2. Complément séance 01/10/2015

Quelques remarques à propos de la dernière séance (1er octobre 2015)

Je voudrais ici dissiper les malentendus que la dernière partie de mon propos a pu susciter lors de la dernière séance (qui a été raccourcie pour ne pas dépasser 22H). Je faisais une comparaison entre la tolérance civile et la laïcité qui pouvait laisser croire que je me référais encore précisément à Locke. Or, je parlais surtout dans cette dernière partie de l'usage qui est fait du concept de tolérance civile dans les sociétés démocratiques contemporaines. Mais faute de temps, je ne me suis pas expliqué là dessus et il faut donc que j'y revienne ici.

Lorsque Locke élabore le concept de tolérance civile, il envisage avant tout la question religieuse, et pour lui, cette question ne peut s'appréhender que du point de vue des consciences individuelles. Locke ne parle pas des Eglises comme on en entend souvent parler aujourd'hui, en termes de communautés. Comme on l'a vu, l'Eglise est pour lui un rassemblement autour d'une foi commune, qui résulte de l'adhésion volontaire des fidèles. Cette adhésion peut toujours être remise en cause par l'individu: libre à lui de s'en éloigner et d'adhérer à une autre religion. Locke récuse toute conception sociologique qui présente la religion comme un fait culturel et assigne les individus à une appartenance collective (on parle aujourd'hui de "fait religieux"). Je cite: "il n'y a personne qui soit membre né d'aucune Eglise. Autrement, la religion des pères et des mères passerait aux enfants par le même droit que ceux-ci héritent de leurs biens temporels... Il n'y a personne qui, par sa naissance, soit attaché à une certaine église ou à une certaine secte plutôt qu'à une autre; mais chacun se joint volontairement à la société dont il croit que le culte est plus agréable à Dieu" (Lettre sur la tolérance)

Ces précisions sont indispensables pour ne pas prêter à Locke des analyses qui ne sont pas les siennes. Le problème de la tolérance civile ne se pose pas pour Locke dans les termes où nous voyons qu'il est souvent posé dans nos sociétés. Aujourd'hui, la tolérance ne concerne plus seulement des religions, mais plus généralement des cultures. Plus exactement, la religion n'apparaît plus seulement comme une croyance qui peut être adoptée ou non par des individus, mais comme la composante d'une identité collective (on insiste alors sur sa dimension de tradition reçue et partagée dans la mesure où elle sert de pôle d'identification et oriente les choix de vie des individus qui lui appartiennent). A ce titre, elle devient une "communauté" (bon nombre d'hommes politiques et aussi les medias utilisent couramment les expressions de "communauté musulmane", de "communauté juive", comme si la religion était l'expression d'une ethnie ; selon cet usage, les origines détermineraient nécessairement l'appartenance religieuse...).

En tout état de cause, le problème de la tolérance civile n'est plus simplement posé comme celui de la coexistence d'individus exprimant des croyances différentes, mais comme celui de la coexistence de communautés dont les modes d'identification sont différents, la religion étant considérée comme la composante essentielle de leur identité. Les appartenances religieuses apparaissent dès lors comme des données sociales incontournables qu'il faut prendre en compte et en considération pour construire le lien social. Cette nouvelle version de la tolérance civile est présentée parfois sous l'expression de "laïcité ouverte" afin d'exprimer la nécessité d'une ouverture de l'Etat aux communautés, qui permette de les fédérer autour de valeurs communes. Elle peut aller de la simple délégation par l'Etat de missions de service public aux églises et aux communautés jusqu'à leur participation, en tant que telles, à la formation et à l'expression de la loi, en leur faisant acquérir le statut politique de corps intermédiaires (devenant ainsi des "partenaires" officiels de l'Etat, mais cette participation est exclue par la loi du 9 décembre 1905 qui énonce le principe de laïcité de l'Etat dont l'article 2 stipule : "La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte")

Si cette "laïcité ouverte" est proche de ce que conçoit Locke en élaborant le concept de tolérance civile, il faut bien sûr préciser qu'elle ne s'applique plus aujourd'hui aux mêmes acteurs: il ne s'agit plus de faire coexister simplement des individus mais aussi des communautés (ce que Locke n'envisageait pas). Cette précision étant donnée, on peut alors montrer ce qui distingue cette nouvelle version de la tolérance civile, de la laïcité telle qu'elle est définie par la loi de 1905. Celle-ci implique une abstention absolue de la puissance publique en matière de croyance ou d'incroyance, alors que la tolérance civile n'implique qu'une abstention relative : l'Etat peut reconnaître officiellement une Eglise, et même plusieurs Eglises, au titre de représentants officiels de communautés, participant à l'espace politique; il doit seulement s'abstenir de recourir à la loi et à la contrainte pour imposer une religion. Dans ce cadre, la loi ne peut pas interdire l'expression des opinions, mais elles ne sont pas toutes traitées à égalité: les opinions des groupes représentés bénéficient d'un traitement de faveur. La stricte neutralité de l'Etat (qui procède de son abstention absolue en matière de croyance et d'incroyance, article 2 de la loi de 1905) a en revanche pour fonction de garantir une stricte égalité entre toutes les opinions et convictions.

