Pissenlit

Il y avait toujours, je m’en souviens bien, ce même pissenlit téméraire dans l’angle de l’escalier du jardin. Je lui fus reconnaissant de cette persistance comme d’une attention voulue à mon égard.

(La complainte des enfants frivoles)



Le pissenlit est une chicoracée, c’est-à-dire une composacée ; dont la race constitue le dixième, je ne dis pas des phanérogames, mais de la végétation du globe. C’est au point qu’on se demande ce qui n’est pas pissenlit. Les 1000 genres des composacées se décomposent en 9000 espèces, soit un dixième des plantes connues, la moitié de celles de Sicile, et de l’Amérique tropicale, le huitième de celles de l’Allemagne. Tout au moins des phanérogames. Aussi tout le monde a-t-il la notion de pissenlit. Si l’on hésite, il faut éviter de le confondre avec le dahlia, le salsifis ou l’eupatoire de Mésusé, qui sont aussi des composacées, mais la pratique donne mille repères (le salsifis se mange au beurre, le pissenlit au lard ; l’Anisochoeta mikanioïdes est, au contraire du pissenlit, tubuliflore ...; l’Albertibna erythropappa ne saurait prêter à confusion sérieuse, le pissenlit est beaucoup moins pappa). Il y a d’ailleurs des caractères qui ne peuvent tromper : si, cueillant une composacée qui n’est pas le salsifis ni l’erythropappa, mais qui a des feuilles pennatifides, ou alors pennatipartites, et qui contient de l’acide hydrixycinnamique, du lévulose, de la choline et des stérols, vous voyez que vous avez affaire au Taraxacum gymnathum ou même lebovatum, ou erythrospermum, n’hésitez plus, c’est le pissenlit, préparez le saladier, battez la vinaigrette, faites fondre le lard dont vous l’oindrez. »

Le pissenlit, au sens large du mot, est un légume qui mène à tout. Il permet d’enivrer le poisson, de colorer le beurre, de faire vomir le canari, de déconstiper la tortue, de régulariser les fonctions féminines de la sarigue, et de guérir dans une certaine mesure les hémorroïdes du lapin. Il protège les ballots de cachemire contre les insectes rongeurs, virilise le hérisson, fournit des fards, fait fondre les verrues, guérit de la morsure des serpents et de la gerçure des mamelons, permet de teindre les cheveux en noir et de colorer la barbe en jaune. Mais je sens bien que le lecteur se figure que j’hésite à dire si je pense avec Versman que le fameux « Doronicum pardialanches » doit le plus beau de ses vertus curatives à une résine d’une extrême âcreté, et non à un alcaloïde, comme l’avait prétendu Thomson. Qu’il se détrompe, je suis Versman sans hésiter.

Telles sont les merveilles de la science ; tel est le pissenlit sur la terre : universel, important, ignoré. […]

Il en existe, paraît-il, d’immenses étendues en Auvergne. Sur les plateaux, je l’aime mieux tout seul, avec sa fleur dorée, sur le ballast noir d’une voie de chemin de fer.

Puissé-je en trouver un sur le soir de ma vie, pour me raconter l’histoire du monde à la lueur de sa petite lumière jaune.

(Sur la Célébration du pissenlit de Franz Hellens)

Et cependant il fumait sa pipe avec joie, cueillait quelques feuilles de marjolaine, lissait sa barbe de patriarche et perdait son pâle regard dans la contemplation d’une fleur jaune de pissenlit.

Car il adorait M. Francis Jammes et me disait avec volupté, tant ces mots chatouillaient son esprit délicat : « J’aime la grande amertume des pissenlits de l’arrière saison. »

(Les rêveries d’un pion solitaire)