Journée Erasme
Actes parus aux éditions Kimé en octobre 2012
Journée Erasme dans le XXIème siècle, séductions d’une écriture
Notre Journée Erasme s’est donc déroulée le samedi 28 mai 2011 dans la salle des conférences du lycée Henri IV, dans de très bonnes conditions, un climat sympathique et festif, une belle affluence qui a atteint son acmé dans le milieu de la matinée. La salle était un peu plus clairsemée l’après –midi, mais avoir mobilisé une centaine d’auditeurs un samedi du mois de mai, en pleine période d’examens et de concours, était une belle gageure dont le défi a été relevé avec un succès que l’on pourrait dire joyeusement intempestif par les temps qui courent ! Comme les Actes seront publiés ultérieurement, nous nous contentons pour le moment de mettre en ligne ci-dessous le texte de l’allocution qui a ouvert les travaux.
. Présentation de la Journée Erasme du samedi 28 mai 2011
Pourquoi l’ALLE, Association le latin dans les littératures européennes, a-elle pris l’initiative de cette Journée, dernière manifestation de notre calendrier de l’année 2010/2011, que nous avons intitulée : Erasme dans le XXI siècle, séductions d’une écriture ?
Sans doute et d’abord, ce que l’on a souvent tendance à oublier, parce qu’Erasme est un auteur pleinement latin. Ce latin, alliance d’élégance et de familiarité, il a rêvé d’en faire un idiome vivant, quotidien, une langue née de, et à l’usage des hommes – Hominum usus qui verborum est auctor, avait dit l’humaniste Valla, fort apprécié d’Erasme-, et qui reste néanmoins sous contrôle scientifique. Une situation idéale, peut-être, pour une langue de culture… Ce latin a été le media d’une œuvre étonnamment diverse, qui a eu la passion du dialogue, l’on dirait aujourd’hui, le génie de la communication, et, sans anachronisme, un sens aigu de la modernité : après tout c’est essentiellement avec Erasme que la distance critique, et donc la conscience ironique de soi, fait sa pleine apparition dans la littérature et la pensée modernes. Le latin d’Erasme comme celui des humanistes européens, de cette République des Lettres, qu’ils se sont acharnés à faire exister, a le mérite aussi de nous rappeler que cette langue latine, loin d’avoir freiné le mouvement renaissant, a été le fer de lance d’un Humanisme qu’elle a contribué à inventer; et parce que l’Humanisme, ne l’oublions pas, a ouvert notre modernité, ce latin, telle la révolution de Hugo « a conquis en avant ». Il a été la langue, rappelle opportunément Eugénio Guarin, dans son Education de l’homme moderne, qui a été le lien humain, fraternel par excellence. Raison pour laquelle d’ailleurs le monde alors en pleine ébullition de la traduction, de l’édition, de l’imprimerie, a joué un rôle si important, parfois harassant, dans les avatars de son itinéraire intellectuel,. Ce latin, Erasme aurait voulu en faire, outre l’outil d’une communication universelle de la pensée- ce qu’il a, de fait, été pendant longtemps -, l’outil de son idéal d’entente européenne ; un idéal qui, pour autant qu’il a échoué, rappelle Stéfan Zweig dans son bel hommage à Erasme, n’ a pas subi de dévalorisation spirituelle, car, je le cite, « Une idée qui ne se réalise pas garde toute sa valeur, et il n’est pas prouvé qu’elle soit fausse ».
Mais la raison essentielle de notre souci d’Erasme est la suivante: à ce Prince de l’humanisme, à ce Citoyen du monde, épris de pacifisme, ennemi tout à la fois sage et impertinent de toutes les dévotions inconditionnelles, infatigable pédagogue-heureuse occasion par parenthèse de retrouver toute l’aura d’un mot que l’institution se sera acharnée à ternir, en le diluant dans le rituel techniciste-, à cet initiateur audacieux de la Réforme, n’auront pas manqué Hommages, Colloques, Journées d‘études, et ce n’est que justice : son influence a pénétré tous les mouvements éducatifs et culturels en Europe, elle a été vive et durable ; force est pourtant de constater aujourd’hui combien reste étonnamment superficielle la connaissance de son œuvre auprès de ceux qu’elle pourrait, devrait le plus intéresser, les étudiants de lettres-lettres pris dans son acception la plus large. Pour beaucoup d’entre eux le souvenir d’Erasme - une rue qui porte son nom jouxte pourtant la rue d’Ulm !- n’est pas loin de se réduire, avec quelques vagues réminiscences, à la terminologie médiatique de ces programmes Erasmus qui fleurissent sur le net. Hommage certes émouvant à ce héros de la transmission, de la peregrinatio academica- encore que le Moyen Age ait déjà beaucoup innové en la matière-, mais un hommage qui reste bien en léger en regard du rôle éminent qu’il aura joué dans l’aventure intellectuelle et religieuse de son temps.
