Jardins

Il compte les dahlias comme un riche nabab

Compte ses éléphants et ses automobiles

(La Paix des Jardins)

Il y avait toujours, je m’en souviens bien, ce même pissenlit téméraire dans l’angle de l’escalier du jardin. Je lui fus reconnaissant de cette persistance comme d’une attention voulue à mon égard.

(La complainte des enfants frivoles)



L’homme ne vit réellement sa vie que dans la paix végétale des squares municipaux, devant le canard de Barbarie.

L’eau est noire sous les frondaisons, lisse comme une dalle, pailletée de feuilles jaunes et de plumes de cygne.

Des troncs horizontaux la frôlent, qui ont des ondulations de serpent, des peaux craquelées de vieil éléphant, des formes animales, des enlacements de boas, parfois des reptations qui les font glisser sur les eaux comme des couleuvres gigantesques.

On ne sait si la tête du canard à col vert, quand il traverse une zone ensoleillée, est une émeraude ou un saphir. Son crâne étroit surmonte des yeux étranges. Il a des pattes en plastique orangé.

Le cygne, idiot et sévère tant qu’il tient son cou raide au-dessus de sa masse neigeuse, ressemble à un manche de parapluie acrimonieux. Il glisse en faisant des V sur l’eau.

Dans les ténèbres végétales, de l’autre côté de la vasque, un pull-over d’un rouge éclatant brille comme une fleur de forêt vierge, une de ces fleurs indiennes qui éclosent tous les cent ans.

(La Montagne – 29 septembre 1964)

Un temps de galop nous mène à Bagatelle.

De longues traînées de lumière rêvent sur les pelouses ; de longues lueurs prennent les fleurs à revers et les font transparentes, pareilles à des flammes d'or, à des épées de feu, à des chevelures d'étincelles. Il y en a de jaunes, de rouges, de bleues, de blanches. Les cèdres sont cérémonieux, schématiques et ornementaux ; architecturaux ; japonais ; hiéroglyphiques ; sereins ; poétiques ; liturgiques ; noirs comme la signature d'un paysage chinois. Des étiquettes d'émail disent le nom de toutes les choses. En latin pour que ce soit plus beau. Jusqu'au milieu de l'étang. On dirait que Cicéron vous présente lui-même le têtard. Le pissenlit parle au génitif. On en est tout intimidé.

(La Montagne – Tels des zèbres impétueux -9 avril 1957)



Sans les fleurs, il n’y aurait pas de fruits, pas de noix, pas d’olive, pas de raisin.. On vivrait sans vin et sans huile. Le coureur ne pourrait plus graisser son pédalier, l’ivrogne souffrirait en silence. Les serres, qui coûtent un argent fou, ne serviraient plus à rien à leurs propriétaires. Les fleuristes attendraient en vainement sur le pas de leur porte, au seuil de leur magasin vide, les amateurs de géraniums ou d’hortensias. Ils feraient tout simplement faillite.

Plantez au contraire quelques fleurs autour d’un espace circulaire, semez-le d’un gazon et entourez-le d’une allée, dressez çà et là un mélèze, un cèdre bleu, un saule de Virginie, ajoutez- y un pluviomètre, un hibou borgne dans une cage, quelques interdictions sur des pancartes, un cygne noir sur une pièce d’eau et, de loin en loin, un chameacyparis obtura nana gracilis, vous obtiendrez un des ces endroits rêvés où le botaniste vient s’instruire, l’amoureux rêver en silence, le vieillard s’asseoir sur un banc, le gardien chasser de la pelouse l’écolier abusif et le cygne, de bon matin, cacher son œuf dans les buissons.

(La Montagne – 14 septembre 1969)

Et cependant il fumait sa pipe avec joie, cueillait quelques feuilles de marjolaine, lissait sa barbe de patriarche et perdait son pâle regard dans la contemplation d’une fleur jaune de pissenlit.

Car il adorait M. Francis Jammes et me disait avec volupté, tant ces mots chatouillaient son esprit délicat : « J’aime la grande amertume des pissenlits de l’arrière saison. »

(Les rêveries d’un pion solitaire)


L’homme date d’une si lointaine époque qu’il est affreusement fatigué.

L’appendicite, les guerres mondiales, le souci d’une nombreuse famille lui ont fait les idées floues et le genou hésitant.

Il a tellement poussé de brouettes sur les routes gluantes de l’automne qu’il en garde les reins courbés (car il a la manie d’attendre toujours l’automne pour ramasser les feuilles mortes des squares au pied de la statue de Blaise Pascal ou de Marguerite de Navarre, parfois même de Charles le Simple).

Il y a aussi tous ces paniers de terre qu’il lui faut remonter dans les Alpes où les jardins sont en terrasses, un peu moins larges qu’un trottoir, au flanc des falaises verticales ; et dans les vignobles du Rhin qui sont bâtis en escaliers ; les suisses aussi, d’ailleurs (c’est une idée gothique).

On ne saurait y cueillir une grappe où une laitue qui ne représente une centaine de petits paniers remontés à bras par un soleil de plomb sur des falaises vertigineuses. Successivement. Et redescendus ! C’est un va-et-vient incessant. Pour une laitue chétive ou une grappe comme trois billes, qui donne un vin acide et rêche comme du sapin mal raboté.

Sans compter les casseroles en cuivre. Quel homme que l’homme ! Il a fallu qu’il invente ça ! Toutes ces casseroles à astiquer.

Etonnez-vous de son épuisement. On voit par là qu’il ne meurt pas, il se tue.

S’il ne se tue pas, il meurt quand même.

Son sort est triste.

Heureusement, un rien l’en distrait.

(La Montagne – 12 juillet 1960)