Kafka

C’est l’histoire d’une âme au pays de dieu, aux portes de la grâce où, semble-t-il, (car le roman, posthume, reste inachevé) elle n’arrivera jamais à pénétrer malgré l’effort épuisant d’une existence.

La langue, admirable de clarté et de maîtrise, procure des satisfactions totales. Elle porte dans les branches de ses phrases tout l’humour et tout le malaise d’une âme humaine comme des fruits superbes au goût déconcertant. Notre génération aime ces sortes de groseilles à saveur double qui agacent et satisfont le palais.

(Le château – La Revue Rhénane – mars 1927)

L’opinion s’est accréditée que la vie serait un cauchemar de Kafka. Un soulier qui écrase une punaise. En laissant une tache sur le plancher. Pour le dégoût du locataire suivant.

De bons jeunes gens, sur ces informations, ont pensé qu’il fallait la vivre dans un désespoir théorique, sans obligation ni sanction, de préférence avec les cheveux sales, autour d’un appareil à sous. Que c’était bon pour elle. Qu’il y avait là une attitude profonde.

Cette opinion est très exagérée. Une solution aussi mélancolique n’était pas dans l’esprit de Kafka. On me l’a changé. En 1926, quand j’ai commencé à le traduire, je croyais lancer un des princes de l’humour. Je retrouve un roi des ténèbres.

Omniprésent, tentaculaire et maléfique.

(Le Figaro Littéraire – 19 mars 1965)

On songe à Proust, à Pascal et à Joyce : on pense aussi très souvent à Charlot.

Entre tous ces esprits un lien commun : l’humain. C’est l’homme qui bout dans la marmite de Kafka. Il y mijote minutieusement dans le bouillon ténébreux de l’angoisse, mais l’humour fait sauter le couvercle en sifflant et trace dans l’air, en lettres bleues, des formules cabalistiques.

(Prière d’insérer pour Le Procès – 1933)

« Ils savent que l’abîme est sur eux, pourtant ils s’engagent sur la corde »… (Est-ce du Kafka ou du Pascal ? C’est du Kafka…). Voilà ce qui les inquiète tous les deux, voilà ce qu’ils ne comprennent pas.

Le même vertige leur a dicté la même image. L’homme, pour Kafka, comme pour Pascal, est une autruche qui se cache la tête pour ne pas voir. Kafka le peint, Pascal le sermonne : mais c’est l’effet d’une même vision.

Elle frappe chez tous deux le philosophe mais l’un est plus artiste et l’autre plus apôtre.

Chez Pascal elle éveille le besoin de convertir, chez Kafka une humble indulgence.

(La morale du Procès)