"Art, psyché, cosmos" de Jean-Jacques Wunenburger (extraits)
Extraits d'un texte de Jean-Jacques Wunenburger parus sous ce titre dans la série "Colloques" des Cahiers de géopoétique "Géopoétique et Arts plastiques" (1999) -(on le trouvait sur l'ancien site de l'IIG - Institut International de Géopoétique- alors référencé dans la rubrique des "Textes Fondateurs"). L'auteur y circonscrit "les paradoxes et les exigences d'un art géopoétique". Il pose là une direction possible au déploiement de la géopoétique dans le champ de l'art contemporain. C'est dans cet espace, vierge encore d'application pratique, que j'envisage la mise en oeuvre du Matriscape-Magister Ludi .
Y. Barazer
« Sans nul doute se trouve-t’on là devant l’épuisement d’une certaine fonction sociale de l’art. L’oeuvre n’étant plus définie comme une re-présentation, elle ne saurait plus être, comme par le passé, intégrée au patrimoine culturel et servir d’objet décoratif ou de simple source d’un plaisir esthétique. La réception de « l’objet d’art » ne saurait se limiter à une contemplation, à une réception passive. L’oeuvre, née d’une expérience du cosmos, semble, à vrai dire, surtout destinée à remplir une fonction psychotrope, de transmission de cette expérience à d’autres, et donc de modification des structures psychiques de ceux qui la rencontrent. L’oeuvre apparaît , pour celui qui a dépassé le stade du spectacle, comme un « objet transitionnel », qui est destiné à transformer les relations entre sujet et monde. En ce sens l’oeuvre se présente plutôt comme un « ob-jeu », comme une réalité structurée « ouverte », qui induit la ré-organisation de l’ego par un processus d’extraversion. Elle rejoint ainsi différents objets relationnels comme les instruments rituels ou les jeux thérapeutiques.
Elle peut, en effet être rapprochée d’abord d’un objet rituel religieux, par lequel le pratiquant modifie ses états de conscience, initie un voyage mental ou inaugure une sorte de parcours alchimique au cours duquel esprit et matière dissolvent leur configuration réciproque et réorganisent leurs liens (Solve et Coagula de l’alchimie). Proche de la fonction du mandala, l’oeuvre devient alors un montage qui invite au voyage psychique, par et à travers le complexe de matière-forme. Elle provoque ainsi au déconditionnement et à la réorganisation de l’espace intérieur au contact de l’espace extérieur. Dans une autre perspective, la dynamique psychotrope de ces oeuvres peut aussi être comprise à la lumière de certaines thérapies artistiques, qui isolent les pouvoirs d’actions sur l’âme des jeux avec la matière, les formes et les rythmes. A l’opposé des thérapies langagières, qui demeurent largement intellectualisées, ces pratiques utilisent les vertus primaires de la réalité physique pour modifier le psychique. Elles parviennent ainsi à déjouer les résistances culturelles, largement attachées au pouvoir des mots, et à activer les valences dynamiques du cosmos, dans l’enceinte même de l’Anthropos. Il s’agit alors de réorganiser l’espace, la matière spirituelle, au contact de semences cosmiques d’une grande plasticité.
Si tel est bien le statut de ces oeuvres, on peut s’attendre à ce qu’elles disposent d’une double efficience. En un premier temps, elles constituent des médiations pour exprimer et communiquer à des êtres sédentaires, les itinéraires qui peuvent les diriger vers l’expérience géopoétique elle même. Elles assurent ainsi une fonction didactique, pédagogique, initiatique. Dans un second temps, elles réveillent en chacun, à mesure de ses dispositions, un nouveau rapport au cosmos, qui arrache l’être à sa prison intérieure, et le met en consonance avec l’ordre primordial du monde, tel qu’il se manifeste dans l’immanence des matières et des formes, mais pour pressentir, à travers le jeu des formes, l’horizon d’une présence. Dans ces conditions, comment ne pas voir que l’art géopoétique comporte en lui-même une éthique? D’abord pour soi-même dans la mesure où il est exigé de l’artiste une certaine décréation de soi, une blessure narcissique, pour se mettre en phase avec le monde; à l’égard aussi d’autrui, dans la mesure où l’artiste est le témoin ou le co-auteur d’une expérience onto-cosmologique qu’il veut faire partager à d’autres. Si l’on peut toujours créer pour soi seul, l’esthétique géopoétique, plus qu’une autre peut-être, prend tout son sens dans une générosité secrète, qui permet de faire aux autres le même don que celui que le monde nous a déjà accordé. »