Je parlerai donc de l’éléphant. Il y a dans l’éléphant on ne sait quoi de plus cosmique que dans le tatou et l’écrevisse, de plus mystérieux que dans le chat siamois et le polydesme aplati : peut-être la trompe, peut-être l’oreille.
L’éléphant est monumental. Il cueille par bottes, dans des forêts dont il explore seul les ténèbres, des fleurs dont on ne connaît pas le nom. Avec sa trompe. En pantalons de velours.
(La Montagne - 18 octobre 1960)
C’est en présence de l’éléphant que l’homme sent vraiment qu’il n’a pas de trompe et pas de défenses. C’est en présence de l’éléphant qu’il se rend compte également qu’il porte des bretelles (le pantalon de l’éléphant retombe sur les talons) L’homme est le seul animal qui porte des bretelles ; c’est ce qui le distingue nettement du hanneton, du boa , du chien, de la poule, du hareng saur.
Tout aboutit dans la nature à l’éléphant. Mais pourquoi ?
Parce que l’éléphant est une chose grande et magnifique ; il est royal, oriental, colossal ; c’est le songe pompeux d’un dieu des Indes.
Sa silhouette accapare l‘horizon. Son dos énorme fait songer à celui du dictionnaire Larousse. C’est le Larousse de notre faune.
On n’imagine pas le mal qu’il donna à Noé.
Surtout pour calculer la gîte.
(La Montagne – 17 juillet 1956)
La méditation de l’éléphant est l’une des plus utiles à l’homme. L’éléphant est considérable. « Ses larges pieds, dit M. Leloup, sont chaussés de pantoufles élastiques. » II fait l’arbre fourchu, offre des fleurs aux dames et fut amoureux, dit Plutarque, de la bouquetière Glycèra. « Ses pattes s’articulent en tous sens ; sa rondeur lui permet de rouler. » Ajoutez-y qu’il sait si mal mettre ses bretelles que son pantalon retombe sur ses pieds en catastrophe, et vous aurez le parfait portrait de Fratellini (celui qui faisait de la barre fixe et qui jouait de la guitare). Il ressemble à un dieu par la trompe (très exactement à Siva), par l’oeil au général de Gaulle, et par les bas à la folle de Chaillot. Par l’ensemble à Michel Simon : par la carrure, l’énigme, l’étrangeté, et je ne sais quelle force placide.
L’éléphant est mythologique. L’homme est plein d’éléphant. L’éléphant habite l’homme. Il a hante tous les dessinateurs, tous les écrivains, tous les peintres (…)
L’éléphant date de la plus haute antiquité. Du moins sous forme de mammouth. Il pataugeait alors dans les glaciers d’Auvergne. Ou de Sibérie, pareil a un prophète biblique.
On a retrouvé en Sibérie des œufs de mammouth fossilisés par des orages suivis de grands clairs de lune qui ammenaient des abaissements de température affreux. De grands clairs de lune préhistoriques. D’une action chimique compliquée.
Depuis, le mammouth a perdu ses poils. Il vit tout nu dans les forêts équatoriales, ou à Paris (au zoo de Vincennes, et dans le Ve arrondissement). Il est indispensable à l’homme physiquement, moralement et de toutes les façons. Comment vivrait sans lui l’éléphantologiste ? Comment l’homme saurait-il, sans lui, qu’il n’a pas de trompe? (et, sans le chameau, qu’il n’a pas de bosses ?) Telle est l’utilité des monstres. Ils indiquent à l’homme ses limites, ils lui permettent de se définir, de connaître son contour et son ombre chinoise. Sans eux l’homme serait flou : une vapeur, une fumée, un gaz toxique.
C’est grâce à l’éléphant que l’homme a figure humaine.
L’éléphant se compose en gros d’une trompe, qui lui sert à se doucher, d’ivoire, dont on fait des statuettes, et de quatre pieds, dont on tire des porte-parapluie. Dieu l’a fait gris, dit Bernardin de Saint-Pierre, pour qu’on ne le confonde pas avec la fraise des bois.
(Paradoxe de l’éléphant – La Montagne – 29 mars 1966)