« La gravité est le plaisir des sots. » Il ne faut jamais se prendre au sérieux.
En revanche, il faut prendre au sérieux ce qu’on dit, ce qu’on fait, ce qui compte vraiment, ce qui est plus grand que l’homme. L’autobus par exemple (il en contient bien cent ; sans compter les places de plate-forme ; et le coin où il y a la petite fille q’on ne voit pas parce qu’elle est dans l’ombre d’un ventre : ou le nain qui est sous le sac du boy-scout) ; bref, l’autobus est nettement plus grand que l’homme.
Aussi l’homme lui doit-il une sorte de respect : le respect de ce qui est petit pour ce qui est très grand. Il doit l’honorer au passage. C’est d’ailleurs bien ce qu’il fait groupé sous le lampadaire du AR ou du 46, un peu soucieux, le sourcil froncé, un peu sévère, tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, comme s’il avait besoin de faire pipi, tantôt tourné, comme vers l’espoir, du côté d’où doit venir le bus, tantôt, découragé, du côté d’où ne vient rien, avec un air de lassitude ou même d’indifférence, et parfois de défi, parfois même de désinvolture, comme si cela lui était bien égal ; n’en croyez rien, c’est pour se donner des airs ; surprenez-le deux secondes après, le dos voûté, la tête basse, la serviette sous le bras droit, le genou mou, soupirant de lassitude ; on sent bien qu’il se sent peu de chose en face du bus.
(La Montagne – 11 avril 1961)
L’oiseau le plus rare, l’échassier le plus étrange, avec son grand bec d’accipitre, son cou de vautour, ses ailes rognées, son chapeau mou et son porte-documents, c’est peut-être l’homme.
Mais mille détails prouvent qu’il existe. Des géographes l’ont trouvé fréquemment au coin du boulevard Arago, sur le trottoir de la rue Glacière.
Il y attend l’autobus 28.
Il se reconnaît à son parapluie noir, son pardessus de couleur foncée, sa longue patience.
On sent bien qu’il regrette ses ailes.
(la Montagne – 12 novembre 1963)