Rien ne fut plus beau que les vastes trottoirs.
On ne le sait plus parce qu’on ne peut pas les voir, à cause des motos qui les recouvrent. On n’y croit plus. On a perdu la foi. On éprouve même, parfois, une sorte de vertige, et même d’orgueil, de vaniteux plaisir, à se sentir ainsi entouré de tant de Cadillac, de Rolls, de Bentley, de 2 CV, de voitures peintes en mur de briques et d’autos du siècle passé.
On se croirait dans un musée roulant. On avance très longtemps au milieu du trottoir, du moins de l’endroit où on pense qu’il se trouve, et à sa gauche on a des autos en bataille, et à sa droite aussi, des murs impénétrables, et au milieu, en face de soi, on a des autos en colonne, une seule de front (il n’y a pas de place pour deux), qui vous arrivent dessus, lentement (elles ne vous poussent que petit à petit par le pare-choc, doucement, doucement), et d’autres fois c’est par derrière. Les unes vous font reculer, les autres avancer. Et alors on ne sait plus où aller. On est perdu parmi les autos, comme le gardien au milieu de la manade.
(…)
Et alors c’est tellement grandiose et pareil aux grands troupeaux de bœufs qui courent en Amérique du Sud, pareil au Niagara, pareil à l’Amazone, qu’on est saisi d’une grande exaltation. On éprouve le vertige des masses, le mal de mer, et la fièvre du siècle.
On est honteux de gêner les autos…
(La Montagne – 7 juillet 1968)