Gōsuto

Mon nouveau roman en construction.

1 – Periscope

Elle passa une seconde couche de gloss noir, se pinça les lèvres pour mieux répartir la substance cireuse et vérifia le résultat dans la glace de la salle de bains. Visiblement satisfaite, elle rectifia ensuite avec le bout de son index et de son majeur le dégradé de fond de teint qui assombrissait le haut de ses pommettes avant de rejoindre la pièce principale de son studio. Il n’allait pas tarder à arriver et elle n’était pas encore habillée. Sa tenue était posée à plat sur son lit. Elle la détestait, mais elle savait qu’elle n’avait pas le choix.

Elle enfila d’abord une jupe plissée noire qui s’arrêtait à mi-cuisses. Elle mit ensuite une chemise blanche à manches courtes qu’elle boutonna jusqu’au col. Elle fit passer sa tête par la boucle d’une cravate dont le nœud n’avait pas été défait et serra pour que la bande de soie noire épouse parfaitement les contours de sa gorge. Elle hésita un moment, puis se décida à glisser le bas de sa chemise à l’intérieur de la jupe en se disant que ce serait surement plus sage. Elle s’assit sur le lit pour enfiler les longues chaussettes blanches qui montaient jusqu’au genou en prenant bien soin d’éliminer tous les plis. Elle chaussa les souliers noirs vernis et se contempla dans le grand miroir de son armoire. C’était l’image d’une autre qu’il lui renvoyait, mais elle était certaine de connaitre ses goûts.

Elle se dirigea ensuite vers la planche posée sur 2 tréteaux qui lui servait de bureau et fit quelques gestes rapides sur le pavé tactile de son ordinateur portable. Elle porta la main à son téléphone à moitié immergé sous une pile de paperasses, fit mine de le saisir, puis le relâcha finalement. Elle entrouvrit légèrement le grand Velux au-dessus du plan de travail et ajusta minutieusement son inclinaison tout en ne quittant pas des yeux l’écran de son Mac. Après, elle pressa une combinaison de touches sur le clavier et s’allongea sur son lit. Son cœur battait la chamade.

Quentin s’ennuyait ferme dans sa chambre. Il avait laissé sa famille sur le canapé du salon devant une série de Netflix qu’il avait déjà vue en streaming. Il lança Twitter sur son tout nouveau Nexus et fit défiler les messages débiles qu’avaient postés ses potes. L’un d’entre eux retint son attention. Il mentionnait l’existence d’une nouvelle application nommée « Periscope » permettant de diffuser des vidéos en temps réel depuis la caméra de son smartphone : « [Comme Snapchat mais EN LIVE !!!] ». Il voulut essayer. L’installation prit moins d’une minute. Une fois démarrée, l’application lui proposa de se connecter avec son compte Twitter, ainsi tous ses contacts sur cet outil très populaire de microblogage seraient importés automatiquement. Avant de se lancer, il chercha à en savoir un peu plus sur son fonctionnement, histoire de ne pas se ridiculiser avec des erreurs de débutant.

Sur la page principale du logiciel s’affichait une liste d’images rafraichies avec une périodicité très lente. Chacune représentait le flux vidéo qu’un internaute diffusait à ce moment précis quelque part sur la toile au moyen de son téléphone. Il suffisait de sélectionner l’image pour agrandir la vidéo correspondante sur tout l’écran. Quentin avait pointé au hasard une scène avec un homme d’un certain âge assis à une table de ce qui semblait être un restaurant. Il dégustait du saumon fumé sur du pain grillé et faisait parfois des commentaires sans s’arrêter de manger. Il répondait manifestement à certaines questions qui s’affichait en surimpression sur la vidéo : « [Wesh papi] », « [A quel age] », « [MDRRRRRRR !!!!] », « [Ressemble a JP Papin] », « [Un vieux qui mange des toasts] », « [T’es de Marseille Jean-Louis ?] », « [C just une ALUCINATION COLECTIVE !!!!] », « [Tu pense quoi de l’immigration] »,… Cet homme était manifestement populaire car le flux de petits cœurs qui s’envolaient à droite de l’affichage était dense et régulier. Leur nombre était proportionnel aux « Likes » que les spectateurs envoyaient en touchant leur écran. À en juger par la quantité impressionnante de commentaires et de commentateurs, Quentin estima qu’ils devaient être des milliers à ce moment-là à regarder ce Marseillais manger son pain grillé.

Il retourna à la page des vidéos qu’il fit défiler : « [Visite d’une pyramide Maya] » semblait rencontrer un certain succès. Il était sur le point de la choisir lorsque son regard fut attiré par l’élément suivant dans la liste. L’image était floue, mais on distinguait un lit avec une fille allongée. Elle était habillée comme une soubrette japonaise, il sélectionna la vignette presque sans s’en rendre compte. Le compteur de vues affichait déjà plus de 500 spectateurs et le chiffre croissait à vue d’œil. Il y avait plusieurs détails bizarres dans cette vidéo. La fille restait parfaitement immobile sur le lit, comme si elle dormait. S’il n’y avait pas ces ombres mouvantes projetées sur les murs, on aurait pu croire qu’il s’agissait d’une photo. De plus, l’image paraissait inversée. Une affiche publicitaire était accrochée au-dessus du lit et le texte était à l’envers. Quentin tenta de retourner mentalement les caractères et décoda « GUINNESS EXTRA STOUT ». C’était comme si la caméra filmait la scène dans un miroir. Le plus étrange c’était cette tache sombre sur la couette à l’endroit où la fille était couchée. Elle était sur le flanc, en position fœtale, jambes et bras repliés.

