2019-03 :
L'Alliance Renault-Nissan a 20 ans !

Le 20ème anniversaire de l’Alliance Renault-Nissan ne pouvait pas nous laisser sans vous raconter l’histoire de la création de cette Alliance, mais en se limitant à 2002, afin de ne pas interférer avec une actualité encore brûlante…Nous avons interviewé la plupart des acteurs les plus impliqués, mais surtout demandé à Louis Schweitzer de s’associer à notre démarche afin de corriger et valider notre récit, ce qu’il a accepté très volontiers. Nous espérons ainsi vous proposer un texte de référence sur cet évènement très important dans l’histoire de Renault.

L’ALLIANCE RENAULT-NISSAN A 20 ANS !

10 mars 1999, coup de tonnerre au Salon de Genève, DaimlerChrysler renonce à rester en lice pour sauver Nissan de la faillite, et Renault reste seul prétendant. Il faut dire que la situation de Nissan n’est pas brillante (35Mds$ de dettes) au point que Bob Lutz, emblématique dirigeant de l’automobile à Détroit déclare que Renault aurait mieux fait de mettre 5Mds$ de lingots d’or dans un container et de le couler au milieu du Pacifique …
Qu’allait donc faire Renault dans cette « galère » ?

DE LA RUPTURE AVEC VOLVO A LA SIGNATURE AVEC NISSAN

2 décembre 1993 : le Conseil d’administration de Volvo rejette le projet de fusion avec Renault, conclu en septembre, qu’il considère comme une OPA déguisée.
Les raisons de ce rejet sont multiples:
1. Tout d’abord, trop de temps a été perdu entre l’intention et la conclusion, du fait de l’opposition du premier ministre (Édith Cresson) à une loi permettant à Volvo de prendre plus de 20 % du capital de Renault. Ce sera fait en 1993 mais entre-temps la situation de Volvo s’est améliorée, et Volvo est moins motivé.
2. De plus l’État, en actionnaire décideur, a exigé un accord trop favorable à Renault. Volvo a d’abord accepté sans vraiment comprendre, mais quand ils ont découvert la réalité, ce fut la fronde.
3. L’impact de la grève d’Air France a été le coup de grâce: la CGT sur les pistes de Roissy et l’État qui renvoie le PDG Bernard Attali et s’aligne sur la CGT: ces Français sont incorrigibles. La célèbre photo de Gérard Longuet entre Louis Schweitzer et Pehr Gyllenhammar n’a été que l’expression symbolique d’un malaise plus profond.
4. Enfin, les contacts entre les acteurs Renault et Volvo ont été quelquefois marqués par trop d’arrogances réciproques, ce qui n’a pas amélioré le climat, ni facilité la coopération.

LA RÉACTION

1. Tout d’abord, il faut privatiser Renault pour sortir des diktats de l’Etat; ce sera fait en deux temps: ouverture du capital en novembre 1994 (État à 53 %) puis privatisation en juillet 1996 (État à 47 %).
2. Cependant, comme le titre l’Expansion, Renault reste trop petit, trop seul, trop français ! . La réaction s’organise.
3. A la réunion des cadres supérieurs et dirigeants de Renault en 1995, Louis Schweitzer annonce:
- Objectif internationalisation (et non européanisation)
- À la demande des cadres d’acquérir une marque de luxe, L. Schweitzer répond qu’il faut à Renault une marque bon marché (ce sera Dacia…).
4. D’autre part, en mai 1995, séminaire de lancement d’une réflexion stratégique impliquant tous les métiers de l’entreprise : « Cible -ou possibles- 2010 »
Les 24 janvier et 1er février 1996, retour en CEG des propositions...

Suite à la détérioration des résultats en 1995, Louis Schweitzer annonce le 21 mars 1996 aux cadres dirigeants qu’il faut gagner 3 000 F par voiture produite d’ici un an afin de rétablir les comptes, en utilisant l’anecdote d’un hôtelier qui fait faillite en donnant toute satisfaction aux désirs des clients, mais sans contenir l’évolution des prix que cela entraine. Il faut noter cet objectif qui consiste à mesurer l’efficacité par la répercussion sur le coût total, et non par des économies par métier qui peuvent se faire au détriment de cette performance globale.
Dans la foulée, c’est le lancement du projet Brésil dans la perspective de la mondialisation de Renault.

En octobre 1996, arrivée de Carlos Ghosn pour prendre la responsabilité de la conception, des fabrications et des achats, avec la charge de mener à bien un plan de réduction des coûts sur la base de l’objectif de -3 000 F à la voiture. Ce sera son plan -20 Milliards de F en trois ans- qui rencontre beaucoup de scepticisme.

