Le poème qui ouvre ce recueil nous a paru de résonnance shakespearienne, Hamlet et Roméo et Juliette évoqués, à mon oreille du moins, dans quelques lignes : « Tu l’as vue, cette tête,/tomber de nulle part./Tu l’as vue tomber sur ton balcon/Dans l’industrie de ta mémoire,/c’est au dessert/qu’il ne restait plus grand monde:/personne pour dire une tête est tombée ; /personne pour la ramasser. Certaines passaient disant : « Ces lunettes/sont cassées,/il devait être myope, méchamment. » Mais ce qui sous-tend, à notre sens, ce recueil, c’est le CHANT ELOIGNÉ de Rainer Maria Rilke, mais qui a été profondément détourné. [1] Ironie et tragisme sous-tendent les vers. Le décor est planté : l’amour révolu, la solitude, la douleur jusqu’à la disparition, la cruauté du monde… Mais la traversée de la mémoire ne se fait pas, quand on écrit, sans la traversée de l’histoire de la littérature, donc de la langue. « Un fantôme hante la langue : c’est la musique. », écrit Renaud Ego dans une étude sur Mallarmé[2]. Il poursuit : « Son ombre rôde en tout énoncé, même le plus dénué d’ambition stylistique. Musicale, la langue l’est dans sa forme, d’une façon essentielle […] ». Et, un peu plus loin : « Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le poème en prose a rendu ses droits à une musicalité déliée, moins corsetée dans des règles dont la vigueur avait fini par être épuisée, notamment en France, par l’usage, si dominant, de l’alexandrin. » Tout cela pour dire avec ses mots que le livre de Guillaume Decourt nous a paru, dans le contexte (après la lecture des précédents) comme le plus musical, ou du moins le plus hanté par la musique. Alors Le cargo de Rébétika refait et continue à la fois l’histoire de la poésie et de sa propre poésie : après les dizains, les pantoums ou les sonnets revisités, et même les lignes libres, ou le mélange des deux, des autres recueils, voilà des poèmes (41, ils sont numérotés, avec des chiffres romains : ne rappelons pas maintenant et ici la symbolique de ce numéro, elle va comme un gant au livre et à son auteur !), plus variés dans leur forme (longueur et mise en page), plus libres (libérés des contraintes rythmiques, métriques), mais leur musicalité – musique ! – ressurgit dans chaque mot – ainsi qu’ils frôlent les chansons, et surtout ces chansons qui nous hantent après les avoir entendues. « Barcarolle bien déterminée », c’est écrit dans un poème. Barcarolle : forme musicale évoquant le mouvement d’une barque. Ici : d’un cargo : « Elle chantait – Rébétika – /de sa voix de farine, comme pour dire/[…] que le ventre s’éraille aussi quand on manque de lest ». L’amour /le cargo n’est qu’une chanson. Guillaume Decourt conserve la dimension narrative, voire anecdotique de son écriture : où chaque poème est une scène de sa vie, mais la structure (le système ?) est très importante : nous assistions toujours à une construction (solide). Cette fois-ci : un tissu, un tapis, avec un dessin tantôt clair, tantôt flou. Mystérieux dessin, flottant, non pas parce qu’obscur, au contraire, combien lumineux, mais… mouvant. En mouvement : rien n’est acquis de ce que nous vivons, même les mots les plus sûrs, maîtrisés et musicalement parfaits, risquent d’être insuffisants, ou trompeurs, ou désespérants. Car l’expérience de leur écriture est aussi tumultueuse, dramatique qu’un amour, que les amours… Tisser ce tapis, avec son dessin inédit, suppose un métier à tisser. Nous avons débuté la lecture du recueil en pensant que chaque ligne narrative est une navette à tisser, n’arrêtant pas de s’entrecroiser. Et notre impression a été confirmée vers la fin du livre, dans le poème XXXIX : « J’ai trouvé un métier à tisser, un fusil qui flotte comme un chat dans la mer. » Ce que