5. Compléments séance 24/11/2015

Complément à la séance du 24-11-2015

En complément de la séance du 24-11-2015 sur la "tyrannie de la majorité", je voudrais revenir sur les dispositifs institutionnels qui permettent de l'éviter et sur la question de l'éducation (dans la démocratie américaine). Je montrerai enfin comment Hannah Arendt prolonge la réflexion de Tocqueville dans son célèbre article "La crise de l'éducation" (1960)

I- Tocqueville aborde-t-il la question de l'éducation des enfants dans De la démocratie en Amérique?

On trouve assez peu de choses dans De la démocratie en Amérique sur la question de l'éducation des enfants. Elle est abordée indirectement par la réflexion sur les transformations de la famille et à propos de la question de l'étude de la littérature (dans le tome 2). Tocqueville est conscient que dans les sociétés démocratiques "l'éducation du plus grand nombre sera scientifique, commerciale et industrielle, plutôt que littéraire", mais il estime important que le grec et le latin continuent d'être enseignés (pas dans toutes les écoles; il considère que seules des écoles "excellentes" doivent se consacrer à cette tâche). L'étude de la littérature grecque et latine lui paraît indispensable pour "combattre les défauts littéraires" qui sont propres aux sociétés démocratiques. Il s'agit là "d'une hygiène salutaire" (tome 2, 1ère partie, chapitre 15).

II- Le rôle éducatif des institutions comme le système communal et le jury: la démocratie comme éducation permanente de la démocratie

Tocqueville insiste beaucoup en revanche sur le rôle éducatif de ces institutions, mais elle ne concerne que les adultes. Quelques extraits significatifs.

A- Sur la commune: " Les institutions communales sont à la liberté ce que les écoles primaires sont à la science; elles la mettent à la portée du peuple; elles lui en font goûter l'usage paisible et l'habituent à s'en servir. Sans institutions communales, une nation peut se donner un gouvernement libre, mais elle n'a pas l'esprit de la liberté" (tome 1, 1ère partie, chapitre 4).

B- Sur les jurys (où le peuple est appelé à juger des affaires civiles et criminelles): "Le jury apprend à chaque homme à ne pas reculer devant la responsabilité de ses propres actes; disposition virile sans laquelle il n'y pas de vertu politique. Il revêt chaque citoyen d'une sorte de magistrature (...) En forçant les hommes à s'occuper d'autre chose que de leurs propres affaires, il combat l'égoïsme individuel, qui est comme la rouille des sociétés. Le jury sert incroyablement à former le jugement et à augmenter les lumières naturelles du peuple (...) On doit le considérer comme une école gratuite et toujours ouverte, où chaque juré vient s'instruire de ses droits, où il entre en communication journalière avec les membres les plus instruits et les plus éclairés des classes élevées, où les lois lui sont enseignées d'une manière pratique (...)

Je ne sais si le jury est utile à ceux qui ont des procès, mais je suis sûr qu'il est très utile à ceux qui les jugent. Je le regarde comme l'un des moyens les plus efficaces dont puisse se servir la société pour l'éducation du peuple" (tome 1, 2ème partie, chapitre 7, sur les jurys).

Ainsi, la vitalité de la société démocratique repose sur une éducation permanente du peuple qui s'effectue par le moyen de ces dispositifs institutionnels (communes, jurys, associations...). Ils permettent au peuple de participer aux affaires publiques et de s'élever par là au sens des responsabilités. La démocratie est ainsi préservée du danger de sombrer dans la tyrannie de la majorité.

Il s'agit là cependant d'une éducation qui concerne seulement les hommes mûrs et non les enfants. Si Tocqueville établit une analogie entre les écoles primaires et les institutions comme la commune et le jury, il ne dit rien de précis (à ma connaissance) sur ces écoles (il indique seulement que leur vocation est d'instruire).

Mais comment envisager l'éducation permanente du peuple à l'exercice de la vie politique, si les hommes ne sont pas auparavant instruits? Qu'en est-il de ces écoles qui assurent l'instruction des futurs citoyens? Quel avenir auront-elles dans les sociétés démocratiques modernes? Peut-on ici penser que le système d'enseignement ne sera pas lui même affecté par le processus d'égalisation des conditions qui constitue la dynamique des sociétés démocratiques?