Les commentaires défilaient si vite qu’il n’avait pas le temps de les lire. Il attrapa quelques mots au passage : « [Qu’est ce qui se passe ?] », « [Elle va bien ?] », « [Elle dort ?] », « [la tache sur le lit, ne me dites pas… !?] », « [C normal qu’elle bouge pas] », « [Je fais le 18] », « [On nous explique ?] », « [Plutôt le 17] », « [C’était des coups de feu ?] », « [C quoi le 18 ?] », « [J’en ai compté 2] », « [PUTAIN CA CRAINNNT !!!!] », « [Les pompiers] », « [J’ai vu la même chose que vous ? Elle s’est fait flinguer en direct ?] », « [18=Pompiers, 17=flics] ».

L’image dont le cadrage était statique changea subitement d’angle de vue. Quelqu’un venait de prendre le téléphone en main. On voyait une tête qui fixait la caméra avec un regard étonné. Tout à coup les yeux s’écarquillèrent et on entendit clairement un bruit de respiration de plus en plus haletante. Il chuchota quelque chose comme « C’est pas vrai ! ». La tête disparut aussi rapidement qu’elle était apparue. On voyait maintenant beaucoup mieux les détails de la pièce et les couleurs semblaient plus réalistes, moins délavées. L’image vacillait. L’objectif fixa le lit pendant moins d’une seconde, mais assez longtemps pour pouvoir constater sans l’ombre d’un doute que la tache rouge était bien du sang. Il provenait de l’auréole pourpre qui s’étendait sur la chemise blanche de la fille au niveau de son abdomen.

Quentin sursauta. L’homme venait de crier « SALOPE ! » lorsque l’image se figea et la diffusion s’interrompit brutalement.

2 – Ouverture

Un mois plus tôt.

Émeline Tardi tira de toutes ses forces pour faire pivoter la porte d’entrée de son immeuble sur ses gonds ancestraux. Elle pensait à ce bouquet qu’elle avait reçu la veille. De magnifiques roses blanches sans un mot. Elle remarqua que le trottoir était mouillé et se demanda si elle avait fermé le Velux de sa chambre. Elle ne reconnut pas tout de suite la silhouette massive qui l’attendait de l’autre côté de la ruelle. Lorsqu’elle l’identifia, un froid glacial l’enveloppa au point qu’elle se mit à trembler. Pierre Strobe était là. Il était méconnaissable. Elle avait fini par s’habituer à son crâne rasé, aux tatouages qui masquaient ses cicatrices, mais là c’était autre chose. Il avait l’air désespéré.

— Alors c’était toi les fleurs. J’aurais dû m’en douter.

— Laisse-moi t’expliquer s’il te plait.

— Et pourquoi je ferais ça ?

— Parce qu’après il sera trop tard.

Elle ravala la réplique qu’elle avait préparée, tant la réponse était improbable. Le ton aussi. Elle croisa son regard et y vit un reflet brillant tout à fait inhabituel. Elle chassa le sentiment de pitié qui commençait à l’envahir et tenta par tous les moyens de se souvenir du Pierre Strobe d’avant, celui qui l’avait harcelée pendant des semaines, celui qui l’avait traitée de tous les noms, celui qui l’avait violée.

— Tu veux que je te plaigne, c’est ça ?

— Non, bien sûr que non.

— Alors quoi ?

— Je voudrais juste parler à une femme avant de mourir.

3 – Expérience IRL

Margot n’avait pas l’habitude de voir un panneau d’affichage aussi dépouillé. 0 h 11 : dernière rame en direction d’Illkrich Lixenbuhl. Sur le quai s’alignaient des ombres transies, raidies par le froid mordant de cette nuit de janvier. Le calme glacé de la ville était sporadiquement brisé par le bourdonnement pétaradant d’un scooter trafiqué ou par une lointaine sirène de police. La lumière des lampadaires effaçait toutes les couleurs lui donnant l’impression d’être un pingouin sur une banquise orangée.

Elle perçut le sifflement feutré de la traction électrique avant d’apercevoir son museau arrondi tournant le carrefour depuis le quai Kléber. Les pingouins de la station « rotonde » avaient tous l’œil braqué vers le dernier tram, comme s’ils pouvaient accélérer sa course en l’attirant du regard.

Avant même l’arrêt complet, les gens appuyaient frénétiquement sur le bouton d’ouverture des portes. Elle se demandait s’ils avaient conscience que c’était totalement inutile.

À l’intérieur, la température était à peine plus élevée, mais malgré cela tout le monde semblait soulagé. Les gants étaient glissés dans les poches, les capuches relevées, les bonnets retirés. Parfois même, on osait descendre une fermeture éclair, déboutonner un pan de veste, entrouvrir une doudoune. Puis quelques smartphones s’allumaient. En fait, pratiquement tous.

