Les Pensées de Pascal 08/11/2016 compléments

Je voudrais d'abord rectifier ce que j'ai dit sur le rapport de Pascal à Montaigne, puis revenir sur une critique formulée en fin de séance, qui reprochait à Pascal de se contredire en parlant de la grandeur de l'homme à propos de l'établissement de la cité humaine alors qu'il insiste en même temps sur son caractère imparfait.

a- J'ai dit que Pascal reprenait un certain nombre de formules de Montaigne, notamment dans le fameux fragment 56 (LG) (exemple: "La coutume fait toute l'équité", c'est du Montaigne repris par Pascal). C'est exact. En revanche, j'ai eu tort de dire que pour Pascal, Montaigne correspond à ce qu'il appelle un "demi-habile". Montaigne est bien plutôt un "habile".

J'ai montré la distinction que Pascal fait entre le peuple, les demi-habiles et les habiles. Je n'ai pas été plus loin, étant donné les limites de temps de la séance. Il faudrait cependant indiquer que Pascal continue sa "gradation" et qu'après le peuple, les demi-habiles et les habiles, il présente les "dévôts" puis les "chrétiens parfaits". Tout cela se trouve dans le fragment 83.

Pour bien comprendre ce que dit Pascal et ce qu'il pense de la position de Montaigne, il faut avoir à l'esprit les 5 degrés qui procèdent de son raisonnement qu'il appelle "le renversement du pour au contre". Ainsi, on passe graduellement d'une thèse "POUR" à une thèse "CONTRE" puis à nouveau à une thèse POUR...: d'abord, le peuple respecte les lois établies par ignorance, parce qu'il les croit justes (POUR), puis les demi-habiles montrent qu'elles n'ont pas de fondement (CONTRE), puis les habiles respectent les lois comme le peuple mais "non par la pensée du peuple mais par la pensée de derrière" (POUR), puis les dévots critiquent les lois en dénonçant l'imperfection des Cités humaines (CONTRE), puis les chrétiens parfaits respectent les lois humaines sachant qu'elles ne peuvent être qu'imparfaites au regard de la vraie justice (POUR).

Il y a ainsi 2 façons de contester les lois établies (demi-habiles et dévots) et 3 façons de les respecter ainsi que d'honorer les "grandeurs d'établissement": celle du peuple (ignorance), celle des habiles et celle des chrétiens parfaits. Les habiles savent qu'il ne peut pas y avoir de lois fondées, mais leur savoir est inférieur à celui qui éclaire les chrétiens parfaits. Ainsi les habiles (Montaigne fait partie des habiles) n'ont pas le dernier mot car il y a des lumières supérieures (la foi) à la leur (ils ne font que raisonner sur l'absence de fondement des lois). La justice humaine ne peut être véritablement connue que comme une fausse image de la "charité" (fragment 109: "la grandeur de l'homme dans sa concupiscence même, est d'avoir su tirer un règlement admirable et d'en avoir fait un tableau de charité")

Quel est le modèle de la charité? Selon Pascal, l'histoire a fourni un modèle de république gouvernée selon la vraie justice, voir fragment 349: "La République chrétienne et même judaïque n'a eu que Dieu pour maître..." Fragment 421: "Le peuple juif est composé de frères". Il s'agit là d'une communauté dans laquelle chaque homme s'appréhende comme une partie inséparable du tout (l'Humanité). En cela, cette république chrétienne ou judaïque s'oppose aux Etats existants dont l'unité n'est qu'une unité de coexistence, unissant extérieurement des individus (chacun y est un "moi" qui "se fait le centre de tout") isolés les uns des autres et hostiles les uns aux autres

Pour voir la vraie justice, il faut que les hommes puissent sortir de la "caverne" de leur moi (j'emprunte l'image de la caverne à Platon). La raison seule est incapable de voir "l'éclat de la véritable équité" (fragment 56): les hommes répugnent à convenir de son évidence morale car elle pourrait contrecarrer leurs intérêts. Il faut la conversion du cœur (la foi) pour se délivrer de l'aveuglement. Le "cœur" est cette faculté de comprendre, supérieure à la raison, en ce que les oppositions qui sont faites habituellement entre la connaissance et l'amour d'une part, entre son propre intérêt et l'intérêt de tous d'autre part, y sont dépassées. On ne peut connaître la justice sans l'aimer: c'est en ce sens que le chrétien parfait dispose d'une lumière supérieure à celle de l'habile.

b- En célébrant la grandeur de l'homme "qui, dans sa concupiscence même, a su tirer un règlement admirable" (fragment 109) (voir aussi le fragment 97: "la grandeur de l'homme est d'avoir tiré de la concupiscence un si bel ordre"), Pascal ne se contredit pas. La cité humaine est bien le royaume de la concupiscence: rien de plus éloigné de la charité ici que la cupidité qui oppose les hommes les uns aux autres. La cité humaine témoigne de la corruption de l'homme ("misère de l'homme sans Dieu")

Mais cela n'empêche pas Pascal d'admirer la grandeur de l'homme, car il parvient à construire de l'ordre (l'ordre politique d'une cité) à partir de ce qui est rebelle à tout ordre, à savoir la concupiscence (chaque moi "se fait le centre de tout", fragment 509). Si la concupiscence est le contraire de la charité, l'ordre tiré de la concupiscence par la grandeur de l'homme est bien en revanche un "tableau de charité": en effet, en parvenant à soumettre la concupiscence par l'instauration d'un ordre politique, l'oeuvre humaine parvient à produire une représentation de son contraire, la charité (l'ordre tiré de la concupiscence imite ainsi la charité).