Il n’est rien de plus gracieux que l’ordre alphabétique.
L’ordre alphabétique, c’est le désordre. Le désordre c’est l’insolite. L’insolite c’est la surprise. La surprise c’est la poésie.
M. Larousse est un poète surréaliste.
(Dernières nouvelles de l’ordre alphabétique - La Montagne – 25 juin 1957)
Quand Dieu créa le monde, il le lâcha d’un bloc, en gros, en vrac ; tout s’installa suivant son poids : l’homme tomba jusqu’au sol, l’oiseau resta en l’air, le roc roula dans la vallée, le coffre fortifié alla au fond des eaux.
Le coffre trygon également. ce sont des poissons des mers chaudes, ils remontent rarement en Méditerranée ; ils descendirent au fond des gouffres abyssaux. Une fois le coffre au fond de l’eau chaude tout était à peu près fini.
Ce fut alors qu’arriva M. Larousse, qu’on peut voir au musée Grévin quand on visite la capitale (c’est le deuxième à gauche en entrant). Il remonta le coffre fortifié jusqu’à la lettre C de son gros dictionnaire ; le coffre trygon à côté. Et il rangea tout de cette manière, le pape avec le papillon, le puma avec la punaise. Suivant la première lettre du nom.
L’homme put enfin s’orienter dans le chaos. C’est depuis cette époque qu’il retrouve logiquement ses chaussettes avec ses chaussures, son passe-partout dans ses pantoufles et la brosse dans la main de sa bru. Son parapluie est sur le paravent, ses éperons avec son épée, le pharmacien à la pharmacie, et au lieu de chercher le zébu dans les placards de son palais, il le trouve à côté de son zeste, comme il aurait dû s’en douter. Il ne s’étonne plus que le zouave zozotte ni que le zèbre soit zébré. L’aurore s’allume sur l’aubépin.
L’instinct alphabétique a courbé la nature comme le vent courbe les blés verts : ils sont soudain d’argent, ils montrent une autre face ; inattendue, énigmatique.
Ainsi le monde courbé par l’ordre alphabétique : il montre un envers neuf, saugrenu, surprenant.
Et poétique. L’esprit voyage.
(Le fond et la forme – La Montagne – 20 mai 1958)