2019-02 - Rétromobile 2019

Le T100 : une extravagance? par Michel Jullien

Incontestablement, le T100 fut la vedette de cette édition 2019 de Rétromobile. Comme il le fut au Salon de l’auto à Paris, en 1957…

Né d’un raisonnement qui avait peut-être un sens théorique, cet engin (extraordinaire au sens littéral du terme) prendra réellement forme, en tôle et en pneus, et on peut se demander comment cela a pu être possible… Dans quel but ? Pour répondre à un besoin peut-être pas vraiment bien cerné ? Le prestige ? À vous d’apprécier.

Le T100 à Rétromobile 2019

Quelques éléments de contexte

La naissance du T100 est étroitement liée à la découverte des gisements de pétrole d’Hassi Messaoud, en Algérie, et à leur exploitation.

Situé en plein désert à 800 km au sud d’Alger, Hassi Messaoud sort de l’anonymat en 1956, date de la découverte des gisements de pétrole. Les recherches pétrolières avaient commencé au début des années 1950. À cette époque, nous sommes (encore) en territoire français, plus pour très longtemps ; la guerre d’Algérie a débuté le 1er novembre 1954.

En 1956 toujours, Guy Mollet (socialiste) est nommé Président du Conseil et défend le parti du dialogue avec l’Algérie et du retrait négocié de la France de ce territoire. Il nomme le général Catroux Ministre-résident en Algérie, reconnu pour son libéralisme en matière coloniale. Pour faire bonne mesure, Guy Mollet décide d’aller sur le terrain algérois se faire acclamer des populations. Il est accueilli par des centaines de kilos de tomates lancés par les partisans de l’Algérie française. De retour en France métropolitaine, Guy Mollet prend des mesures énergiques en… retournant sa veste. Le Général Catroux, à peine en poste, est remercié et remplacé par Robert Lacoste, partisan du maintien de l’Algérie dans la République française ! Il est évidemment fortement critiqué par les partis de gauche et en particulier le parti communiste, qui l’accuse d’avoir cédé… aux jets de tomates et d’avoir pris fait et cause pour les “Pieds noirs“, très attachés à leur terre, ce qui n’était pas un élément vraiment nouveau dans le paysage.

En fait, la réalité est un peu différente. La présence avérée des richesses pétrolières du Sahara est confirmée dès le début de cette année 1956, et c’est elle qui a constitué la véritable raison de la poursuite puis de l’intensification de la guerre.

Ces gisements entrent en production en 1958, alors que la guerre d’Algérie bat son plein. Ils deviennent stratégiques pour la France, qui y voit la possibilité de réduire fortement sa dépendance d’approvisionnement en pétrole. La dépendance de la France en importation pétrolière était de 100 % jusqu’en 1956; elle passait à 90 % en 1960 et ne sera plus que de 60 % en 1962, au moment de la proclamation de la fin de la guerre d’Algérie, confirmant les prévisions de 1956.

En 1962, la France ne parviendra pas à conserver le Sahara sous son contrôle et les compagnies françaises produiront alors du pétrole pour le compte de l’Algérie, jusqu’à leur nationalisation par l’État algérien en 1971.

La genèse du T100

À partir de 1956, la certitude que le pétrole est présent en grande quantité dans cette région du sud de l’Algérie, accélère le travail des imaginations sur le défi à relever. Les problèmes de transport de matériels ne sont pas nouveaux, mais désormais il faut les résoudre. Peut-être aurait-il fallu bien les définir, ces problèmes… Mais le temps presse…

Après avoir lui-même survolé en avion, en décembre 1956, la partie occidentale du Sahara, Paul Berliet y envoie dès le début de 1957 une équipe maison, en vue d’établir un cahier des charges d’un camion capable de traverser les étendues de sable en transportant des charges lourdes de l’ordre de 50 tonnes. « Sur ce vaste océan ridé de hautes dunes – les barkhanes – il fallait “un navire de haut bord“, doté de capacités de franchissement adaptées pour amener sa cargaison à bon port . » Le futur T100 sera donc le vaisseau des océans de sable. L’histoire ne précise pas vraiment si les clients de ce moyen de transport ont été mis à contribution et quel contour économique pouvait avoir ce projet. Toujours est-il que les ingénieurs Berliet rendent leur copie… une semaine plus tard. Et seulement neuf mois après (une performance), le prototype T100 n°1 sort de l’usine de Monplaisir, un quartier de la ville de Lyon (octobre 1957).

Plan profil du T100

Les quatre T100

Le n°1, en octobre 1957 ne prend pas la direction du Sud algérien, comme on aurait pu l’imaginer, mais celle du salon de l’auto à Paris où il sera admiré pendant 10 jours par, semble-t-il, un million de visiteurs… Ce prototype, destiné au désert, ne s’arrêtera pas en si bon chemin. Il ira se faire admirer dans nombre d’expositions: Lyon, Grenoble, Helsinki, Casablanca, Francfort, Genève… Les dunes pouvaient attendre. Après diverses transformations, dont le remplacement du moteur de 600ch par un 700ch, il rejoindra les chantiers pétroliers en… 1960.

