Vieillesse

La vieillesse est l’âge le plus beau.

Tous les gens sincères en conviennent. Malheureusement elle passe trop vite.

Elle finit la plupart du temps avant qu’on en soit fatigué. La mort pénètre en elle par on ne sait quelle fêlure comme une espèce d’infiltration.

Avant q’on s’en soit aperçu, le petit suintement a inondé la cave, et l’eau clapote à hauteur de ceinture.

On lève les bras et on regarde par le soupirail. Il devient très difficile de lacer ses souliers ou de ramasser des champignons dans cette position incommode.

Et en même temps, par le soupirail, on voit la vie, comme un spectacle magnifique (et pas très vrai), panoramique, bleuté, lointain, microcosmique, pareil à ces grands horizons que les maîtres italiens, dans leurs plus beaux tableaux, font apparaître au fond de la toile, par une baie du décor, entre deux colonnettes, et où, sur une surface infime, l’œil qui s’habitue petit à petit découvre tour à tour des troupeaux et des fleuves, des armées, des collines, des villes, des monts, des batailles et des pics.

Chose si belle et si irréelle qu’on a plus envie que de regarder et non de participer au monde : fasciné comme par un trésor ; quand le coffre s’ouvre et que le magma plein de reflets d’or, de ténèbres et de rubis, semble grouiller et se tordre sur lui-même, animé d’une vie mystérieuse.

(La Montagne – 11 août 1964)

Il vient un âge où l’homme n’aime plus guère que les jardins, le cèdre bleu, la flamme d’un glaïeul, le dessin d’une feuille de rhubarbe.

Avec en plus, évidemment, quelques grandes choses, comme la grammaire ou la marine à voile, le cheval, l’étoile polaire, les crimes de Barbe Bleue.

(Almanach des quatre saisons – Almanach de septembre)

Chère Ferny,

Je m’apprête à aller à Versailles et je devrais être plein d’entrain.

Mais je ne me lève pas comme un lion. Je me lève comme un hippopotame. C’est un hippopotame qui vous tend ses vœux ce matin comme un petit bouquet de fleurs des champs : une semaine de bonheur dans un atelier repeint. Essayez d’être heureuse : votre bonheur déteint sur moi. Vos nuages, au contraire, me plongent dans la nuit.

Je macère dans ma solitude et dans mon monologue de veuf ; je remâche mes vieux soucis, mes regrets, mes projets, mes souvenirs, tout, en boule pâteuse, comme un chewing-gum. Usé, sans goût. Où je trouve des herbes sans suc, je ne sais quel persil desséché. Parfois tout de même une brindille de quelque thym, pistou ou autre épice minuscule et bizarre qui me redonne un instant de tonus. Je vais arroser les plantes, faire le lit, ranger le bureau, faire les commissions.

Et il sera midi ou plus !

(Lettre à Ferny Besson du 11 septembre 1966)

Cher Jean

Tout va mal : les cravates sont vert pomme, mes pieds blessés, mon oreille malade, ma gencive pelée, etc. Baste pour ça. Ce pauvre Henri doit être en train de se faire charcuter la prostate à Clermont, à la clinique des Neuf-Soleils.

Je vous envoie ci-joint le papier de Paul Guth trouvé dans La Montagne hier soir. Je pense qu'il aura passé aussi dans d'autres journaux : dans la "chaîne" de La Montagne. Ca m'a fait grand plaisir. Je suis heureux quand on parle bien de vous.

Je voudrais achever ce papier qui est un peu une préface posthume aux Fruits du Congo, mais je ne pourrai y travailler avant dix jours. Puisse-t-elle vous plaire une fois faite et passer dans la N.R.F.

Cher Jean mes voeux pour tous les vôtres (santé, Algérie, etc.). Pour moi, je nage dans les empoisonnements. Je me dopais avec un slogan que j'avais écrit sur un carton et mis en évidence sur mon bureau. Je ne sais plus ce que c'était : "Labor improbus ..." peut être, ou alors "Faire face, toujours" ou "Audax fortis juvat" ; enfin, une chose très bien, très encourageante. Mais on a dû la faire tomber en époussetant. Alors tout va mal. Qu'est-ce qu'une vie sans maxime directrice ? Un chien au fil de l'eau. Les pattes en l'air. Je vous fais un signe de patte.

Affectueusement.

Alex

(Lettre à Jean Paulhan -1957)

Quand on est jeune, on s’imagine que la vieillesse va donner l’impression à l’homme de se désagréger dans un monde qui survit ; elle lui donne au contraire l’impression qu’il survit au sein d’un monde qui se désagrège.

(La Montagne – 18 juin 1963)


C'est ainsi qu'il arrive que l'homme survive quelques temps à sa mort. Mais peut-être lui est-il encore plus difficile de survivre un peu à sa vie. Elle le tue avant l'âge. Le métro, les poussières, les miasmes, les veillées, le travail, le plaisir, les guerres, les apéritifs fantaisie, le mauvais caractère de sa femme, le froid, le chaud, les tentatives d'assassinat, les accidents de la route, les engrenages dangereux, les incendies de forêts, les barrages qui s'écroulent, le laissent à cinquante ans ahuri, éclopé, avec une jambe en moins, le nez rouge et des poches sous les yeux. A peine a-t-il appris à être jeune, il s'aperçoit que ses cheveux sont blancs ; à peine a-t-il pris l'habitude de la vie, c'est déjà le moment de la quitter. Comment survivre ?

(La Montagne – 1er août 1961)



L’autre à côté, hilare, avec les yeux plissés et ce rire d’asiatique, on me dit que c’est moi ; tout tend à me le prouver.

Je ne me croyais pas si grand, ni si chinois. Nous nous voyons toujours à côté de nous-mêmes. Ces images que nous laissons, et qui semblent fidèles aux autres, éternisent un aspect passager qui nous paraît faux à nous-mêmes, qui nous voyons sous forme de synthèse, une synthèse dont nous faisons une espèce d’identité étrangère aux éléments qui la composent.

(Où sont-ils ?)