Margot adorait observer les gens. Elle s’amusait à imaginer leur vie à partir de petits riens. C’était plus facile de les analyser lorsqu’ils avaient le nez rivé sur leur écran. Même si elle appréciait la série, elle se disait souvent que les déductions à la Sherlock c’était de la foutaise. Quand elle regardait quelqu’un, elle avait l’impression de pénétrer dans sa tête, de tout voir de l’intérieur. Comme si elle n’existait plus et qu’elle devenait une autre. Ça se passait en une fraction de seconde, mais elle avait le temps de percevoir toute une vie d’émotions. Ou plutôt il n’y avait pas de temps. Juste un état. Un peu comme lorsqu’on fait un dernier rêve avant la sonnerie du réveil. On a le sentiment d’avoir vécu un roman même si on se souvient d’avoir lu l’heure deux minutes avant. Parfois ça la rendait mal à l’aise. Parfois ça la déprimait. Mais de temps en temps, elle tombait sur une vraie pépite.

Elle s’était assise dans l’espace compris entre deux voitures, là où les sièges se font face perpendiculairement au sens de la marche. Ce poste d’observation stratégique était habituellement pris d’assaut par une horde turbulente et encapuchonnée, mais pas ce soir-là. Sur sa droite, adossé à côté de son vélo près de la porte du fond, un grand brun mi-trentenaire en parka lisait un manga. Là où tout le monde aurait vu : cheveux en friche, mais propres, mèche obstruant partiellement son champ de vision, casque suspendu à l’avant-bras façon sac à main, Eastpack à ses pieds, pinces serre-pantalon, pas d’alliance, Margot pensa immédiatement en souriant intérieurement : geek, célibataire, rêveur, gentil, timide, immature, ado attardé, prof. Plus près d’elle, deux jeunes hommes assis face à face dont l’un lui tournait le dos. Chevelure de jais, bouclés, teint mat, fringues bon marché usées. Rigolades discrètes, paroles chuchotées en arabe, figures dessinées sur la buée de la vitre, froncements de sourcils, désaccord, débat puis approbation. Margot imagina : étudiants étrangers, compatriotes, pas de thunes, job au black après les cours, colocataires, solidaires.

Un éclat de voix attira son attention sur sa gauche. Lors de ce changement rapide d’angle de vue, elle croisa un étonnant regard bleu qui la fixait. Il se dissimulait sous les larges bords d’un Borsalino noir et derrière les lunettes du Bill Gates des années 80. Des boucles claires débordaient du chapeau de toutes parts. Les traits du visage étaient figés comme ceux d’un mannequin de cire, mais pas les yeux. En les contemplant, elle percevait la profondeur des grands gouffres marins avec en surface le bouillonnement des quarantièmes rugissants. Ce type était un mystère, il fallait s’y faire.

Un long échalas aux traits émaciés était rentré à la station Gutenberg et s’était posé juste à côté. Elle fut la seule à remarquer que leurs regards s’étaient connectés pendant une fraction de seconde. La veste bleu marine du grand corps malade arborait un brassard orange fluo « SÉCURITÉ » autour de sa manche trop courte.

Plus loin, elle repéra d’où venaient les voix qui avaient attiré son attention. Dans un espace carré où quatre sièges se faisaient face deux par deux, trois collègues décompressaient d’une longue journée de travail. Une femme, deux hommes. Elle se demanda si les écoles de commerce dispensaient des cours de relooking, tant le code vestimentaire était formaté. La tête grisonnante était manifestement le chef. Le jeune loup au poil luisant avait l’attitude déférente du mâle dominé en embuscade. Quant à la femelle, tout en faisant ostensiblement allégeance à l’autorité, elle masquait soigneusement son alliance de cœur. Ils rejouaient encore et encore le scénario de leur succès du jour. Derrière leurs sourires carnassiers, elle voyait clairement les restes sanguinolents de leur proie. Ils se gargarisaient avec délectation de leurs faits d’armes, par vagues successives partant du chef et reprises à l’unisson par sa meute. S’ils avaient prêté attention à leur entourage, ils auraient remarqué les regards courroucés que leur décochaient les autres passagers.

Les ricanements des hyènes se figèrent net dans un rictus crispé à la station « Grand’rue ». Le verbe haut et riche d’un groupe vociférant qui venait d’entrer imposa un mutisme général. Ils occupèrent l’espace où se tenait Margot comme s’ils y avaient des places attitrées. Elle se retrouva coincée entre les jambes largement écartées de deux grands gaillards. Elle se dit que s’ils avaient été des chiens, ils auraient certainement uriné dans les coins pour marquer leur territoire. Elle les observa en jetant discrètement des regards en biais. Baskets et survêtement de marque, pantalon bouffant blanc, blouson noir barré d’inscriptions cryptiques, capuche par-dessus la casquette, foulard autour de la bouche. Eux aussi semblaient tous avoir eu le même coach de relooking. Mais ce n’était pas le même que le trio de vendeurs.

— Qu’est ce que t’as à me regarder comme ça ? Tu veux ma photo sale pute ?

On y est, pensa-t-elle, c’est le signal, ça va commencer.

Loïc s’en voulait de n’avoir pas su dire non. De manière générale, il avait toujours eu un problème avec le non. Il s’en voulait d’autant plus qu’il n’avait pas terminé le PowerPoint de son cours et qu’il devait remplacer Saint-Marc pour son TP de C, demain, ou plutôt aujourd’hui à la première heure. Encore une nuit sans sommeil pensa-t-il. C’était la deuxième fois qu’il faisait la nounou chez son collègue. Mais c’était aussi la dernière, à partir de maintenant il ne se laisserait plus faire. Ces deux expériences furent suffisamment pénibles pour le convaincre que les enfants n’étaient pas faits pour lui, ou peut-être l’inverse. Heureusement qu’il avait pu partir à temps pour attraper le dernier tram. Avec ce froid et sans gants, impossible de rouler plus de cinq minutes sans avoir les doigts gelés. D’ailleurs il se demandait où il avait bien pu les laisser trainer ces fichus gants.

