Chien
Tous les chiens ne se ressemblent pas. Il y en a deux sortes d'espèces qui sont les chiens noirs et les chiens jaunes. Les chiens jaunes sont courts et trapus ; ils ont l' air de jésus de Morteau montés sur des pieds Louis XV , avec la tête de M. Churchill. On les fabrique sans doute en Chine, comme les griffons et les chimères. Une langue de taffetas rose leur pend au coin de la gueule. Leur face noire et leurs yeux en boule, leur front ridé par l'inquiétude ou on ne sait quelle désolation, leur font une tête de nègre déprimé, de Bantou affligé par un récent veuvage, ou de ramoneur orphelin. On y lit la tristesse congénitale des singes, cette désolation infinie. Leur regard interroge. Il n'obtient pas de réponse. L'angoisse du monde les accable à jamais. Parallèlement, ils adorent l’os à moelle, la saucisse de Toulouse et la choucroute garnie.
(La Montagne – 29 décembre 1968)
Que serait l’homme sans le chien ? On n’ose pas y penser. Le chien étant l’ami de l’homme, l’homme n’aurait plus d’ami. L’aveugle tâtonnerait en vain au bord de la rue à traverser, le voyageur périrait dans la neige sur les pentes du mont saint-Bernard ; nous ne verrions plus dans les cirques le barbet jouer aux dominos, lire le journal, et compter jusqu’à douze ; les jeunes enfants, désorientés, seraient obligés d’attacher les casseroles à la queue du tigre royal ; les cousins pauvres entreraient sans vergogne dans la villa du cousin riche.
Il n’y aurait plus de saine distraction, plus de tranquillité, plus de police, plus de plaisanterie, plus d’amitié.
(La Montagne – 29 décembre 1968)
La mer, au bord des plages illustres, contient des hommes, des chiens et des monstres sacrés.
Le plus drôle des chiens de mer est le basset. Il ressemble à un crocodile. On ne l’entrevoit qu’au haut de la houle. On le prend d’abord pour un serpent. C’est parce qu’on aperçoit que sa queue. Elle dépasse comme un périscope. Mince, ridicule, touchante comme un lacet de soulier naïvement raidi par la poix, ou une patte de septuagénaire. Ensuite, plus loin, soit à droite, soit à gauche, on voit sa longue tête de saurien.
Qu’un basset est petit à la surface des mers ! Qu’il tient peu de place entre Nice et la Corse ! Il a le front ridé, l’œil triste et l’expression du désespoir. Il ne cesse d’aboyer d’un ton à fendre l’âme ; il croit que tous les hommes vont se noyer.
J’ai vu son maître le ramener au rivage (on s’aperçoit alors qu’entre la tête et la queue il y avait quelque chose qui les reliait). Le basset ne voulait pas rester : il lui semblait que l’humanité entière était en train de périr dans la vague. Il voulait la tirer d’affaire, sauver tout au moins un enfant, ou un penseur, ou une vieille dame, ou même peut-être l’inventeur de la boulette à tuer les chiens.
Le maître, qui voulait se reposer, dut l’attacher solidement à sa jambe par une laisse.
(Almanach de Septembre – Almanach des quatre saisons)