Lieux, rythmes et savoirs dans l’alternance.

Former et évaluer à quoi, quand et où ?

Depuis les années 1990 au moins, dans le contexte de la formation professionnelle, le concept « d’alternance » est en vogue. Or, que signifie-t-il réellement ? En Suisse, le système dual est en vigueur depuis des décennies dans le cadre des formations aux métiers dits « manuels ». Dans le domaine des formations à l’enseignement, l’importance de la formation sur le terrain est affirmée par les principes de la Reconnaissance des diplômes par la Conférence des Directeurs de l’Instruction publique (CDIP) : sur les 180 crédits ECTS, entre 36 (soit le cinquième) et 56 crédits (soit un peu moins d’un tiers) doivent correspondre à de la formation sur le terrain[1] – c’est-à-dire à des moments de stage dans des classes ou à des moments d’enseignement axé sur « des exercices pratiques » (analyse des pratiques notamment). C’est dire si, en Suisse et quelle que soit la formation professionnelle, l’alternance énoncée est une réalité.

L’alternance énoncée (curriculum formel), disons-nous, car si poser l’adhésion au principe d’alternance dans les discours en institut de formation est relativement aisé, qu’en est-il dans la réalité des formations (curriculum réel), qu’elles soient destinées aux apprentis ou aux futurs enseignants ? Nous savons tous combien la théorie et la pratique ont tendance à être opposées, renvoyées dos à dos : aux instituts de formation la théorie (éloignée de la « vraie vie »), aux terrains l’intégration dans la pratique de la « vraie vie » – les apprentis ou candidats à l’enseignement étant laissés libres de choisir leur camp. Dans ce cas, l’alternance ressemble plutôt à de la juxtaposition des préoccupations de deux mondes que parfois tout sépare voire éloigne et qui se livrent à une guerre peu innocente sur le plan symbolique. Aux théoriciens de comprendre et expliquer ; au praticien de réaliser et de faire fonctionner. De fait, les conclusions du 4e colloque du GEVAPP montraient que cette alternance est assez bien verbalisée et analysée du point de vue des instituts de formation, mais relativement peu du côté des terrains de la formation pratique. Est-ce à dire que ces derniers n’ont rien à dire ? Non, sans aucun doute.

L’alternance intégrative choisit une voie qui n’est pas celle de la hiérarchisation (même symbolique) ou de la paisible ignorance mutuelle. Ce type d’alternance n’implique évidemment aucune concurrence puisque c’est la complémentarité indispensable entre terrains (écoles[2] et entreprises) et instituts de formation (Hautes écoles, Écoles professionnelles, Cours inter-entreprises, …) qui prime, complémentarité par rapport aux spécificités, aux missions, aux objets, aux dispositifs de formation, aux cadres de référence utilisés, complémentarité sur laquelle il faut travailler, ensemble, chacun depuis son « lieu » indispensable, en institution ou sur le terrain.

Lieux, rythmes et savoirs dans l’alternance sont les mots-clés de ce colloque, le 5e organisé par le Groupe d'évaluation des pratiques professionnelles (GEVAPP). Ils sont destinés à mettre en évidence autant les contributions des formateurs en institution (IFFP, HEP, HES, Universités, etc.) que celles des formateurs de terrain (professionnels et praticiens formateurs, maitres de stage ou d’apprentissage, formateurs engagés dans les cours inter-entreprises, ou plus simplement tout professionnel intéressé par la problématique de la formation).

Trois axes pour réfléchir à l’alternance intégrative : lieux, rythmes, savoirs

Lieux disons-nous, parce que le terrain des stages ou l’institut de formation sont différents, ont des spécificités définies, sont chargés de missions différentes et ont une complémentarité à faire valoir. Identifier d'où je parle: du terrain d'une entreprise? De celui qui est lié à un institut de formation? De celui de la formation en institution ? Quelles contraintes, quels objectifs, quel public, quels interlocuteurs hiérarchiques ou professionnels sont propres à chaque lieu ? Quels plans cadre ou curriculums de référence sont en vigueur ? Dans ces lieux distincts et complémentaires ? Comment ces différents lieux conçoivent-ils l'évaluation, en lien étroit avec les objectifs qu’ils se sont fixés ? Comment collaborent, coopèrent ces différents lieux, comment font-ils connaissance, comment échangent-ils ? Comment articulent-ils leurs exigences spécifiques pour les rendre intelligibles aux apprenants ? Comment, en institution ou sur le terrain, reçoit-on « l'autre » lieu de formation ? Quelle légitimité, quel rôle lui accorde-t-on dans les différents dispositifs de formation ou d'évaluation formative ou certificative ?