Il avait tout de suite remarqué que quelque chose n’allait pas. D’abord cette fille à la crinière de feu et à l’apparence d’elfe qui n’aurait jamais dû s’asseoir à cette place. Ensuite cet agent de sécurité au gabarit improbable. Et finalement cette horde barbare qui déferle pile au mauvais endroit. La catastrophe était programmée.

Le ton était monté instantanément et avait claqué comme un coup de tonnerre. Il percevait les réponses calmes de la fille puis immédiatement en écho un hurlement bestial. Les têtes s’étaient tournées vers l’épicentre du drame et il lisait la peur dans la plupart des yeux. Il guettait surtout l’attitude de l’agent de sécurité. Comme il l’avait prévu, il se maintenait prudemment en retrait et ne manifestait aucune intention de s’en mêler. C’était aussi le cas des autres passagers. Il en voyait qui détournaient la tête, d’autres qui fixaient le vigile, lui déléguant par la pensée la tâche de régler ce problème.

Il lui semblait que tout au fond, dans la rame voisine, des smartphones avaient été discrètement braqués vers la scène. Il supposait qu’à l’instant même des photos avaient été postées sur twitter accompagnées du message : « Live #agression dans le tram à # strasbourg. #houellebecq avait raison. Sauf que 2022 c’est maintenant. »

L’inconvénient d’un vocabulaire limité, c’est qu’en cas de conflit, les munitions conventionnelles viennent assez rapidement à manquer. Loïc savait qu’il n’avait pas beaucoup de temps avant que l’altercation dégénère. Il guettait le moment où le plus excité de la bande déciderait de mordre. Dès qu’il fit un pas en direction de la fille, il tira sur la poignée du système d’alarme. À cet instant, l’escogriffe qui se tenait debout fut propulsé vers l’avant du tram et sa tête heurta le pied d’une barre verticale dans un grognement de troll blessé. Blessé, mais pas mort, sûrement grâce à la casquette surmontée de la capuche.

Quelques secondes plus tard, les portes s’ouvraient du côté de la voie opposée. Le conducteur qui venait d’analyser la situation par le système de vidéosurveillance demanda à tous les passagers de quitter la rame dans le calme. Aussitôt, tout le monde se précipita dehors comme une volée de moineaux. Certains s’éloignèrent et se disparurent dans les rues adjacentes. Mais, la plupart restèrent à proximité, n’ayant probablement pas d’autres moyens de rentrer chez eux. Après un moment de flottement, le drame se poursuivit à l’intérieur. On pouvait suivre sa progression à travers les larges baies vitrées, un peu comme au cinéma. Loïc passa ses options en revue. La confrontation directe était exclue. Il n’essayait même pas de calculer ses chances face à ces cinq excités. Il balaya du regard les passagers restés à proximité. Il s’attarda sur les deux potes de galère qui paraissaient eux aussi élaborer un plan d’action.

Le conducteur du tram et l’agent de sécurité discutaient tranquillement en suivant la scène d’un œil distrait. Il se dirigea vers eux.

— Il faut qu’on fasse quelque chose.

— Nous gérons la situation, monsieur. Les secours vont bientôt arriver.

— Mais vous ne voyez pas ce qui se passe ?

— Nous appliquons la procédure, monsieur. Pour votre propre sécurité, merci de ne pas vous en mêler.

Loïc resta un moment sans voix, fixant le vigile en se demandant s’il disposait de toutes ses facultés mentales. Puis il décida qu’il ne pouvait rien espérer de ce côté-là. Il prit son téléphone et composa le 17.

— J’appelle la police.

— Mais puisque je vous ai dit que les secours ont été prévenus.

— Je ne vous ai pas vu les appeler. Je préfère être sûr.

Le regard alarmé du vigile éveilla ses soupçons. Ils furent confirmés par le policier de permanence qui lui affirma n’avoir reçu aucun signalement de l’incident. Dans le tram, la situation était en train de dégénérer. Il ne pouvait plus attendre. Il se précipita à l’intérieur. La fille était debout, bloquée dans l’espace entre deux voitures. Deux gars, postés aux extrémités de la travée, bras écartés, mains appuyées sur les parois, rendaient toute tentative de fuite impossible. Leurs comparses affalés sur les banquettes parallèles au couloir observaient d’un air narquois pendant que le chef menait l’offensive. Elle était encerclée. Pas un cri, aucun signe extérieur de peur, elle affichait une incroyable maîtrise d’elle-même. Ses agresseurs lui faisaient penser à une meute de pitbulls, babines retroussées, muscles bandés, tous les sens en alerte, n’attendant qu’un infime indice de faiblesse de leur proie pour attaquer.

— Laissez-la tranquille !

C’était sorti presque tout seul, comme une réaction naturelle à ce qu’il voyait. En une fraction de seconde toute l’attention du groupe s’était focalisée sur lui.

— Il veut quoi le bouffon ?

— Tu veux te la taper en juif, hein ?

— Réponds fils de pute !