III- Les effets du processus d'égalisation des conditions sur l'école: l'analyse que fait Hannah Arendt de la crise de l'éducation, dans le prolongement de la réflexion de Tocqueville (je mets en italiques les citations de H Arendt)

Près d'un siècle après Tocqueville, la philosophe Hannah Arendt aborde cette question dans son article "La crise de l'éducation" (écrit au début des années 60). Comme l'a montré Tocqueville, l'égalité des conditions va au delà d'une simple modification des rapports politiques entre les citoyens, elle a aussi pour effet de ruiner la légitimité des autorités traditionnelles et d'ébranler toutes les relations hiérarchiques, y compris celles qui paraissent les plus naturelles, comme la relation parents/enfants. H. Arendt voit notamment dans les réformes que subit le système scolaire américain depuis la fin de la seconde guerre mondiale, le symptôme d'une crise de l'éducation qui risque de s'étendre à tous les autres pays.

a/ Les principes au nom desquels sont mises en oeuvre les réformes qui affectent l'école américaine:

Elles sont faites au nom de deux principes: la nouveauté et l'égalité.

- La nouveauté (Arendt parle d'un véritable "pathos de la nouveauté"): l'éducation est le moyen de façonner un monde nouveau, il "paraît en effet naturel de vouloir fonder un nouveau monde avec ceux qui sont nouveaux par naissance et par nature". Il convient ainsi de "révolutionner de fond en comble tout le système d'éducation, sous la bannière du progrès de l'éducation", et de "bouleverser toutes les méthodes traditionnelles d'enseignement".

- L'égalité. H. Arendt explique ici que "cette notion va plus loin que la simple égalité devant la loi, plus loin aussi que le nivellement des différences de classes, plus loin même que ce qu'évoque l'expression " égalité des chances"..." Comprenons bien qu'il ne s'agit pas simplement en Amérique d'assurer l'égalité du droit à l'instruction, ni de lutter contre les inégalités sociales qui nuisent à l'exercice de ce droit, il s'agit plus radicalement "d'égaliser ou d'effacer, autant que possible, la différence entre jeunes et vieux, doués et non doués, c'est à dire finalement entre enfants et adultes et en particulier entre professeurs et élèves". Arendt ajoute: "Il est évident que ce nivellement ne peut se faire qu'aux dépens de l'autorité du professeur et au détriment des élèves les plus doués".

b/ les trois idées de base qui président à ces réformes

Les réformes appliquées au système scolaire américain ("ces mesures catastrophiques", écrit Arendt) reposent sur "trois idées de base". On peut remarquer qu'elles inspirent les réformes qui sont aujourd'hui mises en oeuvre dans les systèmes scolaires européens, notamment dans le système français. Ce sont:

1/- "La première est qu'il existe un monde de l'enfant et une société formée entre les enfants qui sont autonomes et qu'on doit dans la mesure du possible laisser se gouverner eux mêmes". Les enfants sont ainsi encouragés à se constituer en petites républiques démocratiques où ils apprennent à vivre ensemble en se gouvernant eux mêmes. Dès lors, "le rôle des adultes doit se borner à assister ce gouvernement". Pour reprendre les termes aujourd'hui en usage, la fonction du professeur n'est plus tant de transmettre un savoir aux élèves que de les"accompagner" (les aider à "construire leur propre savoir" et élaborer leur propre "parcours", "citoyen" bien sûr!). Un haut responsable du ministère de l'Education nationale déclarait récemment que "les élèves apprennent beaucoup plus les uns des autres que du professeur lui même".

2/- "La pédagogie est devenue une science de l'enseignement en général, au point de s'affranchir complètement de la matière à enseigner " Arendt ajoute: "Est professeur celui qui est capable d'enseigner.... n'importe quoi". Comme le montrent encore les réformes françaises en cours, qui sont pilotées par des "experts" en "sciences de l'éducation", il s'agit d'effacer au maximum les savoirs disciplinaires, -aussi bien de l'enseignement dispensé aux élèves que de la formation des futurs professeurs du secondaire-, et de substituer aux cours traditionnels des "activités" dites "interdisciplinaires" organisées autour d'un thème "transversal" (l'enseignement des disciplines est mis en cause pour son "élitisme" et on lui reproche d'engendrer la passivité des élèves, de produire leur "ennui").

