Il y a des œuvres, et des auteurs, qu’on touche comme des serpents ou comme des mécaniques ; ils refroidissent la main comme le fer ou le boa.
Je crois que les grands auteurs sont les grands mammifères : ils ont le sang chaud, le poil fourni, la robe luisante. Touchez-les en hiver, la main revient réchauffée.
Pourquoi tant d’œuvres passent-elles si vite malgré le vernis du badigeon, ou même le papier à fleurettes, malgré le talent pour employer le mot qui convient ? C’est qu’il est tendu sur du vide, sur un lattis, ou sur un mur lépreux. On ne sent pas, sous cette pellicule, le frémissement du cuir, la chaleur animale. Si vous tapez dessus, le papier crève.
Au contraire attrapez Dickens, Rabelais, Saint-Simon ou Montaigne ; frappez fortement sur la croupe, et c’est comme un grand cheval qui se met à marcher ; la vapeur lui sort des naseaux, son pas égal et fort fait résonner le village ; montez dessus et vous irez loin.
(Considérations sur la tombe de Marie-Aimée Méraville – La Montagne – 24 septembre 1963)
Colette faisait une pluie de pétales, s’éparpillait en articles divers, en descriptions de pythons, de fleurs, que sais-je ? en portraits de Landru et recettes de loup au fenouil. Elle y mettait le meilleur d’elle-même.
Carco écrivait des souvenirs. A quoi bon entourer tout ça d’un excipient, d’une histoire arbitraire, de ce qu’on appelle un roman bien fait ?
Le meilleur est dans le filigrane, le subconscient (le magma confus, la nébuleuse d’où sort une œuvre).
(Réponse à Jacques Brenner – La Montagne – 30 novembre 2013)
Quoi de plus décourageant, objectivement, que Céline ? Quoi de plus amer que sa vision des hommes ? Quoi de plus malodorant que ses châteaux de bouse de vache qui se reflètent dans un flot de purin ?
Mais ils sont si monumentaux, il a fallu pour les bâtir tant d’enthousiasme, de verve, de génie créateur, qu’il emporte l’admiration, le rire, le déchaînement lyrique.
D’autant plus qu’une telle amertume ne peut être le fait que d’une égale déception, et pour être tellement déçu il faut s’être fait des hommes une idée bien grandiose. Il faut les avoir trop aimés.
(La Montagne – 24 septembre 1963)
« Cet amour, écrivait Toulet, est le plus beau entre les plus belles. » Rien n’empêche de parler si grammaticalement. Mais il ne faut pas craindre de se faire remarquer.
Toulet, lui, y prenait plaisir. Il y prenait un plaisir provocant, aimant pousser la correction jusqu’au point où, pour le profane, elle a l’air d’une faute de grammaire. Il adorait ces jongleries, ces raretés ou ces archaïsmes. I...l travaillait dans l’insolite et le surprenant. Dans la difficulté, l’accumulant devant lui pour montrer qu’il la maîtrisait, comme les ouvriers d’autrefois quand ils composaient leur « chef d’œuvre ».
Il adorait une syntaxe ouvragée, qui serre l’objet, le rend indémontable et fait pâmer les connaisseurs. Comme ces modistes, devenues rares, qui savent encore coudre un chapeau dans le tissu le plus vaporeux de façon à le rendre indéformable.
Ce qu’il coud est indécousable. Sobre, rapide, dense comme le marbre, aérien comme un papillon.
(La Montagne – 27 septembre 1970)
Le plaisir et le désenchantement. La fantaisie et l’amertume. Un dessin sur un éventail. Le tragique et la frivolité.
On parlera d’un « petit maître ». Mais il peut tenir autant de peinture dans six pêches de Chardin que dans un tableau de bataille. Autant de ciel dans une miniature que dans une toile de dix mètres carrés. Et j’entends bien que le grand maître, c’est celui qui fait retentir l’orchestre ; mais la flûte d’un berger berbère peut résonner aussi longtemps dans la mémoire et ouvrir les portes du rêve aussi grandes qu’un morceau de Wagner.
(Paul-Jean Toulet et ses Contrerimes - La Montagne – 27 septembre 1970)
On a fêté aussi Toulet, Paul-Jean Toulet, le plus grand de nos poètes mineurs.
Qu’est-ce, d’ailleurs, qu’un poète mineur ? Quand on lit du Toulet, on reste fasciné : l’idée ne vient pas de le comparer ou de penser à quelque autre chose. Et c’est là, disait Gide, le propre du chef-d’œuvre.
J’ai, comme tout le monde, une tendresse pour Toulet. Il est sec, élégant et ferme ; il ressemble à une lettre arabe et à une pierre pleine de reflets. Il est aigu comme un stylet. Il frappe vite, profond et s’en va.
Il passe ; il ne fait jamais que passer ; mais il laisse un poison dans la plaie : très souvent la mélancolie. Ou un opium. De toute façon une chose qui dure.
Il est léger, rapide, brillant, définitif.
(Chronique des évènements présents – La Montagne – 12 novembre 1967)
Proust, qui n’est pas bien gai non plus, mais qui déroule sans se fatiguer, avec un courage de Titan, cent mille mètres de tapisserie, dont chaque détail est brodé au petit point et recommencé comme la toile de Pénélope, nous emporte par sa patience dans un conte des mille et une nuits et dans l’admiration de l’ouvrage.
(La Montagne – 24 septembre 1963)
On lit Le Père Goriot ou Eugénie Grandet comme l’histoire naturelle du veau ou du mouton : ils naissent, ils meurent, ils ont le tournis ou la fièvre aphteuse, ils vont au pré, puis à l’abattoir.
Ils finissent en ragoût dans une assiette à fleurs, avec à l’occasion une blanquette et des câpres, après avoir rêvé un temps sous un ciel bleu, dans une prairie émaillée de pâquerettes (il leur en reste même certaines fois quelque chose : la tête de veau a toujours l’air songeur).
On sait tout cela, on le connaît d’avance. A quoi bon raconter la génisse et le mouton ?
Malheureusement, le romancier se figure toujours que son veau est un veau à cinq pattes, un veau comme il n’y en a pas d’autres ; la romancière que sa génisse (elle a fait son propre portrait) est une génisse exceptionnelle ; l’intellectuel que son mouton est un mouton intellectuel, un mouton à grosse tête, qui ne pense pas comme les autres, un vrai mouton de curiosités foraines.
Hélas ! hélas !... on les a vus cent fois !
(La Montagne – 30 novembre 1965)
Queneau, lui, dans cette aventure, transmute les mots en autres mots ; il les transforme l’un dans l’autre, il les déforme, il les réforme, il les reforme, il les conforme, il les découpe, en jette les morceaux comme des dés, et regarde ce qui en résulte. Il a quatre-vingt-dix façons de raconter que, sur une plate-forme d’autobus, un monsieur a besoin d’un bouton à l’échancrure d’un pardessus (…) Ses romans sont aussi des aventures du mot, des épopées comiques du verbe. L’homme s’y présente sous un aspect désespérant. Il est à l’homme de M. de Buffon ce que le mégot est au cigare (…)Tous les romans de Queneau sont faits de personnages miteux, parlant un français marmiteux, dans des banlieues calamiteuses. Le chômeur, l’argot, le terrain vague et la plate-forme d’autobus en fournissent toute la majesté.(…) car une vieille boîte à sardines, dans un terrain vague, à minuit, reste quand même un miroir de la Lune.
(Dernières nouvelles de l'Homme)