Il n’hésita pas, anticipant le déchaînement de rage.

— La police sera là dans quelques minutes.

— Sale enculé, t’as appelé les flics c’est ça ?

— Va s’y, nique lui sa race à cette fiotte !

Sa mémoire a conservé la suite des événements sous la forme de réminiscences brumeuses et vaguement désagréables, un peu comme les souvenirs d’un cauchemar juste après le réveil. D’abord ce coup de tête, certes amorti par la capuche, mais qui le fit basculer et chuter lourdement en arrière. Avant de tomber, il se souvenait parfaitement du regard effaré de la fille, comme si elle venait tout à coup de réaliser le danger imminent qui la guettait. Un grand flash zébra son champ de vision au moment où l’arrière de son crâne heurta le sol. La suite, il était pratiquement certain de l’avoir rêvée. Il conservait encore des images furtives de corps massifs dont la trajectoire dans l’espace confiné du tram décrivait de larges arabesques brutalement interrompues par une vitre, une paroi ou le coin d’une banquette. Puis le silence.

C’est à ce moment que deux anges penchèrent leur visage diaphane au-dessus du sien. Leurs paroles sont restées, bien plus claires que les images.

— Ça ira monsieur ?

— Il faut qu’on y aille, les flics ne vont pas tarder.

— On ne peut pas le laisser comme ça !

— Ne t’inquiète pas, il va s’en tirer.

Avant de s’envoler avec l’archange à la crinière de feu, les yeux bleus incandescents s’approchèrent tout près pour lui chuchoter une charade à l’oreille.

— Notre légion a besoin de gens comme vous. Venez, nous vous attendons.

Juste avant de sombrer dans le coma, il sentit qu’on lui avait glissé quelque chose dans le creux de la main. Ce n’est que bien plus tard, lorsqu’il se réveilla dans l’ambulance, qu’il se remémora cette dernière impression avant le blackout. Il extirpa son bras du dessous de la couverture de survie métallisée. Seules deux lignes étaient imprimées sur le morceau de carton de la taille d’une carte de visite sur lequel il tentait d’accommoder sa vision. La première était une longue suite de minuscules caractères alphanumériques a priori indéchiffrable :

echo "tnneh://push.muumcg.sul/pusolgdn/p/1dhokc97Q7xP4kFH2d8tUNujh2AHGX2mA-GOFp2lKVBM/gpin?ohe=htaridm"|tr "nthesupmclogd" "thspcodglmuen"

La deuxième était beaucoup plus courte, mais tout aussi énigmatique. Elle lui fit penser à une signature :

HYdRA 13610 [1]

L’urgentiste assis à ses côtés crut percevoir chez son patient un léger rictus au coin de la bouche qu’il interpréta comme une manifestation de la douleur. Il augmenta alors légèrement le débit de l’analgésique sur le cadran du pousse-seringues. Puis il prit le bras sans forces et le glissa doucement sous la couverture de survie. La carte de visite qu’il tenait fut rangée dans une petite boite à côté de la montre, du portefeuille et de quelques autres effets personnels du blessé.

  1. Cicada 3301 (de l’anglais cicada voulant dire cigale) est une série de défis organisée sur Internet et mettant en jeu à titre principal des compétences en cryptographie et en informatique. Une série nouvelle de défis a été lancée chaque année autour du 5 janvier en 2012, 2013, 2014 et 2016, dans le but affiché de recruter « des individus très intelligents ». Wikipédia

4 – Rentrée

La coupure des vacances de Noël l’avait complètement déconnectée de l’école, du laboratoire et de ses nouveaux collègues. À tel point qu’au moment de la reprise, elle commençait à douter d’avoir fait le bon choix. Les quatre premiers mois avaient défilé sans qu’elle s’en rende compte tellement elle avait été occupée. Pourtant elle adorait l’ambiance du labo. Elle faisait partie de l’une des équipes les plus dynamiques, son directeur de thèse était une véritable star dans son domaine et son sujet de recherche la passionnait. Elle avait beau réfléchir, elle ne comprenait pas d’où lui venait maintenant cette désagréable impression s’être fourvoyée. Sur le papier tous les indicateurs étaient au vert. Pourtant, par ce matin blême de janvier, un clignotant orange s’était allumé dans sa tête. Il était enfoui dans des strates de sa conscience suffisamment profondes pour qu’elle en ignore la cause précise. Mais sa courte expérience de la vie lui avait appris à ne pas négliger ce genre de signal.

Elle ruminait, son bonnet appuyé contre la vitre du tram couverte de buée, lorsque l’annonce de la station suivante la tira de ses pensées. Baggersee, c’est là qu’elle devait changer.

Elle descendit sur le quai et consulta l’affichage pour connaître le temps d’attente de la prochaine rame A qui devait la conduire à la station « Campus d’Illkirch ». Dix minutes ! D’abord Strobe et maintenant le tram. Décidément, tout se liguait contre elle ce matin. Et la dernière chose qu’elle voulait c’est d’arriver en retard à son premier cours.

