Du despotisme selon Montesquieu au totalitarisme selon H. Arendt

Séance en vidéo-conférence du 26-01-2018

Du despotisme selon Montesquieu au totalitarisme selon H. Arendt

par Didier Carsin

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Introduction :

Il s'agira d'expliquer pourquoi Hannah Arendt a besoin de se référer à Montesquieu (voir le dernier chapitre du Système totalitaire (3ème tome des Origines du totalitarisme, 1951), et l'article « La nature du totalitarisme ») pour élaborer le concept de totalitarisme, alors même qu'elle le distingue radicalement de celui de despotisme, élaboré par Montesquieu dans L'Esprit des lois (1748). Pour cela, nous verrons d'abord comment Montesquieu se démarque de l'usage que la tradition de la philosophie antique faisait de la notion de tyrannie, en

désignant par le gouvernement despotique, non plus comme Aristote une monarchie pervertie, mais un gouvernement politique à part entière, dont il faut étudier le fonctionnement spécifique et évaluer les effets monstrueux sur la nature humaine.

Notre réflexion suivra cinq étapes :

1- En quoi le concept de gouvernement despotique est-il nouveau ?

a/ EL II, 1 : « Le gouvernement républicain est celui ou le peuple en corps, ou seulement une partie du peuple, a la souveraine puissance ; le monarchique, celui où un seul gouverne, mais par des lois fixes et établies ; au lieu que, dans le despotique, un seul, sans loi et sans règle, entraîne tout par sa volonté et par ses caprices ».

Le gouvernement despotique est un gouvernement politique à part entière qui se distingue des « gouvernements modérés », et n’est pas la simple perversion du gouvernement monarchique (comme la tyrannie selon Aristote).

b/ L’invention conceptuelle du gouvernement despotique suppose que les trois idées suivantes, en rupture avec la tradition, soient admises : 1- Il fait violence à tous les hommes (la distinction antique du tyran et du despote présuppose l’inégalité naturelle de l’homme libre et de l’esclave, voir Aristote, Politiques III), 2- Il menace tous les peuples (un climat chaud ne l’engendre pas fatalement, un climat tempéré n’en préserve pas nécessairement), 3- le despotisme est un mal politique qui ne s’appréhende pas d’abord dans la personnalité du despote, mais dans le fonctionnement du gouvernement despotique et les effets qu’il produit sur les hommes (le despotisme ne réside pas essentiellement dans la méchanceté d’un « tyran »).

2- En quel sens le gouvernement despotique est-il le pire des gouvernements ?

a/ Il n’y a pas dans l’absolu de « meilleur gouvernement » ; le gouvernement le meilleur est celui qui convient le mieux à la « disposition particulière » d’un peuple (EL I, 3).

b/ Ce principe de convenance exclut a priori la possibilité du gouvernement despotique, quel que soit le peuple : c’est un gouvernement « monstrueux » qui viole « les lois de la nature » (EL I, 2) : « Le despotisme cause à la nature humaine des maux effroyables » (EL II, 14). Les lois de la nature ne sont pas les maximes d’un droit naturel présent à la raison humaine, mais elles définissent des exigences universelles qui se font sentir en tous les hommes, quel que soit le peuple auquel ils appartiennent. L’exemple de la torture qui «convient » au gouvernement despotique (EL VI, 17) montre le rôle normatif que joue « la voix de la nature ».

c/ En montrant que le gouvernement despotique est un gouvernement contre lequel la nature humaine se révolte, ces lois permettent de mesurer, par opposition à lui, la valeur des gouvernements modérés (la liberté ne peut exister en dehors d’un cadre juridique)

3- L’examen du gouvernement despotique

a/ Sa « nature » et son « principe » (la crainte) : une définition purement négative, une description qui montre tout ce qui lui manque (EL V, 14).

b/ C’est un gouvernement qui ne gouverne pas, mais se contente de commander :

- Le despote est entièrement soumis à ses désirs (EL II, 5). La politique est réduite à son degré minimal : «L’établissement d’un vizir est, dans cet Etat, une loi fondamentale ».

