils me renverraient en prison ou qu’ils opteraient pour l’asile, mais c’était plus fort que moi. Il y avait une écolier en particulier qui entraînait tous les autres a crier, à me dire des injures, a se balancer en cadence pour faire tanguer l’autobus… C’est venu tout seul. Je me suis levé, j’ai parcouru l’allée jusqu’au fond, jusqu’à cet adolescent qui me regardait en riant, jaune, mais en riant, pour ne pas perdre la face devant ses camarades.

« Je l’ai agrippé par les cheveux, je l’ai traîné à l’extérieur, pendant que les autres, surpris, ne disaient rien. Le silence total. Lui, il m’insultait.

Je lui ai propulsé la tête à plusieurs reprises contre le radiateur et le pare-chocs, je l’ai frappé des poings et des pieds, ça saignait de partout, au point où même ses parents ont eu de la difficulté à l’identifier. »

Terminant son récit, il me regarda dans les yeux. Sans m’en rendre compte, j’avais reculé légèrement sur mon tabouret. Il constata mon air ébahi et cela parut lui plaire, car c’est avec un affreux rictus, un sourire satisfait, qu’il compléta son histoire en disant : « Car il en est mort ». Ses yeux brillaient d’un feu qui ne serait jamais éteint.