La neige s’était mise à tomber à gros flocons. Elle piétinait sur place en essayant de se protéger des bourrasques sous l’abri vitré. Mais il était clair qu’il n’avait pas été conçu pour ça. Elle avait maintenant l’image d’un Strobe suppliant qui tournait en boucle dans sa tête. Elle tentait de le chasser, mais il revenait obstinément. Qu’est-ce qui avait bien pu le mettre dans cet état ? Même en envisageant les scénarios les plus extravagants, rien ne permettait d’expliquer logiquement ce qu’elle avait vu tout à l’heure. Elle en vint à se reprocher de l’avoir envoyé balader, sans même avoir cherché à savoir ce qui n’allait pas. Les mots « non-assistance à personne en danger » s’imprimèrent en lettres rouges capitales dans son esprit. Et s’il avait vraiment besoin d’aide ? Et s’il lui arrivait quelque chose ? Décidément tu n’es qu’une indécrottable pauvre idiote. Tu ne changeras jamais. Trop bonne, trop conne.

Elle déboula hors d’haleine dans l’immense bulle vitrée qui formait le hall d’accueil de l’ENSPhyS. Il était 8 h 35. Les salles de travaux pratiques étant situées au cinquième étage, elle hésita un instant lorsqu’elle constata que même cinq minutes après le début des cours, de nombreux étudiants se pressaient encore aux portes des deux ascenseurs. Elle savait d’expérience qu’ils adaptaient leur ponctualité à celle de leur prof et se souvint que Le Foll était plutôt du genre à se faire désirer. Elle opta donc pour les escaliers. En chemin, elle rencontra Sami, l’homme à tout faire de l’école.

— Salut mademoiselle, bonne année !

— Bonne année à toi aussi Sami !

— Merci bien !

Elle lui trouva une mine particulièrement affectée. Chaque fois qu’elle le croisait, il était en train de pousser ce grand chariot à roulettes qui faisait un bruit d’enfer. Elle pensa immédiatement au mythe de Sisyphe et se demanda quel Dieu il avait bien pu défier dans une vie antérieure.

Elle ouvrit la porte donnant sur le couloir du cinquième au bord de l’apoplexie d’avoir gravi toutes les marches deux par deux. Elle jura intérieurement en se disant que maintenant il lui faudrait au moins dix minutes pour reprendre son souffle. Le brouhaha des discussions de rentrée était assourdissant. Personne ne faisait attention à elle, d’ailleurs pourquoi l’auraient-ils fait ? À peine 6 mois plus tôt, elle faisait encore partie des leurs et comme son nom n’apparaissait pas sur l’emploi du temps, ils n’avaient aucune raison de penser qu’elle était leur prof. Elle parcourut rapidement la foule du regard. Elle ne voyait pas son collègue. La porte de la salle était verrouillée par un système de badge et elle savait que seuls les enseignants permanents y avaient accès. Elle prit son téléphone et composa le numéro de son directeur de thèse. Déjà dix minutes de retard, décidément, ce premier cours commençait mal.

5 – La tournée

Comme tous les lundis, Sami commençait sa journée par la tournée des vieux papiers. En ce jour de reprise, il se sentait particulièrement las. Il pensait au temps qui passe, à toutes ces années qui avaient défilé depuis son arrivée en France depuis qu’il avait quitté sa Turquie natale. Au début, il ne devait rester que quelques mois durant l’été pour aider un cousin éloigné qui avait une entreprise de ravalement de façade dans un petit bourg au nord de l’Alsace. À l’époque il n’aurait jamais imaginé qu’il passerait le restant de sa vie dans ce pays froid dont il ne connaissait pas la langue. Il se remémora ces moments heureux, son insouciance, sa jeunesse. Tous les ouvriers de l’entreprise se retrouvaient chaque soir à la terrasse du döner pour discuter et jouer aux cartes autour d’un verre. La vie était si simple et tout semblait possible. Ils parlaient aussi beaucoup de Iulia, la fille du patron qui les servait et ne laissait aucun des hommes indifférent. Leur mariage fut le plus beau jour de sa vie. Elle lui offrit tout ce dont il aurait pu rêver, sa beauté, son amour et la nationalité française. Il se souvenait qu’à ce moment-là il avait l’impression d’être l’homme le plus chanceux du monde.

Il ne savait plus exactement quand ça s’était produit et il n’était même pas sûr qu’il existait réellement un élément déclencheur. Peut-être la naissance de son cinquième enfant, mais il n’en était pas certain. En fixant le fond du chariot qu’il poussait devant lui, il se dit que la vie ressemblait à ça. Au début, légère, vide, sans contraintes. Puis, imperceptiblement, au fur et à mesure que le bac se remplirait, il faudrait augmenter la force sur la poignée pour le faire avancer et lutter de plus en plus dans les virages pour lui imprimer la bonne direction et pour ne pas cogner au passage des portes. À la fin de sa tournée, ce ne serait plus lui qui guiderait le chariot, mais le chariot qui lui imposerait son rythme et sa trajectoire.

— Salut mon frère, comment tu vas ? Bonne année !

— Salut Sami, bonne année à toi aussi. Tu as passé de bonnes vacances ?

— Beaucoup mangé. Faire la fête. Il est plus là Monsieur Stoltz ?

— Non, il est parti à la retraite.

— Plus bureau, tout terminé ?

— Non, il n’a plus de bureau. Il a encore son ordinateur dans la salle informatique, il vient de temps en temps pour lire ses messages.

— Ah d’accord… Et toi rester longtemps ici ?

— Encore deux mois. Après je retourne à Paris. Mais je reviendrai l’année prochaine.

— Ah d’accord… Et sinon ça va ?