nous n’avions pas prévu (!) – c’est le fusil. Parce que, au-delà de tout, écrire est, ce que j’ai déjà dit, avec les mots d’Alain Jouffroy, sur un autre recueil de Guillaume Decourt : « se tirer une balle dans les mots ». Mais le poète l’avait dit lui-même, dans ce magnifique titre d’un précédent recueil Le Chef-d’œuvre sur la tempe. Parce qu’il y a une continuité, une cohérence – une ligne (claire ? ou trajectoire imprévisible ?) dans les livres de ce poète. Certains motifs qui reviennent, plus explicités, ou plus nuancés, mais parfois juste des allusions ou des développements d’indices à peine semés dans des poèmes des livres précédents. Comme ce vers « Je cultive la Joie des Apiculteurs », toujours dans le poème XXXIX, où j’ai vu une référence à ce « A l’Hôtel Royal l’amour était bon » (Chasse-pièrres), et qui nous a paru la traduction de ce «HappyCulture », qui est une chaîne d’hôtels. Le lecteur a le droit au délire… Mais qui bouclerait (presque) la boucle : dans la symbolique du nombre 41, entre autres choses, il est le signe de la vocation au bonheur. Et l’auteur l’assume, ouvertement, en toutes lettres, majuscules de surcroît. Le dernier poème est une vraie chanson, car il est la transcription, dirait-on, des paroles de ce « J’ai perdu mon panama/sur le port/cette négligence m’a/fait du tort./On n’est rien sans couvre-chef/aux abords/des femmes [ …] ». Guillaume Decourt la met entre guillemets : parce que la chanson existait-elle déjà ailleurs ou bien est-elle une citation de lui-même ? Le poète est-il déjà devenu classique ? Chaque poème est lié à l’autre, son autonomie est toujours contaminée par le voisinage, proche ou lointain, d’un autre – ses propres poèmes, de ce recueil et des autres, mais aussi en résonnance (explicite ou des allusions bien voilées) avec les poèmes des autres poètes. Il ne s’agit pas d’un recueil avec sa disparité interne, mais comme une composition qui, à son tour, doit être vue ou comprise dans une autre composition, celle de tous ses livres d’avant et… d’après. Des personnages viennent et s’en vont – un roman s’écrit sous nos yeux. Plusieurs fils (pseudo) narratifs se croisent – dont les deux amours, Rébétika et Groupette. Navettes et canettes du métier à tisser. Un amour en cache un autre. Et tous font le Tissu Final. « Le tissu gagne comme une pensée », dit le cinéaste Rithy Panh dans Exil. Un roman d’une facture inédite : chaque poème est en même temps une fable, le fantôme de La Fontaine n’est pas loin, mais la chute est souvent surprenante et drôle, et jamais moralisatrice. Le risque et la chance, voire le bonheur est le rouage principal dans ce mécanisme – qui reste toujours à être identifié. Car comment définir la sauvagerie ? Un « fauve sale » qui « se tient au milieu de la cage thoracique ». Le fauve qui est l’ami du « tenancier de l’embarcadère », le fauve qui « a mal aux dents »… Le réalisme, dans les détails de la vie quotidienne, subsiste – mais doublé d’un lyrisme que la douleur cachée fait surgir. Les sensations sont exacerbées mais pas déclamées, juste suggérées. Des allusions, le plus souvent culturelles, linguistiques, mythologiques – les majuscules ne sont pas rares dans ce recueil. Le monde selon Decourt. L’affirmation constante de sa joie, de sa liberté – qui doivent être celles de tous. Une poétique propre de la perception du monde, de soi et de soi dans le monde. « Dedans et dehors se déplient l’un de l’autre, monde et pensée sont deux miroirs qui se font face. » écrit Renaud Ego sur Tranströmer. Qui peut être dit aussi sur Guillaume Decourt, à condition qu’on explicite ce déploiement et les moyens que le poète a pour nous le faire voir. Mais chez Tranströmer, encore : « ses cinq sens étaient branchés sur