2019-03 : Les 60 ans de l'Estafette

Première Renault à passer à la traction avant il y a tout juste soixante ans, l’Estafette posait les bases de l’ADN des VU du Losange par sa conception totalement orientée vers l’usage réel.

En 1944, la production automobile est régie par le célèbre plan Pons, qui, pour la sortir de son morcellement extrême d’avant-guerre, assigne aux principaux constructeurs des segments bien définis, avec interdiction d’en sortir. Les VU sont ainsi attribués à Berliet et Renault, même si Citroën obtient l’autorisation de produire le TUB, utilitaire à traction avant sorti tout juste avant le conflit. Lequel sera remplacé dès 1947 par le très innovant type H : traction avant, carrosserie monocoque avec plancher plat et tôles fines nervurées, porte latérale coulissante et porte arrière en trois parties…

Conserver son leadership

Face à cette redoutable concurrence au sortir de la guerre, la gamme VU de Renault se limite à la fourgonnette Juvaquatre « Dauphinoise » de 300 kg de charge utile, et au fourgon Goélette « 1 000 kg », d’architecture classique. Malgré son plancher trop haut et son absence de porte latérale, ce fourgon se vend bien grâce à sa robustesse et aux contrats avec les administrations : 81 654 ventes entre 1947 et 1952 contre seulement 26 960 pour le très moderne H de Citroën ! Malgré tout, afin de conserver son leadership, Renault estime nécessaire de développer un fourgon moderne et compétitif de taille intermédiaire avec une charge utile de 600 à 800 kg. C’est le projet Estafette. Une équipe projet est vite constituée sous l’autorité de Guy Grosset-Grange (appelé GGG), ingénieur Arts et Métiers, qui se rend à l’évidence que l’architecture du Citroën H est la bonne, malgré l’opposition du directeur des Études d’alors, Fernand Picard, autoproclamé père de la 4CV, qui ne jurait que par le « tout-à-l’arrière ». Le Volkswagen Combi type 2 est bien comme cela, mais il se vend plus comme un transport de personnes que comme un véritable utilitaire qui ne peut être crédible sans un accès arrière totalement dégagé, avec plancher plat et sans seuil. Après quelques tentatives d’alternative, le projet démarre début 1953 sur une architecture proche de celle du H : carrosserie autoportante, traction avant, plancher plat, charge utile de 600 kg, volume utile de5 m3, hayon en trois parties, porte latérale coulissante…

Grande première pour Renault, la plate-forme de l’Estafette est non seulement en traction avant mais aussi à quatre roues indépendantes. Un double joint de cardan côté roue permettait un rayon de braquage extrêmement faible (4,60 m à gauche et 5 m à droite), gage d’une bonne maniabilité en ville. Quant à la motorisation, grâce à une charge utile de 600 kg et un poids total en charge de 1 600 kg, le moteur 670 (845 cm3) de la future Dauphine semble suffisant, moyennant un minimum d’adaptation. Il faudra cependant dessiner une nouvelle boîte-pont à quatre vitesses synchronisées adaptée à cette architecture.

La conduite du projet, truffé d’innovations techniques, a été menée de main de maître par GGG, et on peut même dire que ce fut la première expérience pour Renault d’une conduite de projet exemplaire, trente-cinq ans avant l’arrivée des organisations projet. Au-delà des points techniques déjà évoqués, il faut souligner parmi les innovations la porte conducteur coulissante. Elle permettait de faciliter l’accès au poste de conduite, surtout en environnement contraint, et au chauffeur de se garer au millimètre près, en se penchant à l’extérieur du volume du véhicule. Cela ne serait plus possible aujourd’hui, vu l’importance prise par les normes de sécurité, mais démontre que l’intérêt des concepteurs pour l’usage réel du véhicule s’inscrit au plus profond de l’ADN Renault.

Pour la version à toit surélevé (+ 29 cm, soit 1,83 m de hauteur intérieure) le choix, un peu contraint par les installations de peinture, a été de réaliser ce toit en composite fibre de verre/ polyester avec préformage puis fusion et polymérisation dans une étuve.

Cette solution était économiquement viable, car le faible investissement par rapport à la tôle compensait le prix de revient de fabrication, plus élevé, surtout pour ces cadences partielles. Cette expérience sur les composites a tracé la voie pour les applications sur les boucliers de R15/17 en 1971, et surtout R5 en 1972.

Si le fourgon Goélette (à l’arrière-plan) lancé juste après-guerre avait su séduire les professionnels par sa fiabilité, l’Estafette s’est révélée infiniment plus pratique.

Le nom Estafette désigne un militaire chargé de la distribution des messages.
Le fourgon excellait dans celle des colis avec arrêts fréquents.

L’Estafette mena une brillante carrière vingt et un ans durant

Après les déboires du démarrage de la Frégate, les équipes de conception de Renault étaient particulièrement sensibilisées aux problèmes de qualité/fiabilité. Il fut donc décidé de décaler fortement la mise sur le marché, afin de réaliser d’importants tests réalistes avec des utilisateurs professionnels réels. Dès 1955, des prototypes et mulets sont produits pour tester la mécanique. Après la réception aux Mines le 1er août 1956 (trois ans avant le démarrage en série), des véhicules de présérie sont fabriqués en nombre à partir du début 1957 pour les confier à des clients privilégiés qui les testeront durablement en usage réel. Inévitablement, un de ces prototypes fera la une de l’Auto-Journal du 1er juin 1957. Bien entendu, des essais sont menés par les équipes Renault sur toutes les latitudes, au Liban, en Afrique, en Irak…, et plus de 2 millions de kilomètres ont ainsi été parcourus dans des conditions extrêmes. De plus, le nouveau centre d’essais Renault de Lardy, près d’Arpajon, fut le théâtre d’essais d’endurance et de mise au point. Dans ce cadre, on s’est aperçu tardivement que, vu la répartition des masses, l’arrière du véhicule se soulevait en cas de violent coup de frein à vide. La correction fut faite par le montage d’un lest de 20 kg à l’arrière, ce qui n’est pas très high-tech, mais efficace...

Une gamme complète proposée

Dès la révélation de l’Estafette à l’été 1959, une gamme complète est proposée à la clientèle : fourgon « normal », fourgon à pavillon surélevé, plateau à ridelles bâché, microcar (8 + 1 places), et enfin une version « zone bleue » (qui a failli s’appeler Trafic) avec une charge utile limitée à 500 kg pour satisfaire un règlement limitant les capacités de charge des véhicules de livraison dans des centres-villes…

Viendront ensuite (1961) une plate-forme cabine pour développer les adaptations de carrossier et une version Alouette (7 + 1places), qui permet de transformer le fourgon utilitaire en transport de personnes (et bagages) pour le week-end. Une préfiguration des monoplaces ?

Au salon de Paris 1959, qui constitue le vrai lancement commercial de l’Estafette, Renault prévoit toute une série d’animations, dont un championnat de France des conducteurs-livreurs. Le vainqueur repartira au volant d’une Estafette, non sans avoir claqué la bise à Miss Paris et à Miss Estafette…
Des essais sont évidemment prévus et proposés à la clientèle sur le parcours même de la finale. Maintenant qu’elle est connue et reconnue, l’Estafette peut commencer sa brillante carrière, qui durera vingt et un ans pour une production totale de 533 209 véhicules. Elle sera remplacée par le Trafic (tiens, tiens…) dont le projet sera piloté par GGG et un certain Gilles Guilloteau. Cinq G à eux deux : l’Histoire s’accélère ?

Yves Dubreil pour RENAULT HISTOIRE