— Oui, bien, merci. Et toi ? Tu m’as l’air un peu fatigué.

— Ça va, ça va… Mon fils mariage en Turquie. Coûter cher. Pas beaucoup argent. Semaine dernière, machine à laver cassée. Coûter cher réparation. Alors moi réfléchir la nuit, moi pas dormir. Mais ça va, ça va… Si toi en bonne santé, alors ça va.

— Oui, tu as raison, l’essentiel c’est la santé.

— Toi papier à jeter ?

— Non, rien. J’ai fait le ménage avant les vacances.

— Allez, merci bien, bonne journée Heinrich !

— Oui, bonne journée Sami.

— Merci bien !

Sami aimait ces brins de causette, surtout quand il sentait qu’il n’était pas pris de haut. Il appréciait ce petit nouveau, Heinrich, qui ne montrait aucune réticence à taper la discute avec lui, l’homme à tout faire, le sans-grade, tout en bas de l’échelle. D’ailleurs, dans ce couloir, ils étaient presque tous sympathiques. Il avait été surpris de trouver le bureau de Monsieur Stoltz occupé par trois jeunes qui ne paraissaient pas comprendre le français. Il aimait bien Monsieur Stoltz. Grâce à ses conseils, son aîné avait pu obtenir une bourse pour intégrer un DUT. Il lui en était toujours resté profondément reconnaissant. Il ne pensait pas qu’il avait déjà atteint l’âge de la retraite, il paraissait beaucoup plus jeune.

Arrivé au bout du couloir, son talkie-walkie crachota son nom.

— Samy ?

Il s’arrêta et le décrocha de sa ceinture.

— Allo, Sylvie ?

— Monsieur Le Foll a appelé. Il a des cartons à faire enlever. Tu peux passer à son bureau ?

— D’accord. J’y vais.

Il tourna le coin et accéléra en direction du hall de la direction. Il était en retard sur sa tournée, mais il savait qu’il ne perdrait pas beaucoup de temps en bavardages là-bas.

6 – Associé

Le bureau de Marc-Ivan Le Foll était situé dans l’aile la plus lumineuse du bâtiment. Ses larges surfaces vitrées formaient une avancée dans la façade ressemblant à la passerelle de commandement d’un navire. Il était directeur du Cybernetics Behaviour Lab ou CyBeL depuis sa création. Ce gros laboratoire était le résultat du regroupement de 4 petites unités de recherche en informatique à l’époque où l’idéologie ambiante était à l’édification d’immenses pôles scientifiques d’excellence. La mode était alors aux Labex, Equipex, Idex et autres contractions ronflantes dont le suffixe en « ex » signifiait invariablement « excellence ». Le Foll, en apparatchik zélé, fut le principal et fervent instigateur de cette fusion. Il avait réussi le tour de force de convaincre environ 300 personnes qu’ils n’avaient pas d’autre choix que d’adhérer à son projet, sous peine d’être marginalisés dans un futur paysage de la recherche où les petits se feraient manger par les gros.

Et il avait réussi son pari. La peur de rater une opportunité unique avait fini par l’emporter. Les anciens directeurs avaient consenti à diluer la spécificité de leur unité au sein d’un ensemble plus vaste, homogène vu de l’extérieur, mais beaucoup plus hétéroclite vu de l’intérieur. Qu’importe, l’essentiel pour Le Foll était l’affichage, la visibilité. Et pour ça il fallait être gros, très gros.

Sa victoire était complète, écrasante. Au moment de la création de CyBeL, il était question qu’un cinquième laboratoire fasse partie du consortium. Mais son directeur de l’époque, Jean Alber, soutenu par ses collègues, avait préféré décliner la proposition. Il défendait l’idée, alors totalement iconoclaste, que les petites structures étaient plus performantes, car beaucoup plus agiles que les gros mastodontes. Son laboratoire n’avait pas tenu 3 années face au pouvoir d’attraction de CyBeL. Ses meilleurs chercheurs avaient été débauchés par Le Foll lui-même. Une fois la brèche amorcée, l’hémorragie avait suivi, massive et létale.

Jean Alber, en bon capitaine, était resté à la barre jusqu’au dernier moment. Mais il avait dû se résoudre, la mort dans l’âme, à abandonner l’épave de ce qui était 3 années plus tôt le laboratoire français le plus prestigieux en fouille de données ou « data mining », l’œuvre de sa vie. En ce premier jour de travail de la nouvelle année civile, il se tenait face à un Le Foll triomphant pour lui signifier sa demande d’intégration à CyBeL.

— Ne crois pas que je me réjouisse de tout ça, au contraire. J’estime que c’est un beau gâchis et on aurait pu éviter d’en arriver là.

— Je sais.

— Tu as persisté à vouloir jouer un jeu à somme nulle et tu as tout perdu, alors qu’en unissant nos forces, nous aurions pu trouver un partenariat gagnant-gagnant.

— Tout ça c’est de la politique. Moi, je suis meilleur en sciences.

— Je sais. Revenons à ta demande. Nous l’avons examinée en comité de direction. Je ne te cache pas que la plupart des collègues présents s’y sont d’abord fermement opposés. Ils ont rappelé, à juste titre, que tu étais le seul responsable de ta situation et qu’après avoir combattu le projet avec autant de hargne, ils ne voyaient pas comment tu pouvais maintenant demander à en faire partie. Je ne te cache pas que j’ai dû batailler ferme pour les convaincre, mais ils ont fini par entendre mes arguments.

