C'est ainsi qu'il arrive que l'homme survive quelques temps à sa mort. Mais peut-être lui est-il encore plus difficile de survivre un peu à sa vie. Elle le tue avant l'âge. Le métro, les poussières, les miasmes, les veillées, le travail, le plaisir, les guerres, les apéritifs fantaisie, le mauvais caractère de sa femme, le froid, le chaud, les tentatives d'assassinat, les accidents de la route, les engrenages dangereux, les incendies de forêts, les barrages qui s'écroulent, le laissent à cinquante ans ahuri, éclopé, avec une jambe en moins, le nez rouge et des poches sous les yeux. A peine a-t-il appris à être jeune, il s'aperçoit que ses cheveux sont blancs ; à peine a-t-il pris l'habitude de la vie, c'est déjà le moment de la quitter. Comment survivre ?
(La Montagne – 1er août 1961)
On voit par là que l’actualité est surtout faite du songe des hommes. Ils durent peu mais le songe leur survit.
Leurs songes les enterrent un par un. L’actualité se compose de morts plus que de vivants (vous n’avez qu’à lire les journaux, vous n’avez qu’à voir les cimetières). Il y a peu d’hommes vivants par rapport aux défunts, la plupart des hommes sont sous terre. La plus sûre actualité de l’homme est cette immense nuit souterraine où il voisine inexorablement avec la taupe et les rêves du cosmos.
Même quand le soleil, perçant la brume, vient faire briller au pied d’un vieux rosier, dans les petits cimetières montagnards, comme les paillettes d’une carte de Noël, le givre de la tombe étroite où il ensevelit ses songes.
Sans appel, sans recours, sans pitié ; je ne dis pas sans espérance. Au fond de la terre agité d’insomnie par le lent mouvement des étoiles.
(Chronique des longues actualités – La Montagne – 11 décembre 1962)