Le temps qui passe

Le temps a passé depuis lors, les mois, les années. Les petits trains qui nous attendaient à la gare ont sifflé sur les petits viaducs pour nous emporter vers nos petits destins. Nous avons appris que les routes terrestres tournent en rond autour de la terre, terrestrement.

(Battling le ténébreux)

Mais déjà Monsieur Charles avait disparu dans les jardins comme une buée sur un miroir qui reprend sa transparence. Cet homme restait dans la mémoire des gens qui l’avaient connu comme l’odeur de la feuille de tomate aux doigts de ceux qui la touchent.

(Battling le ténébreux)

« Un vieux petit temps », disait Pourrat.

Il ne fait pas d’autre bruit que le tic-tac de l’horloge. Il n’est fait que d’herbe qui pousse.

Si on écoutait bien, peut-être qu’on l’entendrait : c’est sa voix la plus importante.

Car un jour l’herbe mange l’histoire. Elle a poussé sur la tombe d’Attila. Elle a recouvert les ruines des civilisations. C’est elle qui gagne à tous les coups.

Elle est l’avenir le plus sûr des nations, l’épilogue certain de la planète.

L’inactuel mange l’actuel, le petit temps mange le grand, le jour mange le mois, le mois mange le siècle, et l’herbe l’ère.

(La Montagne – 1er octobre 1963)


La vieillesse est l’âge le plus beau.

Tous les gens sincères en conviennent. Malheureusement elle passe trop vite.

Elle finit la plupart du temps avant qu’on en soit fatigué. La mort pénètre en elle par on ne sait quelle fêlure comme une espèce d’infiltration.

Avant q’on s’en soit aperçu, le petit suintement a inondé la cave, et l’eau clapote à hauteur de ceinture.

On lève les bras et on regarde par le soupirail. Il devient très difficile de lacer ses souliers ou de ramasser des champignons dans cette position incommode.

Et en même temps, par le soupirail, on voit la vie, comme un spectacle magnifique (et pas très vrai), panoramique, bleuté, lointain, microcosmique, pareil à ces grands horizons que les maîtres italiens, dans leurs plus beaux tableaux, font apparaître au fond de la toile, par une baie du décor, entre deux colonnettes, et où, sur une surface infime, l’œil qui s’habitue petit à petit découvre tour à tour des troupeaux et des fleuves, des armées, des collines, des villes, des monts, des batailles et des pics.

Chose si belle et si irréelle qu’on a plus envie que de regarder et non de participer au monde : fasciné comme par un trésor ; quand le coffre s’ouvre et que le magma plein de reflets d’or, de ténèbres et de rubis, semble grouiller et se tordre sur lui-même, animé d’une vie mystérieuse.

(La Montagne – 11 août 1964)

Quand on est jeune, on s’imagine que la vieillesse va donner l’impression à l’homme de se désagréger dans un monde qui survit ; elle lui donne au contraire l’impression qu’il survit au sein d’un monde qui se désagrège.

(La Montagne – 18 juin 1963)


Il revit intensément cette petite guinguette entourée de fusains, dans la banlieue de Marseille, où Nana Trompette, son grand amour de jeunesse, lançait Le Temps des cerises avec tant de sentiment, où le clair de lune était si émouvant, où les consommations, pas plus chères que maintenant pourtant, avaient le goût même de la jeunesse.

(La complainte des enfants frivoles)

Il vient un âge où l’homme n’aime plus guère que les jardins, le cèdre bleu, la flamme d’un glaïeul, le dessin d’une feuille de rhubarbe.

Avec en plus, évidemment, quelques grandes choses, comme la grammaire ou la marine à voile, le cheval, l’étoile polaire, les crimes de Barbe Bleue.

(Almanach des quatre saisons – Almanach de septembre)



Chère Ferny,

Je m’apprête à aller à Versailles et je devrais être plein d’entrain.

Mais je ne me lève pas comme un lion. Je me lève comme un hippopotame. C’est un hippopotame qui vous tend ses vœux ce matin comme un petit bouquet de fleurs des champs : une semaine de bonheur dans un atelier repeint. Essayez d’être heureuse : votre bonheur déteint sur moi. Vos nuages, au contraire, me plongent dans la nuit.

Je macère dans ma solitude et dans mon monologue de veuf ; je remâche mes vieux soucis, mes regrets, mes projets, mes souvenirs, tout, en boule pâteuse, comme un chewing-gum. Usé, sans goût. Où je trouve des herbes sans suc, je ne sais quel persil desséché. Parfois tout de même une brindille de quelque thym, pistou ou autre épice minuscule et bizarre qui me redonne un instant de tonus. Je vais arroser les plantes, faire le lit, ranger le bureau, faire les commissions.

Et il sera midi ou plus !

(Lettre à Ferny Besson du 11 septembre 1966)


Vingt fois j’ai failli dire adieu à ma jeunesse. C’est une politesse qu’on lui doit. Vingt fois une pudeur m’a retenu. Je déteste les fausses sorties. Trop souvent ces scènes pathétiques que font les écrivains à leur passé, ces larmes, ces adieux, ces mouchoirs ouverts, ces menteuses tragédies ne sont que des scènes du Dépit Amoureux. Elles sont toujours suivies de réconciliations. On n’en veut pas généralement à sa jeunesse. On la retrouve au premier tournant. On s’aperçoit alors avec un peu de honte qu’on faisait semblant de lui dire adieu pour s’émouvoir.

Hélas ! Quand j’ai voulu lui faire un dernier signe, je ne l’ai plus trouvée à sa place. Le vent soufflait sur la route vide. Elle est partie quand j’avais le dos tourné. Je suis resté seul sur le quai de la gare, avec ce vieux corps trop nouveau qu’elle m’a laissé comme une défroque.

Elle est partie quand j’avais le dos tourné. Elle ne m’a pas laissé d’adresse. Des trains sifflaient. J’en ai pris un. Il n’allait pas dans la même direction. Nous ne nous rencontrerons plus.

Vingt fois… Une fois pourtant j’ai cru la retrouver… »

(Adieu à ma jeunesse – Fragment)