Le n°2 sera construit en 1958. Il est équipé du moteur Cummins1 de 700ch. Après des essais à La Valbonne (près de Lyon), il se dirige vers Marseille, puis rejoint Rouïba dans la banlieue d’Alger, là où est installée l’usine Berliet. De là, il atteindra sa destination finale du Grand Erg oriental où il transportera du matériel de 1959 à 1962. C’est ce véhicule que récupère en 1981 la Fondation Berliet, qui l’expose alors au Montellier dans l’Ain, où est situé son magnifique musée et dans lequel sont conservés quelque 150 véhicules. C’est ce véhicule qui a été exposé à l’édition 2019 de Rétromobile.

Le n°3, construit en 1959, était un 6x4 (contrairement aux n°1 et n°2, qui étaient des 6X6) équipé d'une benne de chantier de 50 m3 basculante par système hydraulique. Il ne connaitra jamais le désert… Il fut utilisé de 1960 à 1964 à la mine d'uranium de Bessines-sur-Gartempe (Haute-Vienne) pour l'extraction du minerai, qui aura lieu sur la période 1948-1995. Il retourna à Monplaisir en 1965 puis prendra du service pendant un an sur un chantier autoroutier dans la Drôme. Il retournera au centre d'essai de La Valbonne pour une série de tests. Après quoi, il se fera admirer pendant plusieurs mois sur un parking de l'autoroute A6 à Saint-Vallier, dans la Drôme, avant de retourner à La Valbonne, où il sera finalement… ferraillé.

Le n°4 est le dernier T100 produit, construit également en 1959. Il se différencie de ses prédécesseurs par sa cabine avancée à 5 places, équipée de couchettes. C’est un 6x6 et il est équipé du V12 Cummins de 600 chevaux récupéré de l'exemplaire numéro 1. Il va lui aussi avoir avant tout une vie de star et parcourra le monde entier. L’Exposition Mondiale de Matériels Pétrolier, à Tulsa (Oklahoma) puis à une foire à Chicago avant de passer chez Cummins (USA) pour recevoir le moteur de 700 chevaux. Il revient ensuite en France après avoir été exposé une dernière fois à New York. Il sera présenté aux Salons de Genève en 1960 et de Bruxelles en 1961. Aucune commande ne sera engrangée. Ce T100 n’aura exercé qu’une fonction d’ambassadeur, mais visiblement sans convaincre de “potentiels acheteurs“…
En 1962, Berliet l’équipe d’une turbine Turboméca de l’hélicoptère Alouette II, qui développe 1000 chevaux … Les essais ne furent pas concluants et le constructeur y mit fin en octobre 1964. Le T100 n° 4 fut remisé avant d’être finalement, lui aussi, ferraillé.

Les principales caractéristiques des T100

Si, comme nous l’avons vu plus haut, les quatre T100 ne sont pas tous identiques, sauf les n°1 et 2 qui sont très proches, ils sont tous remarquables par leur “gigantisme“ ; jugez plutôt : longueur de 11,40 à 15,30 m ; largeur de 4,80 à 5,40m et la hauteur de 4,00 à 4,40m.

Leur poids total en charge va de 100 à 155 tonnes (pour le n°3) avec des charges utiles de 40 à 80 tonnes (pour le n°3 toujours).

Les moteurs de plus de 300cv n’existant pas sur le marché en Europe, c’est un moteur américain de la marque Cummins, qui fera l’affaire. Il s’agit du VT12 diesel 12 cylindres en V turbo compressé (un turbo par ligne de cylindres), d’une puissance de 600 ch. En 1959, le moteur d’origine est amélioré pour obtenir 700 ch à 2100 t/mn. La cylindrée passe de 24 litres à 28 litres et il dispose de 100 ch supplémentaires, grâce à un nouveau dessin des arbres à cames.Le freinage est assuré par des freins “Messier“ à 4 disques par roue, type “aéronautiques étanches“ sur les 6 roues.

Les contenances des réservoirs sont impressionnantes : 2 x 950 litres pour les n° 1 et 2 650 litres pour le N°3. La consommation l’est tout autant : 90l/100 km sur route et … 240l/100 km dans le sable2. La vitesse maximum de ces engins était aux alentours de 50 km/h.

Au delà des dimensions et du moteur (700cv, d’un poids de 2,5 tonnes), le plus impressionnant, lorsqu’on est à coté de ce véhicule, est incontestablement les pneumatiques (étudiés et fournis par Michelin). Ils sont, avec la puissance du moteur, la clé de voute de la capacité de ces camions à traverser les dunes démesurées du désert.

