Sans compter que chaque instant change une absence légèrement différente, parfois contradictoire ; comme le rose passe au vert sur un nuage ou sur une moire.
Ce n’est pas une absence immobile : c’est une absence mouvante, nacrée, frémissante comme une peau de cheval. Le temps se perd et mue à chaque seconde. Quelle est la couleur du temps perdu ?
Je l’ai retrouvé sur un mur blanc, à l’Orangerie, dans un tableau étonnant d’Utrillo qui représente La maison de Berlioz, et où ce mur occupe les deux tiers de la toile, presque oriental (en plein Montmartre) à force d’être blanc sur le ciel.
Mais d’un blanc si divers, bien qu’insensiblement, qu’on sent qu’il a capté toutes les nuances de l’heure. Et qu’il les ressuscite. Rien ne saurait les décrire. Personne. Du moins pas moi. Peut-être Colette, peut-être Proust, peut-être Chardonne.
C’est réellement un mur couleur du temps perdu.
(… ) Le temps perdu a tellement de couleurs, il bouge tellement qu’il défie le photographe. Le temps perdu ne se rattrape jamais.
Sauf, peut-être, sur ce mur d’Utrillo où le blanc joue avec le blanc, comme à cache-cache, et qui survit à tant d’images plus importantes, et qui est couleur du temps perdu, nous le sentons bien.
(La Montagne – 22 mars 1966)
Il faut voir chez Cordier les barbes de Dubuffet.
Toutes ces barbes aux murs, comme des trophées de chasseur. Analytiques et synthétiques, mythiques, cosmiques, métaphysiques, taillées en buis, en espalier, en cor de chasse, en dictionnaire Larousse, en table de jardin, en Pyrénées centrales, parfois en escargot, en rond de serviette, ou en marée montante, en cathédrale gothique et en poirier de plein vent.
Importantes et majestueuses, royales, solennelles, monarchiques, réellement prophétiques, ténébreuses, capillaires.
En crin, en poil, en fibre de coco, en paille de fer, en éponge végétale pour l’entretien des céramiques. Pleines de vermicelles et d’étoiles, de cachettes, de replis, de mystères et d’amusement.
Des barbes réellement sérieuses qui n’ont pas l’air d’être ajoutées à l’homme, mais auxquelles l’homme a l’air d’être ajouté ; des barbes dans lesquelles il habite comme l’escargot dans sa coquille, des barbes qui font de lui une barbe habitée.
(La Montagne – 3 mai 19
On voit, au nom de demain, se battre, de nos jours, des géants qui combattent pour un art d'avant-garde composé de rêves d'avant-hier, en luttant contre des tabous de l'époque du président Fallières, qu'ils nous présentent comme des carcans de l'art d'aujourd'hui. Ils se battent contre une opinion qui a disparu depuis cinquante ans. Comme des pionniers ! Avec des œuvres poussiéreuses dont on était lassé en 1928. Au nom d'un irrespect farouche qui respecte n'importe quoi : l'obscénité, la réclame, les voyantes, la démence, et surtout l'argent. Ils se battent sous le drapeau de l'originalité pour composer tous la même chose. En exaltant une immoralité qui n'a jamais gêné les peintres d'aucun temps.
(La Montagne – 29 novembre 1970)
J’apprends donc par la presse, en outre, que M. Fadier viendrait de prouver que la Joconde n’était pas, comme ont le crut longtemps sur des apparences peu sérieuses, le portrait d’une dame florentine, mais celui d’un homme dans la force de l’âge, François 1er.
La barbe en moins. Un travesti.
Cette cachotterie ne saurait survivre à un test étonnant mais simple. C’était l’œuf de Colomb ; il ne fallait que le trouver.
« Prenons le portrait de François 1er par Jean Clouet, dit M. Fadier, et coupons-le en deux dans le sens de la longueur. Nous appliquons la moitié droite de ce découpage sur la même moitié de la Joconde. Et voilà déjà une Joconde moitié figue et moitié raisin dans laquelle on commence à deviner la ressemblance ; la ressemblance vient, elle approche, elle est à 50% ; il ne manque plus qu’une moitié de la barbe.
Prenons maintenant la moitié gauche du grand monarque, et collons-la de la même façon sur l’autre moitié de la Joconde : c’est François 1er tout craché.
Tout y est : la toque, la plume, le décolleté carré ; le nez tombe un peu plus bas sur l’arc de la moustache, mais c’est l’affaire d’une humeur passagère : on voit bien par là que la Joconde n’est autre chose que François 1er.
Exactement comme le couteau de cuisine est semblable au canif de poche en changeant le manche et la lame.
(La Montagne – Avril 1960)
[...] On me demande pourquoi j’aime Dubuffet. J’aime Dubuffet parce qu’il est charmant ! D’abord il a des petits cheveux tondus ras, bien frottés à la toile émeri, qui lui font un crâne de légionnaire, des yeux bleus en toile de Vichy, bien lavés de frais, qui se souviennent d’on ne sait quels fjords ; il est toujours bien lavé, bien propre, bien joli, bien appétissant ; il est mignon comme une image de dictionnaire. Il se coiffe à Londres avec un petit chapeau moutarde ; il s’habille, il se chausse à Londres, chez le plus grand bottier d’Angleterre, d’Europe. Du Monde. Petit à petit sous mon influence, Dubuffet s’habille dans le Puy-de-Dôme. Il se sert chez Conchon-Quinette, établissement de grande réputation, aux succursales nombreuses, réellement apprécié. Il en acquiert une élégance pour ainsi dire plus départementale, une dignité plus auvergnate et un fruité plus onctueux. [...]
C’est un lyrique, un humoriste, un grand poète et un écrivain de première force. Il a le goût, la mesure, le bon sens. Pas dans ses toiles, ses toiles sont poétiques ; la poésie n’a rien à voir avec le goût, elle n’a à voir qu’avec l’abîme. On me dit qu’il est scandaleux. Pourquoi ? Parce qu’il peint des vaches vertes. Mais d’abord toutes les vaches sont vertes, ensuite si elles ne l’étaient pas, il faudrait les inventer telles, et c’est précisément parce qu’elles ne le sont pas qu’il est beau de les peindre vertes.
(Manuscrit préparatoire à la chronique "Clés de l’art")
Il semble que Buffet vit dans son univers, à l’intérieur d’un camp de représailles.
Il couche sur sa peinture comme sur une planche à clous. Sa signature, artificielle et inhumaine, gothique, griffue, a l’air d’un rideau de barbelés.
Elle met en doute : de rempart métallique est celui d’un homme assiégé.
(La Montagne – 21 janvier 1958)