L’année 1997 commence par la fermeture de l’usine de Vilvoorde que l’on annonce un peu dans la précipitation. On annonce aussi l’arrêt de la Formule 1, car il serait inconvenant de dépenser en sport auto ce que l’on a économisé par un drame social. Cette même année, on crée la DVU (Division Véhicules Utilitaires), une "Business Unit" qui aura un bel avenir, et Scénic est élu voiture de l’année.

C’est aussi en 1997 que Louis Schweitzer en mission en Russie avec Jacques Chirac et Lionel Jospin, visitant une concession Lada à Moscou, est attiré par le prix des voitures exposées (5 à 6 000$). Certes elles sont d’un autre âge, mais ne serait-ce pas un bon objectif de prix pour la voiture « low-cost » dont il rêve. Il attendra le 28 septembre 1998 pour annoncer son pari de vendre des voitures modernes à 6 000 $ ; c’est un défi technique et économique ambitieux que Renault doit pouvoir se fixer : ce sera le point de départ pour la Logan et pour la relance de Dacia.

ET LE JAPON DANS TOUT CELA ?

Dans les réflexions du groupe mondialisation, au sein de Cibles –ou possibles- 2010, les perspectives de croissance sont surtout en Asie, puis Amérique latine et PECO (pays de l’Europe centrale et orientale) + CEI (Communauté des États indépendants autour de la Russie). La première réponse de Renault s’appuie sur son implantation en Turquie et son projet en démarrage au Brésil. En juillet 1998, on signe un accord avec la Mairie de Moscou pour la création d’Avtoframos.

Pour financer des opérations internationales, Renault a maintenant les moyens (plus-value sur la rupture avec Volvo, effets du plan d’économie, succès de la Scénic, …) au point que Louis Schweitzer confie à Alain Dassas, de la Direction Financière: "…eh bien cet argent on va le claquer!"

Les regards se tournent vers la Corée et surtout le Japon qui ont été affaiblis par la crise asiatique de la fin 1997. Des missions en extrême orient sont organisées par le bureau de Tokyo (Nathalie Gigandet) rassemblant Georges Douin DGA, Pierre Fraiseau, Gérard Gastaut et Alain Dassas. En Corée, Hyundai (qui est en train d’absorber KIA) et Daewoo (qui fait face à de premières difficultés) sont aux abonnés absents ; Samsung Motors serait une possibilité, mais dépend totalement de Nissan pour sa technologie. Au Japon, Toyota et Honda sont hors de portée. Ils visitent Mitsubishi Motors, Suzuki, Subaru, Nissan, et même Honda. Seuls Nissan et Mitsubishi Motors restent en lice, le premier ayant une plus grande taille, mais est en plus mauvais état financier; par contre il possède l’avantage d’avoir une remarquable compétence en maîtrise des process et de la qualité, ce qui est bien complémentaire des compétences de Renault. En juin 1998, Nissan indique sa volonté de négocier.

Louis Schweitzer écrit aux PDG de Nissan et de Mitsubishi pour leur proposer l’ouverture d’un dialogue stratégique. Les deux donnent leur accord. Il rencontre ainsi Yoshikazu Hanawa, le PDG de Nissan, à Tokyo les 21 et 22 juillet. Mitsubishi Motors se retire en septembre car il ne se sent pas assez sous contrainte pour accepter de se vendre.

Il ne reste donc que l’hypothèse Nissan qui soit crédible.

LA CONSTRUCTION DE L’ACCORD, ET LES PREMIERS PAS DE L’ALLIANCE

Les rencontres entre L. Schweitzer et Y. Hanawa se multiplient en fin 1998 ( 28 septembre dans un hôtel parisien, puis 28 octobre à Singapour) A ce dernier rendez-vous, cela se passe mal, car Y. Hanawa annonce que DaimlerChrysler (et même Ford) sont toujours en lice et qu’il n’y a pas d’exclusivité pour Renault. Heureusement, ça se passe mieux les 10 et 11 novembre devant le Comité exécutif de Nissan à Tokyo où Carlos Ghosn fait une démonstration de « cost-killer » avec son plan 20MdsF chez Renault. Nissan parle toujours avec DaimlerChrysler, mais plus pour trouver un accord sur les VU avec Nissan Diesel.

Des contacts croisés entre Nissan et Renault sont organisés avec 24 sujets à l’ordre du jour, et il en ressort que :
- rien qu’avec les gains possibles sur les achats, Nissan peut retrouver une situation bénéficiaire, et sans surcoût d’obtention.
- le plan prévoit aussi la réduction des coûts internes ;
- la dette totale est colossale (20Mds$ + filiales financières 10mds$ + financement des fonds de pension 5 Mds$) ;
- potentiel très important en liquidant une bonne partie du Keiretsu, mais ceci ne pourra être fait que par un « gaijin » ;
- plan produit pléthorique et pas assez attractif, mais fortes compétences en engineering, manufacturing et maîtrise des processus.