Une grande confusion règne aujourd'hui dans l'usage du terme de laïcité. Le discours politique semble la confondre avec la tolérance civile. L'inquiétude devant des phénomènes de violence et de rejet qui paraissent menacer gravement le lien social, contribue sans doute à cette confusion. La logique de la tolérance civile conduit à vouloir construire du lien en fédérant la pluralité des communautés qui sont présentes dans la société afin de supprimer la violence intercommunautaire, ou du moins pour la réguler et modérer les conflits qui peuvent résulter de leurs différences de valeurs. L'école doit être mobilisée dans ce but: elle doit mettre l'accent sur l'apprentissage du "vivre-ensemble" et le partage de valeurs communes. Ainsi le nouvel enseignement moral et civique, introduit cette année dans l'Education nationale, doit "transmettre un socle de valeurs communes" (les textes officiels présentent une liste comprenant la dignité, liberté et égalité, laïcité, esprit de justice, tolérance, égalité hommes/femmes....), "cultiver le sentiment d'appartenance à la communauté des citoyens", "préparer à l'exercice de la citoyenneté et sensibiliser à la responsabilité individuelle et collective"... Il s'agit d'un enseignement à vocation interdisciplinaire où les connaissances doivent être mobilisées pour forger des "compétences" morales et civiques, notamment par l'exercice de débats,qui peuvent se faire en partenariat avec des associations à vocation éducative (un des thèmes d'étude à traiter au lycée a pour intitulé: "pluralisme des croyances et laïcité"). Tel est donc l'objectif: la "transmission des valeurs républicaines" doit "cultiver le sentiment d'appartenance à la communauté des citoyens".

Rappelons-nous les raisons pour lesquelles Locke estimait que l'athée doit être exclu de la tolérance. Les promesses et les contrats, tout ce qui permet de faire lien avec les autres, ne peuvent avoir aucune valeur pour l'athée car il ne croit pas en Dieu (et au jugement dernier). Sans croyance "en un Dieu", une société est impossible; il faut que les hommes croient "en un Dieu" pour être des citoyens. Pas de lien politique sans une foi préalable: les hommes peuvent avoir des religions différentes mais il faut qu'ils aient une religion.

Pendant la révolution française, Robespierre voudra remplacer les religions existantes par une religion civile (le "culte de l'Etre suprême" exclut l'athée car celui-ci ne peut pas être vertueux et aimer les lois).

Par ce rappel, je ne veux pas dire que ces conceptions se retrouvent aujourd'hui telles quelles. On ne considère pas que l'association politique doive être fondée sur la croyance en un Dieu, mais on insiste en revanche sur la nécessité de sacraliser le lien civil et politique, de fonder la République sur l'adhésion à des valeurs communes. Ainsi, même si elle ne s'exprime pas aujourd'hui de la même manière, l'idée demeure que sans le partage d'une foi commune, le lien civil et politique (présenté comme "appartenance") n'est pas assuré. Ne confond-on pas alors la laïcité avec une religion civile?

Telle qu'elle est définie par la loi de 1905, la laïcité met en avant le respect de la liberté de conscience (liberté de croire ou de ne pas croire). Cette liberté est essentielle car elle est constitutive de la citoyenneté: elle implique que les individus se déterminent en conscience comme citoyens, par delà leurs appartenances, pour décider des lois. Elle affirme ainsi la primauté de l'individu sur les communautés.

Si la laïcité est inséparable de l'exercice de la citoyenneté, le problème est alors de savoir comment on envisage sa formation. Le 1er grand penseur de la laïcité, Condorcet (fin XVIIIème siècle) insiste sur l'exigence d'instruction car elle est indispensable selon lui à la formation de l'autonomie du sujet humain: il doit apprendre à juger par l'exercice de sa raison pour pouvoir se déterminer en connaissance de cause, comme citoyen; il doit ainsi pouvoir adopter une distance critique à l'égard des valeurs qu'il a reçues et de la société où il vit. Voir sur ce point l'excellent ouvrage de C. Kintzler "Condorcet: l'instruction publique et la naissance du citoyen" qui est aujourd'hui réédité. Lire particulièrement le chapitre 8 où C. Kintzler expose le débat qui oppose, pendant la révolution, Condorcet -défenseur de l'instruction publique- aux partisans d'une éducation nationale (pour ceux-ci, l'école doit se limiter à enseigner une culture commune qui permette de faire adhérer les individus au ciment commun de la nation, et elle doit renforcer cette adhésion par des cérémonies destinées à célébrer les institutions). Ce débat n'est-il pas toujours actuel?