Le Foll marqua une pause. Alber avait l’impression qu’il attendait un signe de reconnaissance de sa part, mais il resta de marbre.

— Nous avons donc décidé de t’accorder le statut de chercheur associé pour une durée de deux ans. Je précise que c’est la procédure habituelle d’intégration au sein de CyBeL. Ça te laissera largement le temps de prendre tes marques et de construire ton projet de recherche. Au bout de ces deux années, nous réexaminerons ton cas. Si d’ici là tu réussis à monter une activité scientifique productive, ce dont je ne doute pas une seule seconde, le laboratoire comptera un nouveau membre à part entière.

À ce moment-là, ils furent interrompus par la mélodie claironnante de la chevauchée des Walkyries.

« Oui Émeline, qu’y a-t-il ? […] Parle plus fort, je ne t’entends pas avec le bruit de fond. […] Loïc n’est pas là ? […] Oui, j’ai oublié de te prévenir, il devait me remplacer ce matin. […] Je n’en sais rien, il a peut-être eu un empêchement. Ne bouge pas, je demande à Peggy de t’apporter mon badge. […] Tu crois que tu vas pouvoir t’en sortir toute seule ? […] C’est ce que je voulais entendre. Bon TP. […] Oui, au revoir. »

— Excuse-moi, c’était ma doctorante, elle est un peu stressée, c’est son premier TP. Alors, dis-moi, est-ce que tu es d’accord avec ces conditions ?

— Ça me va.

— Parfait ! Comme tous les nouveaux arrivants, il faudra que tu passes au secrétariat pour les formalités d’admission. Je t’ai affecté provisoirement à l’équipe DAT@M. je pense que c’est le choix le plus naturel vu tes compétences. En plus, tu y retrouveras certains de tes anciens collègues. J’ai demandé au responsable d’équipe de te trouver un local.

— Merci.

Le Foll se leva et Alber l’imita. Il fit le tour du bureau et lui tendit la main.

— Bienvenue à CyBeL et sans rancune j’espère ?

— Sans rancune.

— Encore une petite chose avant que j’oublie. Je suppose que tu sais que nous avons notre visite HCERES cette semaine ?

— Oui, je suis au courant.

— Pourrais-tu me transmettre au plus vite une liste de tes publis ? J’aimerais mettre à jour les indicateurs bibliométriques du labo.

— Je ferai de mon mieux.

— Parfait ! À très bientôt dans ce cas.

Alber sortit du bureau avec l’impression persistante de s’être fait manipuler. Il était certain que Le Foll ne lui avait pas tout dit, en particulier à propos de ses publications. Même si ça paraissait incroyable, il devait en avoir besoin, probablement pour gonfler les statistiques du laboratoire. Il était prêt à parier que cet argument avait fini par convaincre le conseil. C’était le genre d’ajustement de dernière minute qui pouvait atténuer un bilan en demi-teinte. Il le savait très bien pour avoir lui-même fait partie à maintes reprises de ces comités HCERES chargés d’évaluer les laboratoires français tous les cinq ans. En suivant son raisonnement, il comprit alors que son avenir au sein de CyBeL était extrêmement précaire. Aujourd’hui, le conseil avait donné son aval à cause d’un hasard de calendrier. Mais qu’en serait-il dans deux ans, lorsqu’ils n’auraient plus besoin de lui ?

X – Gōsuto manifesto

Je ne crois pas au mal, juste à l’absence de bien. Mon échelle de valeurs ne s’étend pas de -1 à 1, mais de 0 à 1. Il y a dans ce monde des humains dénués d’humanité. Ce sont des robots organiques qui ne vivent que pour maximiser leur propre bien-être. Ils ne ressentent rien. Aucune compassion, aucun remord, aucun scrupule ne peut les atteindre. Ils ignorent l’empathie, l’affection et l’altruisme. Ce sont des monstres ordinaires, des inhumains.

65 % des sujets soumis à l’expérience de Milgram [1] vont jusqu’à la tension maximale de 450 Volts. La plupart montrent des signes croissants de nervosité dès 150 Volts. Certains se mordent les lèvres jusqu’au sang, d’autres transpirent abondamment ou se mettent à trembler sans pour autant désobéir à l’autorité. Seuls 5 % des sujets infligent ces chocs électriques sans manifester la moindre émotion.

J’estime donc à 5 % la proportion d’inhumains parmi la population. Ils sont répartis de manière homogène sur toute la surface de la planète. Les nombreuses variantes de l’expérience de Milgram montrent qu’aucun pays, culture, religion, sexe, race, âge ou niveau social n’est épargné.

J’ai croisé à deux reprises la trajectoire d’un inhumain et à deux reprises j’ai connu la dévastation de la perte d’un être cher. Ils m’ont fait tel que je suis aujourd’hui, un fantôme de douleur qui a besoin de leur sang pour survivre.

Gōsuto

  1. L’expérience de Milgram est une expérience de psychologie réalisée entre 1960 et 1963 par le psychologue américain Stanley Milgram. Cette expérience cherchait à évaluer le degré d’obéissance d’un individu devant une autorité qu’il juge légitime et à analyser le processus de soumission à l’autorité, notamment quand elle induit des actions qui posent des problèmes de conscience au sujet. (extrait de l’article Wikipédia)