Cette Journée Erasme se donne pour objectif essentiel, nous l’avons annoncé, de questionner la capacité d’une écriture à séduire et convaincre, à séduire pour convaincre avec des « paroles non de vent ains de chair et d’os », comme le dira Montaigne, soucieux comme Erasme, après lui, de garder toujours le contact avec la prose intraitable et têtue du monde. Il s’agit de faire entendre, à un moment, on le sait, où le risque est grand de voir programmer une amnésie qui touche les Humanités classiques, la voix de celui qui a eu le souci constant, même dans la polémique –et peut-être surtout dans la polémique-, d’accorder la raison éducative aux réalités du moment présent ; qui a su, sans dogmatisme, mettre à disposition la formidable réserve de sens et de savoir léguée par la sagesse antique, une sagesse toujours à découvrir, à interpréter, à confronter avec les réalités du temps, à concilier pour le théologien subtilement inorthodoxe qu’il a été, à une sapience chrétienne ressourcée, via le grec qu’il a appris avec passion, ce qui n’est pas indifférent aux hellénistes fervents que nous sommes, aussi. Une voix que la fibre didactique animait, mais qui ne s’est jamais départie de la verve de la festivitas humaniste, mieux qui a fait de cette festivitas, de cet enjouement, une voie d’accès au savoir, un savoir que, comme son disciple Montaigne, il n’aura jamais voulu séparer du Banquet de la vie ; au vera pietas nihil hilarius d’Erasme, « rien n’est plus enjouée que la vraie piété » , peut faire écho le mot de Montaigne, « rien ne sert d’acquérir la sagesse : encore faut-il en jouir ».
Ce sont les œuvres qui déjà en leur temps n’ont pas manqué de toucher le public que nous interrogerons, des œuvres qui, comme les Adages et les Colloques, premiers exemples de notre moderne paradigme work in progress , n’ont cessé d’accompagner leur auteur, de cheminer avec lui, au fil et au hasard de son propre parcours intellectuel ; des œuvres qui, à l’instar de l’ Eloge de la Folie, dont on célèbre cette année le cinquième centenaire de la publication, ont connu une audience considérable. Des œuvres qui ont eu, donc, des héritiers immédiats avec, entre autres, Rabelais, Montaigne : après tout, ce genre mal défini qui s’appelle l’essai, et à qui Montaigne donnera ses lettres de noblesse, c’est Erasme qui en a été le maître, Montaigne qui partage aussi avec Erasme la curiosité pour la singularité d’un réel qui ne s’en laisse pas conter ; des héritiers plus lointains avec Diderot; l’unité stylistique de l’œuvre de Diderot, que l’on peut dire le dialogue, le plaisir à avancer masqué, à se faire deux, pour mieux s’essayer à penser contre soi, le goût de la conversation civile, à laquelle, on le sait, Erasme souhaitait initier très tôt les jeunes élèves, la passion de l’échange, sont autant de points de contact avec l’humaniste hollandais.
C’est donc cette scène de l’écriture, cette mise en spectacle du sens, dans lesquelles le paradoxe et la parodie jouent pleinement leur rôle, que nous avons voulu privilégier. Et les Adages, qui par ailleurs font pour la première fois en France l’objet d’une traduction française bilingue latin/français complète – Jean Christophe Saladin, qui a pris sur ses épaules ce formidable chantier, nous en parlera-, les Adages , donc, seront à l’honneur ; mais seront aussi questionnés les rapports souvent conflictuels, même si amoureusement conflictuels, que le grand humaniste a entretenus de son vivant avec le milieu humaniste européen. Car l’histoire de cette période est riche aussi de toutes sortes de tensions où les enjeux nationaux, politiques, linguistiques, intellectuels, religieux jouent un immense rôle. Chaque pays souhaitant que la Translatio Studii d’Athènes à Rome aboutît à son propre pays. Ce qu’Augustin Renaudet a appelé le modernisme érasmien, s’il aura eu ses fans à travers toute l’Europe, en Espagne, en Italie où les disciples jeunes et moins jeunes n’auront pas manqué à l’humaniste Hollandais, a eu aussi ses talentueux et impitoyables rivaux : « l’Europe latine avec passé », pour reprendre le syntagme figé, ironique de Julien Gracq, n’a justement pas été un long fleuve tranquille…