3/- La 3ème idée de base concerne la manière d'apprendre: "L'on ne peut savoir et comprendre que ce qu'on a fait soi-même". Dès lors, il s'agit de "substituer, autant que possible, le faire à l'apprendre (...) L'intention avouée n'est pas d'enseigner un savoir, mais d'inculquer un savoir-faire". L'école a désormais en France pour mission d'enseigner un "socle commun de compétences" et non plus de faire accéder les élèves à un niveau de connaissances. Celles-ci n'ont pas d'intérêt en elles mêmes, elles ne sont légitimes que si elles contribuent à permettre l'acquisition de savoirs-faire et de "savoirs-être". Pour en revenir au texte de H. Arendt (mais on ne s'est pas beaucoup éloigné), elle explique encore que l'application de cette 3ème idée de base conduit à "supprimer autant que possible la distinction entre le travail et le jeu, au profit de ce dernier". L'enseignement des langues illustre parfaitement, selon elle, "la substitution du faire à l'apprendre et du jeu au travail": "l'enfant doit apprendre en parlant, c'est à dire en faisant et non en étudiant la grammaire et la syntaxe; en d'autres termes, il doit apprendre une langue étrangère comme il a appris une langue maternelle: comme en jouant sans rompre la continuité de son existence habituelle"

c/ Les conséquences de l'application de ces trois idées de base: notamment, la soumission de l'enfant à la tyrannie de la majorité

L'application de ces trois idées de base au système scolaire a des conséquences catastrophiques.

Concernant l'application de la 1ère idée, Hannah Arendt rejoint entièrement les analyses de Tocqueville sur la tyrannie de la majorité. S'il est vrai que l'autorité de l'adulte pouvait être parfois tyrannique ("l'enfant ne se trouve plus dans la situation d'une lutte inégale avec quelqu'un qui a une supériorité absolue sur lui"), il se trouve désormais "dans la situation par définition sans espoir de quelqu'un appartenant à une minorité réduite à une personne face à l'absolue majorité de toutes les autres". Dans la situation antérieure où pouvait régner la tyrannie d'un adulte, l'enfant pouvait au moins parfois "compter sur la solidarité de ses pairs", c'est à dire les autres enfants. La situation nouvelle est extrêmement dangereuse car elle expose l'enfant à la pression de la majorité du groupe des enfants, à ce que Tocqueville appelle "la tyrannie de la majorité". Rien n'est plus redoutable que cette éducation où le conformisme devient la règle de socialisation des enfants et d'intégration des esprits: "ils sont livrés à la tyrannie de leur groupe, contre lequel, ils ne peuvent se révolter, avec lequel, étant enfants, ils ne peuvent discuter, et duquel ils ne peuvent s'échapper pour aucun autre monde, car le monde des adultes leur est fermé". Cette éducation étouffe toute forme d'indépendance individuelle et tarit dès le plus jeune âge la source de l'esprit critique.

L'application de la 2ème idée de base "tarit" quant à elle "la source la plus légitime de l'autorité du professeur ». Arendt écrit : "Puisque le professeur n'a pas besoin de connaître sa propre discipline, il arrive fréquemment qu'il en sait à peine plus que ses élèves. En conséquence, cela ne veut pas seulement dire que les élèves doivent se tirer d'affaire par leurs propres moyens, mais que désormais l'on tarit la source la plus légitime de l'autorité du professeur".

L'application de la 3ème idée enfin risque non seulement d'entraîner un effondrement du niveau des connaissances mais elle conduit encore à maintenir artificiellement les enfants et les jeunes dans un état puéril: "Il est parfaitement clair que cette méthode (qui substitue le jeu au travail) cherche délibérément à maintenir, autant que possible, l'enfant plus âgé au niveau infantile (...) Sous prétexte de respecter l'indépendance de l'enfant, on l'exclut du monde des adultes pour le maintenir artificiellement dans le sien"

Conclusion:

Dans le prolongement de l'analyse tocquevillienne de la démocratie, l'analyse de H. Arendt permet de saisir la crise de l'éducation qui affecte les sociétés modernes comme l'une de ses formes de pathologie les plus graves et les plus inquiétantes.