Rien ne vous empêche d’aller voir, à la Maison de la Pensée française, les poteries de Vallauris. Vous y trouverez dans le vestibule la grande chèvre de Picasso.
Quelle rencontre, quel tête-à-tête ! Saluez, dites : « Bonjour, Madame ! » et regardez-vous dans le blanc des yeux. Vous vous en souviendrez longtemps et vous en parlerez en famille.
Elle a un mètre vingt de haut, autant de long, et pèse cent cinquante kilos. Ce n’est plus une chèvre, c’est la chèvre, ce monstre fantastique, cette sauterelle de cauchemar, ce quadrupède délirant qu’est la chèvre, bref cet animal inconnu.
Picasso, de toutes les chèvres, a dégagé l’essence merveilleuse et grotesque, la quiddité ; il en a fait un sac de fonte, un sac de coke, un sac de personne ne sait quoi, avec des pis en acier lisse ; il y a ajouté des côtelettes innombrables, qui sortent de partout, comme un buisson d’épines et qui font penser au boucher, un cou pelé, un cou de vautour, une tête tondue, une tête de rêve, de brontosaure, des cornes mal définies, dont une cassée, et le bouc du bouc, en virgule, le bouc de M. Ramadier.
C’est à la fois de la mère et de la viande, de la nourrice et de la préhistoire, de la hotte de chiffonnier et de la paléontologie ; un mélange de grumeleux, de lisse, de fini, de pas fini, qui en font une chose étonnante et vraiment semblable à elle-même, si géniale et si monstrueuse qu’on la prendrait pour Philippe Kaeppelin. À la fois mère du chèvreton d’Auvergne et la grand-mère de Belzébuth. D’ailleurs la chèvre est toujours satanique. C’est du mystère nègre et du diable d’Afrique, du masque de sorcier Zoulou.
Quand à la recette, rien de plus sommaire ; elle est faite avec un panier, des clous, du plâtre, du cambouis, de la colle, deux planches, un œuf dur, et même pas un dé de mayonnaise.
(L’actualité à vol de chèvre – La Montagne – 6 janvier 1953)