un autre être. » Cet autre être, beaucoup plus grand, et qui nous concerne tous. Nous y sommes tous, tous connectés, mais nous ne sommes pas tous au courant – alors la poésie de Guillaume Decourt nous en rend conscients. Quand l’attention et la concentration nous manquent, le poète les trouve pour nous. Mais par opposition à la description que Gérard Noiret fait de la poésie de Tranströmer, comme « écriture de la sensation déphasante », celle de Guillaume Decourt en est une de la sensation coïncidante : elle coïncide avec lui-même d’abord, jamais en décalage de SA vérité, et elle coïncide avec nous, lecteur. Ou bien, à la fois déphasante et coïncidante : ses poèmes nous paraissent en même temps familiers et étrange(r)s. Et il trouve toujours « la juste mesure de la démesure », comme dit Renaud Ego : celle « qu’exprime la métaphore ». Le cargo de Rébétika est la métaphore du chant d’amour, et de la poésie même. Tout est maîtrisé, nous ne sentons ni l’exaltation de joie, ni les pleurs. Comme dans les autres recueils, d’ailleurs, mais cette fois-ci nous avons perçu comme un acmé, même si : « On ne devient pas meilleur,/Mais seulement plus rusé », dit Hédi Kaddour [3]. Sa musique frôle la berceuse – mais ce n’est pas pour nous endormir : juste pour voir que nous sommes des enfants qui aimons la musique. Pour Maurice Merleau-Ponty, la poétique de la perception noue « le tissu conjonctif des horizons intérieurs et extérieurs. » Le tissu – le Grand Tapis (de palourdes !) – de Guillaume Decourt – est-il aussi ce tissu conjonctif ? Du moins, le métier à tisser a été trouvé. Et par son biais il creuse un décalage entre son propre tissu conjonctif et la souffrance physique dont il essaye de guérir par acupuncture. Il faudrait insister sur la motilité de cette pensée poétique : la métamorphose permanente de l’écriture et de la vie, inextricables. Dedans et dehors se retrouvent comme dans un ruban ou boucle de Moebius : arrivés à la fin du livre, nous touchons le début. Cette « fermeture » n’exclut pas le dynamisme, et il risque de nous faire exploser ou imploser, c’est selon chacun. Construction ou architecture bien subtile, échappant à l’œil nu : l’architecture n’est-elle pas ce qui reste quand on a enlevé les pierres ? Le pari de ce livre a été, on dirait, celui suggéré par ces mots de Robert Desnos – « On pardonne beaucoup à une chanson, hormis d’être ennuyeuse. ». Pari gagné : jamais d’ennui, sans tomber dans le divertissement, chez Guillaume Decourt. Et comme sentiment, une amande, voire une dragée haute ! Sanda Voïca | ![]() Guillaume Decourt,
Le cargo de Rébétika,
Lanskine éditions,
2017, 52 p.
[1] Lisez donc dans Rilke :
« Étourdis-moi, Musique, de ta rage rythmique !
Haute réprobation impénétrablement dressée devant mon cœur
pour n’avoir point ressenti un tel déferlement et s’être ménagé.
Ô mon cœur, là :
vois ta propre splendeur. Ne te contentes-tu pas presque toujours
d’un élan moindre ? Mais les voûtes attendent,
les plus hautes, que tu les emplisses de l’afflux de tes orgues.
Qu’as-tu à te languir du visage d’une bien-aimée étrangère ?
Manque-t-il à ta nostalgie le souffle issu de la trompette de l’ange
qui inaugure le Jugement dernier, pour déclencher des orages
sonores :
oh, c’est donc qu’elle non plus n’est pas, nulle part, et ne naîtra
jamais,
celle dont la privation te dessèche… »
et ensuite Le Cargo de Rébétika : la même ambition de TOTALITÉ règne : la poésie dans le TISSU DU MONDE.
[2] Renaud Ego, « Ce qui alarma Mallarmé », La pensée de midi 2009/2 (N° 28), p. 191-198.
[3] Celui qui écrit, dans un poème, Les pensées in Passage au Luxembourg : « … les pensées lancent/Leurs étendards au-delà/ Des carènes… »
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