Rythmes, parce que les rythmes de l’apprentissage en situation professionnelle réelle ou en institution sont différents ; les rythmes des stages, de ce qui y est exigé ; rythmes aussi selon l’avancement dans le processus de formation : les nouveaux entrants en formation obéissent à un autre rythme que ceux qui sont sur le point d’achever leur formation et d’arriver en tant que professionnels à part entière dans le monde du travail. Comment donc s'organisent les stages (en institut de formation ou sur le terrain) tout au long de la formation ? Qu’est-ce qui est évalué sur le terrain scolaire ou en entreprise et, en parallèle, en instituts de formation, selon la progression dans l’apprentissage ? Quelle place et articulation pour le rythme de l'autre « lieu » dans l'organisation de l'alternance ? Rythme aussi parce que le rythme de l’apprentissage de chacun est rarement en phase avec le rythme dicté par l’institution et le programme.

Savoirs enfin, car les savoirs convoqués en institut de formation ne sont pas les mêmes que ceux que le terrain utilise, quand bien même ces deux types de savoirs sont inextricablement liés, idéalement dans une boucle itérative. Les uns, savoirs convoqués en institut de formation, permettent d’éclairer, de comprendre ce qui se passe, comment fonctionne ce qui est (ou sera) travaillé, rencontré, élaboré sur le terrain. Les autres, les savoirs du terrain et ceux qui y sont utilisés, savoir-faire ou transpositions pragmatiques de savoirs théoriques, nourrissent les questions théoriques, les hypothèses posées et permettent leur renouvellement ou leur mise à l’épreuve, les validant ou non. Quelles sont la nature, l’épistémologie, le développement, les liens à tisser entre les savoirs convoqués en institut de formation ou sur le terrain ? Les savoirs des institutions de formation sont-ils en liens avec ceux valorisés par les terrains de formation – écoles publiques ou entreprises ? Quels savoirs sont évalués, à quels moments, dans les différents lieux de formation ? Comment les lieux se coordonnent-ils entre eux, entre professionnels, pour rendre échanger, se coordonner, accorder attention aux savoirs dispensés dans les différents lieux (visite par les pairs d'une institution chez une autre en vue de développement professionnel par exemple) ?

Certes, les frontières entre ces trois thématiques « savoirs, lieux, rythmes » sont ténues et les brouillages inévitables : nous ne sommes pas dans des catégories exclusives mais au contraire dans une tentative de penser autrement et surtout ensemble, des thématiques que tous traitent quel que soit le « lieu » d’ancrage (une Haute école ou un institut de formation professionnelle ou terrain professionnel de l’entreprise ou d’une classe). Lorsque l’alternance est intégrative et veut sortir de la juxtaposition, les thèmes plus classiques en formation, comme l’évaluation ou les savoirs à dispenser, doivent se penser autrement, sans oublier de se situer par rapport à « l'autre lieu ».

Se déclinent donc en lieux, rythmes et savoirs des problématiques transversales qui doivent être étudiées en institution comme sur le terrain : nous pensons à l’évaluation des compétences professionnelles en début, en cours et en fin de formation ; à la progression des objectifs de formation et aux seuils minimaux à atteindre à chaque étape de la formation, etc.

Notre colloque s’adresse à tout type de public intéressé par cette problématique. Pour cela, nous mettons un accent particulier sur différentes formes et genres de communications : récits de pratique, analyses de pratiques, recherches-actions, recherches théoriques sont également bienvenus, se faisant l’écho de chercheurs en institution mais également de praticiens, de jeunes en formation, chacun étant engagé, dans une position caractérisée et assumée, dans le processus complexe d’une formation à visée professionnalisante.


[1] https://www.edudoc.ch/static/web/arbeiten/diplanerk/dak_vorpri_f.pdf

[2] École primaire, secondaire ou spécialisée, soit le terrain, « l’entreprise » pour le futur enseignant.

GEVAPP 18 affiche.pdf