L'homme

Car l’homme, à bien y réfléchir, n’est après tout guère plus incroyable que l’ornithorynque d’Australie.

(La Montagne – 16 avril 1957)


Il n’est rien de plus étrange que l’homme.

Que fait-il ? Il plante des radis.

Observez-le et vous verrez que c’est vrai. On n’ose jamais assez imaginer combien l’homme est en train de planter des radis. Ou alors il cherche à le faire croire.

En tout cas, chaque fois que je le regarde il est en train de planter des radis. Il a un petit tablier bleu, il jette une planche sur un carré de terre nue, bien noire, bien propre, bien friable ; et il plante des radis.

Ou alors des salades.

Des petites salades qui ont des feuilles transparentes. De toute façon des légumes minuscules. C’est un jardinier japonais.

Ou alors il se cure les dents, il ronge un os, il ouvre une boîte d’anchois, il démonte une montre-bracelet, il dessine la coupe d’une sauterelle, il porte une assiette au client, il écrit des nombres de trois chiffres, quelquefois de quatre, jamais de cent.

Résumons-nous : il ne fait que des gestes minuscules, il ne fait que des jardins du Japon.

Et tout à coup il y a des parcs à la française, des cathédrales, le château de Versailles, des locomotives, des paquebots, des guerres mondiales, des villes flottantes, la tour Eiffel, des barrages de cent mètres, des cataclysmes nationaux, vingt-cinq mille ans de civilisation aztèque, que sais-je, le prix Goncourt, des concours de grenouilles et des livres sur l’écrevisse, des boules de fer qui emportent un chien mort, ou des mouches, ou un homme, à travers les étoiles.

(La Montagne – 10 avril 1962)


Résumons-nous : l’homme est un coléoptère fou : sa vie bourdonne autour de la planète comme un vol de hannetons autour du cognassier.

(La Montagne – 27 août 1957)

Mais qui a vu la couleur exacte du gilet du valet de chambre du bonheur ?

Il est si rare qu’il ouvre la porte.

(Le paradoxal M. Maigret – La Montagne – 10 août 1969)


Il n'y a pas que l’homme, il y a aussi le lapin, la chèvre, la sauterelle, et même le verspertilion (qui a la membrane interfémorale peu développée). Sans compter le chien volant ou galéopithèque, qui vit dans les îles de la Sonde (j’ai un faible pour le chien volant). Bref il y a cent mille mammifères (la chauve-souris a même des mamelles pectorales, comme l’homme, le singe et l’Auvergnat).

Mais enfin c’est surtout de l’homme que parlent la plupart des romans qu’on m’envoie, les essais et les biographies ; de l’homme et de ses mésaventures, de ses problèmes, ses rêves, sa femme, son chapeau mou.

C’est donc de l’homme que je parlerai encore, malgré le vrai plaisir qu’il y aurait à s’étendre sur le chamorhynque, ou sur le pollyxène lagure et son étonnante coquetterie, car le coccyx du pollyxène lagure finit en touffe, comme un plumeau.

Finissons-en donc avec l’homme. Une fois pour toutes. Malheureusement il change tout le temps. On ne parle jamais du même.

(Chronique de l’homme qui perd ses membres – La Montagne – 25 avril 1961)

L’homme ne descend pas, il remonte. Il remonte au tarsier, une sorte de rat, avec des mains prenantes et des oreilles pointues (…) il est un peu déçu. Il ne s’attendait pas à descendre d’un rat. C’est trop petit. Mais les faits sont là et on ne va pas contre les faits : l’homme provient d’une espèce de rat ; ce n’est qu’une habitude à prendre.

(La Montagne - 27 août 1958)


Je n’apprendrai rien à personne en disant que l’homme vit sur le globe dans une position ridicule, tantôt la tête en haut, tantôt la tête en bas, en décrivant une courbe brownienne.

Ce n’est pas une situation qui puisse s’éterniser.

(La Montagne – 4 novembre 1958)

(…) Encore n’a-t-il vu de l’homme que sa forme éphémère, son personnage épisodique, sa silhouette amortie, son avatar larvé.

Quel vide ne sentirait-il pas si, au lieu de cette ombre légère, de ce signe, de cette allusion, il avait vu l’homme dans sa gloire, l’homme synthétique, l’homme, en un mot, tel que le voient les yeux de la science et que le décrit le docteur Garnier dans son fier traité du Mariage : « L’homme est ardent, altier, robuste, velu, audacieux, prodigue et dominateur. Son caractère est ordinairement expansif, bouillant, sa texture est fibreuse, serrée, compacte ; ses muscles épais sont saillants ; ses cheveux raides, sa barbe noire et bien fournie, sa poitrine velue exhale le feu qui l’embrase ; son génie sublime et impétueux le pousse aux grands desseins et le fait aspirer à l’immortalité. »

Le docteur Garnier, Dieu me pardonne, a pris l’homme pour Garibaldi ! Sa description ne laisse aucune place à l’avare blond et réticent.

Il a raison. Les avares blonds et réticents ne valent pas la peine qu’on s’en occupe.

(La Montagne – 29 septembre 1964)

Il compte les dahlias comme un riche nabab

Compte ses éléphants et ses automobiles

(La Paix des Jardins)


L’homme date d’une si lointaine époque qu’il est affreusement fatigué.

L’appendicite, les guerres mondiales, le souci d’une nombreuse famille lui ont fait les idées floues et le genou hésitant.