Mais je voudrais revenir, pour conclure, sur l’effet Erasme aujourd’hui, dire pourquoi cet auteur latin mérite notre reconnaissance. Je vais, pour ce faire, m’appuyer sur quelques formules, sententiae, aptes à ouvrir, creuser le sens, à le faire basculer d’hier à aujourd’hui. Erasme est très loin de nous dans le temps, et avec lui bon nombre de ses inquiétudes ; comme il se plaisait à le dire lui-même, avec ce sens du kairos qui a fait aussi l’efficace exceptionnelle de son oeuvre, les temps changent : « Un citoyen romain compte en Europe moins qu’un bourgeois de Bâle » : on croirait entendre le Voltaire des Lettres Anglaises… Tout amoureux des Anciens qu’il a été, il aurait peut-être malicieusement apprécié, lui que l’on a accusé si souvent de rompre avec la tradition, le mot de l’Angélique du Malade imaginaire : « Les Anciens sont les Anciens et nous sommes gens de maintenant »…Il serait habilité à nous lancer le mot inquiet, émouvant, du poète René Char, qui est peut-être d’ailleurs l’appel de tout écrivain lancé à son public : « Comment m’entendez-vous ? Je parle de si loin ! », et s’agissant d’Erasme, en latin, cette vieille langue romaine, la langue de la plus vieille maison littéraire de l’humanité avertissait Albert Thibaudet, dont il serait effaré de constater qu’on s’acharne aujourd’hui à vouloir la chasser du temps. Comment m’entendez-vous ? Et bien, faisons- nous plaisir, même si, j’en conviens, l’exercice est un peu facile : répondons –lui en lui donnant la parole ; par exemple, sur la question de l’éducation, qui lui a tant tenu à cœur : « Un bon maître d’école est plus utile à l’état qu’un chanoine » (De vera pronuntiatione ) : n’est-ce pas la réponse, la réplique, souhaitable, raisonnable, au propos imprudent entendu, il n’y a pas très longtemps, dans la bouche du plus haut responsable politique de l’Etat? Je cite encore Erasme : « Dans d’autres domaines, je ferai des économies, mais pas dans celui-là », à savoir celui de l’éducation. Et encore, à propos de l’impérieuse nécessité de diffuser le savoir, de le mettre à la portée de tous, sans l’amoindrir pour autant, cette citation des Antibarbari: «Il est indispensable que la transmission du savoir se poursuive auprès de maîtres qualifiés… Selon moi, il ne faut pas écouter ceux qui affirment que les connaissances ne doivent pas être enseignées partout, que l’on n’a pas besoin d’un si grand nombre de gens instruits, et qu’un petit nombre de personnes peut en diriger une quantité : si un objet est beau pour quelques uns, pourquoi ne serait-il pas encore plus prestigieux pour une foule de gens ? » .
Je rappelle enfin, à propos de ce qui pourrait, devrait raisonnablement être entendu comme le manifeste toujours urgent d’un humanisme militant, et vigilant-car on sait bien comment les studia humanitatis se diluent vite dans un académisme stérile, de routine, à ne pas se vouloir toujours humaniores -, le mot bien connu d’Erasme - il n’aurait écrit que lui, cela suffirait pour ne pas faire mentir l’heureuse prédiction de son ami anglais John Colet : « nomen Erasmi numquam peribit, il ne périra jamais, le nom d’Erasme »- : je le rappelle ce mot d’Erasme dans sa Declamatio de pueris statim ac liberaliter instituendis, De la nécessité de donner très tôt aux enfants une éducation libérale: « Les arbres ou les chevaux naissent arbres ou chevaux, homines non nascuntur, sed finguntur » : « Les hommes ne naissent pas (hommes), ils se fabriquent tels, par l’éducation-On ne naît pas homme, on le devient ». Ce constat, qu’il y a comme un déficit fatal d’humanité, qu’il faut inlassablement combler, que l’humanité, la pleine humanité, L’heure de plein midi, comme la désignera un autre grand humaniste et poète latin, Victor Hugo, est un horizon vers lequel cheminer, je voudrais, pour finir, le mettre en écho avec le slogan d’un autre poète, lui aussi, comme René Char, plus près de nous dans le temps, André Breton , avec lequel on conviendra qu’Erasme ne semble pas avoir de point commun ! (Encore ne faut-il pas oublier que ce que reprochait Luther à l’humaniste hollandais était de faire prévaloir les humana, les choses humaines, sur les divina, les choses divines. Ce mot d’ordre de Breton, le voici : « Il faut que l’homme passe avec armes et bagages du côté de l’homme »…
Passer du côté de l’homme : à ce magnifique programme, bien sûr toujours inachevé, et donc toujours d’actualité, ce Précepteur de l’Europe, comme l’a désigné heureusement Jean Claude Margolin, aura eu à cœur, infatigablement, de mettre la main.
Cécilia Suzzoni, présidente de l’ALLE