J. Chapoutot, Le national-socialisme et l'Antiquité

Le plaisir était double ce mardi 16 mars à accueillir dans la salle des conférences du lycée Henri IV le jeune historien Johann Chapoutot, maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Grenoble, devant un public très nombreux où ne manquaient pas ses anciens professeurs. Johann Chapoutot a effectivement fait ses classes préparatoires littéraires dans ce lycée, et il a rendu un hommage très appuyé et très sympathique à la formation qu’il y a reçue. Latiniste, optionnaire germaniste-, c’est dans cette spécialité qu’il a intégré 1er à l’Ecole Normale Supérieure de Lyon/Sciences Humaines-, agrégé d’histoire ensuite, Johann est en effet le produit trans/inter/pluridisciplinaire (ah ! la richesse des préfixes latins…) de ce que cette formation généraliste garde de meilleur… C’est essentiellement la matière de sa thèse qui devait faire l’objet de son propos, thèse très vite publiée aux PUF, 2ème tirage en mars 2009 : Le national-socialisme et l’Antiquité. Il a publié depuis, toujours aux PUF (2010), Le meurtre de Weimar.

Pour notre Association la venue de Johann Chapoutot, après celle de François Hartog, dans ce mois de février consacré à l’histoire, est aussi le signe que, fidèles à nos objectifs, nous entendons bien faire entendre les voix de toutes les disciplines de la mémoire et du langage, et discipline de la mémoire et du langage, l’histoire l’est, bien sûr, à part entière. La transition était ainsi faite avec la précédente conférence de François Hartog, qui, interrogeant le statut des disciplines classiques, avait évoqué, entre autres gestes renaissants, « les usages politiques du passé », soit les tentatives d’annexion, d’instrumentalisation de l’Antiquité par des idéologies soucieuses avant tout de s’assurer une légitimité.

Ce ne sont pas seulement les révolutionnaires de 89 et de 48 qui ont érigé, parfois jusqu’à la morne caricature, l’imagerie gréco-romaine au rang de modèle à imiter (avec d’ailleurs un lyrisme peut être plus lucide qu’il n’y paraît, et dont Hannah Arendt devait souligner l’efficacité : « Sans l’exemple classique dont l’éclat traversait les siècles, aucun des hommes des révolutions, des deux côtés de l’Atlantique, n’aurait eu le courage d’entreprendre ce qui devait se révéler une action sans précédent » (Essai sur la Révolution, Gallimard, Paris, 1967, p.291) . On se doute que les grecs et les romains annexés à la cause du national - socialisme, qui voulait « effacer l’idée même de 89 » ne relèvent pas du même paradigme ! Déjà, dans son essai La voie romaine, où il développe la thèse d’une identité européenne cousue de cicatrices, dont la paradoxale et féconde identité est qu’elle repose justement sur « une appropriation de ce qui lui est étranger », Rémi Brague avait opportunément rappelé, entre autres exemples de la tendance à fabriquer du « roman national », comment le fascisme italien « a entrepris à grands coups de menton, d’exalter une « romanité » virile et conquérante, en une véritable fièvre de « romanite ». Plus récemment, l’historien John Scheid, Professeur au Collège de France, qui a rejoint notre association, et qui nous fera le plaisir d’une conférence, a dénoncé cette tendance historiographique « qui inscrit l’histoire romaine dans une dialectique qui ne lui donne pas le beau rôle »…et « l’équation simpliste qui assimile l’histoire romaine de l’Antiquité à celle du fascisme » : il y a toujours urgence à « décoloniser Rome » !( Europe, janvier-février 2008 : Historiens de l’Antiquité, p.161 et suivantes). Surtout, si l’on veut bien se souvenir de la belle audace avec laquelle les romains ont non seulement accepté sans complexe, mais revendiqué cette « altérité incluse » qui a pu faire de Rome la ville la plus « grecque », et du grec la deuxième langue de l’Empire…, on mesure effectivement ce qu’il en faut de « projection de fantasmes et de réécriture »-Johann Chapoutot - pour annexer une civitas qui dès 89 octroyait la citoyenneté à tous les alliés italiques avant, par l’édit de Caracalla, de l’accorder à tous les hommes libres de l’Empire, en 212 apr.J.-C .

Enfin, l’helléniste que je suis se souvient avec émotion de la belle indignation-car je ne pense pas que l’objectivité de l’historien doive le dispenser de la pulsion d’éloge ou de blâme-avec laquelle la regrettée Nicole Loraux avait fait justice de l’appropriation par les idéologues du Front National du mythe de l’autochtonie pour justifier leur politique de discrimination, voulant annexer la démocratie athénienne contre les partisans modernes de la démocratie ! Elle rappelait au lendemain d’un vif débat résumé dans un titre un peu racoleur, pour le moins sans nuance et tonitruant de la revue L’Histoire-« La Grèce ancienne est-elle d’extrême droite ? » ( 142, mars 1991) : « La « Grèce » dont se réclame le Front national n’est qu’une caricature de la Grèce qu’étudient les historiens de l’Antiquité. ».

