Le boeuf remonte à la plus haute antiquité. Il était barbu comme un pape, il avait des ailes comme Pégase, Lamartine et Victor Hugo. Tel apparaît-il, et pensif, sur les bas-reliefs assyriens, parmi des proverbes antiques gravés en caractères locaux. Sa grande barbe rectangulaire était divisée en cadenettes; il portait diadème et turban. Il avait l'air d'un pharmacien aisé qui s'est déguisé en roi de pique ou de quelque enfant monstrueux de Landru et d'un sapeur de la garde impériale. Les Assyriens saluaient au passage ce dieu frivole et solennel. Il s'envolait de ses ailes puissantes, par groupes de mille, à travers le ciel asiatique et traversait les cumulus. Ses meuglements cunéiformes évoquaient le bruit d'une grande bataille. Les aigles s'écartaient de sa route. Les voyageurs étaient glacés d'effroi. Il atterrissait sur la plaine dans un fracas d'artillerie.
Depuis, le boeuf a perdu ses ailes. On peut s'en rendre compte dans le Morvan, où il se laisse approcher sans crainte, tapi dans l'herbe comme un perdreau. Sa couleur fauve le distingue nettement du grillon et de la pie voleuse. Il impressionne par sa haute taille, ses grosses jambes descendent jusqu'au sol. Une bave d'argent pend à sa bouche. Son front méditatif attire la sympathie. Son oeil dit l'indulgence et la désolation. De loin en loin, il lève la tête et va chercher, au fond de ses gouffres intérieurs, on ne sait dans quel puits, dans quelle cave, dans quel passé de sa triste race, le meuglement même du désespoir.
(...) Le cri du boeuf est un cri d'oncle en deuil. Peut-être aussi pleure-t-il ses paradis perdus, ses pâturages américains, ses prés peaux-rouges. Il beugle le sort de toute une race promise au couteau de l'abattoir, l'assassinat de ses neveux, de sa soeur et de son beau-frère. Le cri du boeuf est un cri ethnique. Mon cousin Choubert, en 17, poussait un cri semblable avant de monter en ligne. Le capitaine dut le lui interdire, parce qu'il affolait les bretons. (...)
("L'oiseau de novembre ou le cri du boeuf" – Arts Ménagers – Novembre 1968)
Il y a chez le bœuf une nostalgie profonde. Il regarde l’homme d’un œil triste ; une bave d’argent lui pend de chaque côté de la bouche ; et, tout à coup, il se met à meugler.
C’est un cri qui sort du sous-sol, c’est un écho dans une caverne, c’est un brouhaha médiéval. Le rhinocéros barète, le faubourien grasseye, le sanglier, assure-t-on, roume, le verre tinte, l’étourneau pisote.
le bœuf meugle, c’est tout autre chose.
On dirait le soupir d’un pêcheur au fond d’une cathédrale gothique. C’est un effroi du XIIIème siècle, c’est un fracas préhistorique qui vient du fond des âges et du bout de la prairie : la nuit des temps qui chante le « Requiem » dans le gouffre de Padirac.
On ne sait pas ce que le bœuf regrette par ce remue-ménage helvétique. Est-ce la prairie natale ? L’épouse qu’il n’a pas eue ?
C’est un veuf éternel, c’est un frère, c’est un oncle. A d’autres la joie d’âtre père. Le bœuf est un collatéral.
(Almanach des quatre saisons)