Il a tellement poussé de brouettes sur les routes gluantes de l’automne qu’il en garde les reins courbés (car il a la manie d’attendre toujours l’automne pour ramasser les feuilles mortes des squares au pied de la statue de Blaise Pascal ou de Marguerite de Navarre, parfois même de Charles le Simple).

Il y a aussi tous ces paniers de terre qu’il lui faut remonter dans les Alpes où les jardins sont en terrasses, un peu moins larges qu’un trottoir, au flanc des falaises verticales ; et dans les vignobles du Rhin qui sont bâtis en escaliers ; les suisses aussi, d’ailleurs (c’est une idée gothique).

On ne saurait y cueillir une grappe où une laitue qui ne représente une centaine de petits paniers remontés à bras par un soleil de plomb sur des falaises vertigineuses. Successivement. Et redescendus ! C’est un va-et-vient incessant. Pour une laitue chétive ou une grappe comme trois billes, qui donne un vin acide et rêche comme du sapin mal raboté.

Sans compter les casseroles en cuivre. Quel homme que l’homme ! Il a fallu qu’il invente ça ! Toutes ces casseroles à astiquer.

Etonnez-vous de son épuisement. On voit par là qu’il ne meurt pas, il se tue.

S’il ne se tue pas, il meurt quand même.

Son sort est triste.

Heureusement, un rien l’en distrait.

(La Montagne – 12 juillet 1960)



« La gravité est le plaisir des sots. » Il ne faut jamais se prendre au sérieux.

En revanche, il faut prendre au sérieux ce qu’on dit, ce qu’on fait, ce qui compte vraiment, ce qui est plus grand que l’homme. L’autobus par exemple (il en contient bien cent ; sans compter les places de plate-forme ; et le coin où il y a la petite fille q’on ne voit pas parce qu’elle est dans l’ombre d’un ventre : ou le nain qui est sous le sac du boy-scout) ; bref, l’autobus est nettement plus grand que l’homme.

Aussi l’homme lui doit-il une sorte de respect : le respect de ce qui est petit pour ce qui est très grand. Il doit l’honorer au passage. C’est d’ailleurs bien ce qu’il fait groupé sous le lampadaire du AR ou du 46, un peu soucieux, le sourcil froncé, un peu sévère, tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, comme s’il avait besoin de faire pipi, tantôt tourné, comme vers l’espoir, du côté d’où doit venir le bus, tantôt, découragé, du côté d’où ne vient rien, avec un air de lassitude ou même d’indifférence, et parfois de défi, parfois même de désinvolture, comme si cela lui était bien égal ; n’en croyez rien, c’est pour se donner des airs ; surprenez-le deux secondes après, le dos voûté, la tête basse, la serviette sous le bras droit, le genou mou, soupirant de lassitude ; on sent bien qu’il se sent peu de chose en face du bus.

(La Montagne – 11 avril 1961)

L’oiseau le plus rare, l’échassier le plus étrange, avec son grand bec d’accipitre, son cou de vautour, ses ailes rognées, son chapeau mou et son porte-documents, c’est peut-être l’homme.

Mais mille détails prouvent qu’il existe. Des géographes l’ont trouvé fréquemment au coin du boulevard Arago, sur le trottoir de la rue Glacière.

Il y attend l’autobus 28.

Il se reconnaît à son parapluie noir, son pardessus de couleur foncée, sa longue patience.

On sent bien qu’il regrette ses ailes.

(la Montagne – 12 novembre 1963)


Mais j’exagère. Et premièrement parce que l’homme n’est pas ce que j’ai dit : il est sautillant, primesautier, curieux comme un insecte rare, inattendu dans ses moindres réflexes et coiffé d’un petit chapeau mou. (Ce que je reproche à la plupart des romanciers c’est de nous faire oublier la chose.)

Il possède une âme immortelle. Il l’habille d’un pardessus gris. Il la piétine et il la jette à la poubelle. Il fait mille choses qu’un veau ne se permettrait jamais. (Peut-être le rat ; ou la vipère ; mais tout cela nous mènerait trop loin.)

(La Montagne – 30 novembre 1965)

L’homme date des temps les plus anciens. Les manuscrits du Moyen Âge mentionnent déjà son existence. Sur des images à fond doré.

Ils le représentent chassant le loup, le canard, ou même la sarcelle, en culotte rouge et en petit chapeau vert décoré d’une plume de poulet. Ou alors entouré de licornes. Et aussi mangé par des lions. Ou pliant le genou devant une dame. Ou attaquant des châteaux forts sur des lacs suisses, avec une petite culotte bouffante, des manches gigot, des piques très compliquées, des pertuisanes dont le fer a l’air d’une lettre arabe, des canons, des boulets en pierre, sur des radeaux que les assiégés repoussent du pied en brandissant des couteaux de cuisine.

Et d’autres fois on le voit assis sous un ombrage avec un paon blanc à ses pieds. Ou résistant aux tentations : il est dans une petite cabane, avec un toit de roseaux, tout chauve et tout barbu, son poil est même si long qu’il se marche sur la barbe ; et il résiste aux tentations : il se nourrit de sauterelles très maigres et de poussière fine ; un corbeau lui apporte du pain ; mais pas beaucoup ; disons tous les huit jours ; une petite baguette de sept cent grammes. Du pain rassis. Qui fait peur aux démons. C’est par là qu’il les décourage.

Et d’autres fois on le voit brûlé par Philippe le Bel, sur des bûchers dressés au fil à plomb, d’une géométrie scrupuleuse.

On voit par là combien l’homme existait déjà, bien avant la guerre de 1870.

(Chronique des vents, de la lune, des brumes et des mammouths – La Montagne – 16 janvier 1963)