- La simplicité et l’uniformité du gouvernement despotique (« il ne faut que des passions pour l’établir », ELV, 14), à l’opposé de la complexité et du mouvement réglé des gouvernements modérés qui sont des « chefs d’œuvre de législation ». Des lois pénales expéditives (EL VI, 2). L’idée du despotisme est illustrée par la manière dont les sauvages procèdent pour avoir du fruit (EL V, 13).

- le mécanisme aveugle du gouvernement despotique : un gouvernement dans lequel « un seul, sans loi et sans règle, entraîne tout par sa volonté et ses caprices ». Voir l’image de la boule pour décrire son fonctionnement (EL III, 10)

c/ l'examen de son « principe », la crainte

 - C’est un gouvernement dont l’excès de pouvoir exprime l’impuissance ; il est incapable d’élaborer une action politique :

- Il fait un usage dispendieux de son principe (EL VI, 9 : il recourt à une extrême sévérité des peines qui s’avère inefficace : « Dans les pays despotiques, on est si malheureux que l’on y craint plus la mort qu’on ne regrette la vie », et EL VI, 2)

- Son principe (la crainte), stérilisant et destructeur, fait régresser les hommes en deçà des lois de nature (EL I, 2 et EL V, 14 : « Dans ces Etats, on ne répare, on n’améliore rien… »).

4- Du gouvernement despotique au despotisme comme principe d’entropie qui menace tous les gouvernements

a/ Tous les gouvernements modérés sont menacés de devenir des gouvernements despotiques : « L’inconvénient n’est pas lorsque l’Etat passe d’un gouvernement modéré comme de la république à la monarchie, ou de la monarchie à la république, mais quand il tombe et se précipite du gouvernement modéré au despotisme » (EL VIII, 8). Conséquence : c’est dans l’horizon de sa corruption possible qu’il faut envisager le devenir d’un gouvernement modéré ; comment éviter qu’il ne tombe dans le despotisme ?

b/ Le gouvernement despotique est un gouvernement intrinsèquement corrompu qui « périt par son vice intérieur » : EL VIII, 10 : « Le principe du gouvernement despotique se corrompt sans cesse, parce qu’il est corrompu par sa nature » (= la nature de ce principe qui est la crainte).

c/ Mais il ne peut périr réellement que « lorsque quelques causes accidentelles n’empêchent point son principe de se corrompre » (EL VIII, 10) : … « quand des circonstances tirées du climat, de la religion (…) le forcent à suivre quelque ordre, et à suivre quelque règle »

 - l’exemple de l’Etat despotique turc qui ne se maintient qu’en prenant appui sur les lois de la religion (EL, V, 14, et III, 10 : « On abandonnera son père, on le tuera même, si le prince l’ordonne ; mais on ne boira pas de vin, s’il le veut et l’ordonne ».

 - l’exemple du gouvernement despotique chinois contraint à veiller à la subsistance de son peuple par la force du climat (EL, VIII, 21).

 Conclusion : Un gouvernement despotique à l’état pur ne peut pas exister, il n’existe que sous une forme impure, parce que son despotisme rencontre des limites extérieures.

5- Pourquoi H. Arendt a -t-elle besoin de se référer à Montesquieu pour élaborer le concept de totalitarisme ?

a/ Du despotisme selon Montesquieu au totalitarisme selon H. Arendt, un même enjeu : le souci de la nature humaine, et la nécessité de la protéger en préservant le cadre d'une vie politique.

b/ La reprise de la méthode de Montesquieu par H. Arendt pour élaborer le concept de totalitarisme :

– par sa nature, le gouvernement totalitaire n'est pas un gouvernement arbitraire ; il se réfère à des lois suprahumaines (lois raciales par exemple) dont il se fait l'instrument d'accomplissement : la terreur est la nature de ce gouvernement (elle n'est pas la crainte)

– son principe n'est pas ce que Montesquieu désigne comme la passion qui permet aux hommes d'obéir à un type de gouvernement (comme la crainte pour le gouvernement despotique) mais l'idéologie (la toute-puissance d'une idée, comme l'idée d'une race supérieure, censée s'accomplir nécessairement dans la réalité). Elle est un puissant moteur de mobilisation des masses qui n'appelle aucune adhésion réfléchie de la conscience individuelle et opère une véritable anesthésie du jugement.