Montaigne: comment vivre avec la mort ?

Séance Philopop du 8 décembre 2020

Lecture des Essais de Montaigne : comment vivre avec la mort ?

par Didier Carsin

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Plan du cours

Cette lecture de Montaigne s'appuie principalement sur

- le chapitre 20 du Livre I des EssaisQue philosopher c'est apprendre à mourir »)

- le chapitre 6 du Livre II (« De l'exercice »)

- le chapitre 12 du Livre III (« De la physionomie »)

J'utilise l'édition Quarto-Gallimard où le texte est traduit en français moderne par André Lanly

Introduction :

La mort nous fait peur : 1- à la seule idée que lorsqu'elle arrivera, la vie s'arrêtera définitivement (elle est le néant) ; 2- parce que nous craignons la souffrance de l'agonie (du passage de la vie au néant).

Aussi, peut-on vivre sereinement en sachant qu'on doit mourir ?

A cette question, Montaigne donne successivement deux réponses opposées : 1- il faut se préparer à la mort en y pensant toujours (« Le but de notre chemin, c'est la mort, c'est là l'objet inéluctable de notre visée », I, 20) ; 2- il est inutile et même nuisible d'y penser, puisque la nature elle-même nous y prépare (« Mais il me semble que la mort est bien le bout, non pas pour autant le but de la vie ; c'est sa fin, son extrémité, non pas pour autant son objet », III, 12). Comment expliquer ce changement de point de vue ? D'un Essai à l'autre, peut-on considérer que Montaigne se contredit ?

1- Vivre en mortel

Montaigne envisage la vie humaine dans la seule perspective du néant ; il écarte la question de l'immortalité de l'âme (1- La formule « Que philosopher, c'est apprendre à mourir » n'a pas pour lui le sens qu'elle a pour Socrate dans le Phédon, grand dialogue de Platon sur la question de la mort ; 2- Rien n'est plus étranger à Montaigne que le pari de Pascal, voir les Pensées)

a- Pour jouir sereinement de cette vie, il faut acquérir « le mépris de la mort » (I, 20). Mais comment l'acquérir ?

b- Ne pas y penser ?: c'est « le remède du vulgaire » . Cette solution relève de l'« insouciance bestiale », qui consiste pour les hommes à oublier leur condition de mortels (à rapprocher du « divertissement » de Pascal)

- l'inefficacité de cette solution

- ses conséquences extrêmement douloureuses

c- La bonne solution est plutôt d'apprendre à vivre avec la mort en y pensant toujours, et plus encore à vivre par elle (« La méditation préalable de la mort est aussi celle de la liberté. Le savoir mourir nous affranchit de toute sujétion et de toute contrainte », I, 20). Deux figures de l'aliénation : l'insouciance bestiale, le souci.

d- La sagesse de Montaigne consiste à vivre, insoucieux de la mort (en y pensant, il cesse de la craindre), comme on plante ses choux dans un jardin inachevé : « Je veux qu'on agisse et qu'on allonge les tâches de la vie autant qu'on peut, et que la mort me trouve en train de planter mes choux, mais insoucieux d'elle et encore de plus de mon jardin inachevé »

2- L'expérience des approches de la mort (II, 6)

Apprendre à mourir en pensant toujours à la mort pour cesser de la craindre, cela suffit-il à éviter la souffrance morale et physique de l'agonie ? (il faut distinguer la mort du mourir)

a- L'expérience que fait Montaigne des « approches de la mort » à la suite d'une chute de cheval : « Je prenais plaisir à m'alanguir et à me laisser aller »

b- Les leçons de l'expérience : 1- il est impossible que l'âme du mourant soit en proie à l'angoisse et à la frayeur car ses fonctions décroissent « avec la même proportion que celles du corps ». 2- c'est l'imagination de l'homme en bonne santé (ses fonctions mentales et physiques sont au sommet de leur développement) qui se représente l'agonie comme effrayante.

3- La nature nous prépare elle-même à la mort : il est donc inutile et même nuisible de se préparer par la pensée à la mort (surtout III, 12)

a- la relativisation de la préparation à la mort par la pensée, dès I, 20 (« A la vérité, en toutes choses, si la nature ne prête pas un peu, il est malaisé que l'art et l'habileté avancent beaucoup »), permet d'envisager sa mise en cause ultérieure

b- La nature nous « apprivoise à la mort » par la maladie et la vieillesse (I, 20)

c- La prosopopée de la Nature (procédé repris à Lucrèce, De Natura Rerum, Livre III) montre que la mort n'est pas un anéantissement absolu mais une condition de la vie qui constitue la réalité du vivant que nous sommes (« C'est une condition de votre création, c'est une partie de vous que la mort » ; « Le premier jour de votre naissance vous achemine à mourir comme à vivre (…) pendant la vie, vous êtes mourant (...), I, 20 »).

d- Apprendre à mourir est inutile et nuisible (III, 12) : « Si vous ne savez pas mourir, ne vous en souciez pas : la nature vous donnera sur le champ des informations sur le sujet pleines et suffisantes » (…) Nous troublons la vie par le souci de la mort et la mort par le souci de la vie »

Conclusion : Montaigne réhabilite(en III, 12) l'insouciance du paysan qu'il jugeait bestiale (en I, 20) et qu'il rapproche maintenant de la sagesse de Socrate qui est selon lui (en cela bien loin de Platon) le meilleur interprète de la « simplicité naturelle » (opposée aux « préparations » artificielles des philosophes et des médecins). S'il est vrai que Montaigne s'oppose terme à terme dans III, 12 à ce qu'il écrivait dans I, 20, on a cependant moins affaire à une contradiction qu'à un infléchissement de sa pensée (qui est au départ assez proche de celle du stoïcien Sénèque) . Etre « insoucieux de la mort » c'est n'avoir même plus à y penser.