Ce sont des pneus basse pression, de 2,20 m de diamètre et de 1m de large. Ils pèsent une tonne pièce. C’est à ce prix que ce camion de 100 tonnes en charge, s’enfonce un minimum dans les sables, une dizaine de cm comme le montreront les différents tests.

Le pétrole, une affaire américaine

En 1918, les États-Unis étaient le premier producteur de pétrole au monde. Au début des années 1950, le pétrole dans le monde est avant tout l’affaire des États-Unis d’Amérique… Leur savoir-faire dans le domaine est considérable, tout comme leurs moyens techniques associés à cette activité. Les circonstances et l’état du monde après la seconde guerre mondiale font que les Américains se sont chargés, “assez logiquement“ d’exploiter le pétrole d’Arabie Saoudite. Les pétroliers américains, bien sûr, s’approvisionnent en matériels auprès de l’industrie de leur pays, dont les moyens de transport, nécessaires à cette activité. C’est ainsi que Kenworth3 conçoit en 1951 son modèle 853, 6x6, porteur ou tracteur, spécialement adapté à l’exploitation pétrolière ; il a d’ailleurs été réalisé initialement pour l’ARAMCO (Arabian American ail Co). Ce véhicule, équipé d’un moteur de 300 chevaux et pouvant emporter 32 tonnes de charge utile sera produit à quelque 1 700 exemplaires, avant de laisser la place au 953, qui continuera une longue lignée, toujours existante aujourd’hui.

Début 1956, Berliet lance la production d’un gros camion, la famille GBO (porteur) et TBO (tracteur) destinée aux transports exceptionnels et aux chantiers des grands travaux. Il s’agit d’un 6X4, équipé d’un moteur de 15 litres de cylindrée développant 200, puis 300 chevaux, un record à cette époque. Dans les réflexions portant sur le futur T100, il apparaît qu’un véhicule de taille inférieure serait le bienvenu, à l’image du Kenworth évoqué plus haut. Berliet décide alors de lancer une version “pétrolière“ de son GBO, le GBO – TBO P15 6X6, à traction 6X6 au lieu de 6X4 et avec de notables modifications pour recevoir des pneumatiques de plus fortes dimensions, pour en améliorer le comportement sur le sable. Seulement une cinquantaine de ces camions seront produits entre 1958 et 1962 et ils ne trouveront pas de débouché après l’indépendance de l’Algérie, l’influence française dans l’exploitation pétrolière ayant, de ce fait, disparu. La version 6X4 sera elle produite à 1600 exemplaires environ, de 1956 à 1973.

Conclusion

Le T100 a rencontré un vrai succès à Rétromobile… Comme il y a 60 ans place Bellecour, les visiteurs étaient étonnés, estomaqués par la taille et le gigantisme de ce camion effectivement hors norme. Tous voulaient se faire prendre en photo à coté de la “Bête“, histoire de se transformer en Lilliputiens…

Ce camion n’eut aucun succès commercial, fut très peu utilisé en opérations, passa beaucoup de temps à se faire admirer dans de nombreuses exhibitions à travers le monde. Pourquoi s’être lancé dans cette aventure ? Le “Panache à la Française“ ? On ne peut s’empêcher de faire quelques rapprochements avec, par exemple le paquebot France lancé en 1960 alors que les “Jets“ commençaient à couramment traverser l’Atlantique ? Ou encore le Concorde, magnifique avion pour esthète et qui restera dans l’histoire, mais qui ne correspondait finalement à aucun véritable besoin. Et puis, pour rester dans l’actualité, ne peut-on pas dire que le T100, toutes proportions gardées, est aux camions Berliet GBO et autres Kenworth, ce que l’A380 aura été au Boeing 7474

Le Panache…

Le T100 en partance du Montallier pour Rétromobile, tracté par un Volvo FH16 de… 700cv.

Notes

1_Cummins, est un fabriquant de gros moteurs depuis 1916 aux États Unis. Cette firme équipait plus de la moitié des poids lourds américains dans les années 1950, avec des moteurs allant jusqu’à 600cv…

2_Un camion d’aujourd’hui de 44 tonnes, de 16 litres de cylindrée et de 700-750cv consomme moins de 40l/100 km sur route (FH16 de Volvo, par exemple)

3_Fondé en 1916, porte le nom de Kenworth depuis 1923, c’est une entreprise américaine de fabrication de poids lourds, basée aux environs de Seattle. Appartient au groupe PACCAR (qui possède également DAF), qui produit environ 250.000 camions /an (450.000 environ pour Mercédès et un peu plus de 300.000 environ pour Volvo – dont 50.000 Renault Truck).

4_Ce “Jumbo Jet“ sillonne les airs depuis 1969 et a été produit à plus de 1 500 exemplaires à ce jour. Depuis 2007, 234 A380 ont été vendus (251 en 2021 lorsque le dernier sera livré), loin des 420 requis pour que le programme soit à l’équilibre financier.