Début 1999, Daimler fait un grand show triomphaliste à Tokyo sur le succès de sa prise de contrôle de Chrysler. Mais, le 10 Mars 1999, coup de tonnerre au Salon de Genève, DaimlerChrysler annonce qu’il se retire de ses discussions avec Nissan. Les difficultés avec Chrysler, et les risques sur la mauvaise santé de Nissan ont fait renoncer le conseil de surveillance de Daimler. La voie est libre, mais Renault n’en profite pas pour durcir ses exigences, ce qui sera apprécié côté Nissan.

Le 13 mars à Roissy, les termes de l’accord sont trouvés, mais tout reste totalement confidentiel jusqu’au 27 mars à Tokyo, où l’accord est signé. Il « ne reste plus qu’à le faire ! »

Depuis longtemps déjà, Carlos Ghosn avait accepté de prendre la responsabilité de Nissan en cas d’accord et de rejoindre Nissan avec Thierry Moulonguet et Patrick Pélata comme membres du CA de Nissan.

Le plan de redressement est déjà tout prêt:
- Le choix des expatriés: ne pas prendre seulement les plus intelligents, mais surtout les plus solides!… De toutes façons, un engagement, on réussit ou on démissionne collectivement, C. Ghosn en tête.
- Sensibilisation de toute l’équipe des expatriés de Renault à la culture japonaise par Serge Airaudi. Ce ne vaut peut-être pas les expériences en commun, mais c’est tout de même une bonne base.
- Désendettement massif par vente d’actifs: ce démantèlement du Keiretsu n’était possible que par un non-japonais, un « gaijin ». Des 1 394 sociétés, seules 4 sont considérées comme indispensables !
- Fermeture de certaines usines, fin de l’emploi à vie et de l’avancement à l’ancienneté, 21 000 suppression d’emplois.
- Fermeture de 20 % des filiales commerciales et 10 % des points de vente.
- Action très forte sur les achats: potentiel considérable (20 à 25 %) sans effet volume et donc sans coût d’acquisition.
- Apport d’argent frais ( 5 Mds $) pour prendre 33 à 40 % par augmentation de capital: ne pas donner un sou aux actionnaires de Nissan.
- Pour préparer le futur, organiser une action forte avec Patrick Pélata par l’embauche d’un designer de talent Shiro Nakamura venant de Isuzu, et réduction au minimum de la chaîne de décision pour les décisions de design: « vox populi, vox asini ».

Malgré les risques étalés sur la place publique, les financiers ne nous ont pas lâchés. Les résultats sont spectaculaires et atteints avant l’échéance fixée: retour aux bénéfices dès 2001, et marge opérationnelle de 4,5 % dès 2002… Contrairement à ce que beaucoup ont écrit, C. Ghosn n’est pas seulement un « cost-killer », mais surtout un « margin enhancer !»

Pour tous les acteurs associés à cette aventure, l’esprit de ces premières années était un grand enthousiasme partagé, alimenté par l’engagement de chacun et l’obtention de résultats spectaculaires plus vite que prévu. Par contre la recherche, l’ingénierie et le manufacturing de Nissan sont restés des boîtes noires dont seuls les Japonais avaient la clé.

Le ressort fondamental de cette réussite c’est la conjonction du choix d’une Alliance plutôt que d’une fusion pour s’enrichir de nos diversités, la machinerie organisationnelle et managériale de Renault, et la capacité de l’entreprise à prendre des risques.

Et pour conclure, des journalistes ayant fait remarquer à Bob Lutz que son avis sur l’Alliance Renault-Nissan s’était avéré peu clairvoyant, il répondit: "j’avais oublié un paramètre, l’effet Carlos Ghosn."

Yves Dubreil 27 - 03 - 2019

Remerciements à Nathalie Gigandet, Georges Douin, Thierry Moulonguet, Alain Dassas, Gérard Gastaut, qui ont apporté leurs témoignages et leurs archives, et surtout à Louis Schweitzer qui nous a soutenus et accompagnés avec bienveillance pour réaliser cette synthèse de cet évènement historique pour Renault.

Le 13 mars 1999 à Roissy: "C'est fait !", on s'est mis d'accord.

Le 27 mars 1999, signature officielle de l'accord d'Alliance entre Renault et Nissan

Bibliographie:

  • "Renault, une révolution française" par Stéphane Lauer - J.Cl Lattès

  • "Cibles -ou possibles 2010"- Jean-François de Andria dans RH n° 25 octobre 2011

  • "Renault-Nissan les coulisses de l’exploit" - Conférence Georges Douin à l’École de Paris le 5 avril 2002

  • "L’Alliance Renault-Nissan" par Thierry Moulonguet - Revue des deux mondes