A fortiori, quand on prend connaissance de ce mot d’Hitler « Quand on vous demande qui sont nos ancêtres, vous devez toujours répondre : les grecs », il appartient à l’historien d’expliquer, de démythifier, de rétablir l’exigence de comprendre en soumettant à une lecture critique des développements qui se réclament indûment de l’histoire : ce qu’ a fait Johann Chapoutot, avec talent et conviction, en retraçant les grandes lignes de sa thèse qu’il a parcourues sur son portable : il n’avait pas de texte écrit, n’ayant pas compris que, conformément à nos habitudes, nous demandons à nos invités le texte de leur conférence pour le mettre en ligne sur le site (malentendu qui fait que nous n’avons pas enregistré sa conférence…) ; bien des extraits en ont paru ici et là : nous nous sommes donc contentés d’en donner un résumé, puisé entre autres, dans le compte rendu donné au verso de son ouvrage, très fidèle à ce que nous avons entendu.

Cécilia Suzzoni

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Résumé de la conférence de Johann Chapoutot

Suivant donc les grandes lignes de son ouvrage, comme nous le rappelons dans le compte rendu de sa conférence (menu principal, rubriques Actualités), Johann Chapoutot a d’abord rappelé de quel étonnement était parti l’idée de son travail : celui suscité par les affirmations d’Alfred Rosenberg : « Les grecs étaient un peuple du Nord », ou celles d’Hitler pour qui il existait une « unité de race entre Grecs, romains et germains ». Soucieux de donner un passé glorieux à une Allemagne de surcroît humiliée ( « Nous n’avons pas de passé », affirme Hitler qui déplore que les archéologues SS s’obstinent à fouiller les bois de Germanie pour n’y exhumer que de mauvaises cruches…)le Reich met en place la réécriture d’une antiquité racialisée qui annexe la Méditerranée à la race nordique : cette référence antique racialisée offre dès lors aux nazis, malgré les oppositions vite réduites au silence, et grâce à l’étonnante démission intellectuelle des savants gagnés à la cause du national-socialisme, « l’opportunité de fabuler un discours des origines . Celui - ci sera largement orchestré par une multitude de vecteurs, une intense propagande. La promotion et l’exaltation de cette étrange filiation sont scandées trois moments : appropriation/imitation/avertissement.

Johann Chapoutot passe successivement en revue la façon dont l’espace public est investi par les discours du Fuhrer qui exalte, métaphore biologique à l’appui, ce « discours mythique converti en vérité scientifique », par l’architecture néo-romaine (routes et aqueducs), les nus grecs, idéal esthétique de l’Aryen. Les jeux olympiques de 1936 étant évidemment un moment fort de cette propagande, avec le parcours de la flamme d’Olympie jusqu’à Berlin, une innovation qui souligne que la plus haute civilisation qui ait jamais existé « émigrée autrefois en Méditerranée…dans le sillage de la flamme regagne sa matrice septentrionale ». Les peuples aryens de l’Antiquité servent donc d’inspiration et de modèles, légitimant du même coup les annexions territoriales à venir. Sparte en particulier est mobilisée, via de surcroît la référence à Platon et à sa « théorie des trois races », pour offrir le modèle d’une société et d’un homme nouveau. Rome enfin, l’Imperium romain, symbole et archétype d’une conquête militaire sans exemple, est un défi à relever, dans une rêverie sur le passé-« Rome préfigure le Reich »- inspirée de « l’histoire monumentale » de Nietzsche. Enfin, dans un paysage qui fait surgir les figures honnies, Socrate, « le social-démocrate de l’Antiquité », Saint Paul le juif, un « commissaire politique », le Reich succède à Athènes et à Rome dans ce combat racial millénaire, où il fait face aux mêmes ennemis et aux mêmes péril, celui de l’extinction ; la référence à l’Antiquité se fait ici avertissement, prophétie : Rome n’est pas allée au bout de son « Carthago delenda est » : mal lui en a pris ; expression d’un métissage coupable, la nouvelle Rome, avec son empereur africain Caracalla, dégénère en idéal universaliste ; et avec l’héllénisme, mélangés et mêles les grecs ne sont plus grecs : dans « le grand maelstrom des races », sous influence asiatique et sémitique, dégénère « l’esprit apollinien nordique ». Il ne reste plus qu’à mourir en beauté…

Face à cette « affabulation qui frappe une Antiquité, réécrite, rééditée pour les besoins de l’idéologie », la conclusion de l’essai de Johnn Chapoutot invite à la démythification salubre de cette scénographie d’une histoire « mythopoiétique » qui fait fi du réel, de la complexité du réel, de la raison, immobilisée qu’elle est dans les « stases » de l’illusion.