- Le petit cheval truité

Mais je n’ai pas que des biens mobiliers. Je possède en propre à peu près tout ce que j’ai perdu – et même mes morts très chers. En quoi je ressemble à un petit cheval truité que je conduisais, un été d’autrefois. Il rencontra, sur une route de Picardie, une herse qui se reposait pendant la sieste du cultivateur. Le petit cheval truité, qui était parisien, perdit si totalement son sang-froid, tournant sur place, reculant, serrant sa tête entre ses jambes de devant, ployant le rein comme une sirène, que rien ne put le convaincre ni le rassurer et nous ne rentrâmes que moyennant un long détour. Et puis nous oubliâmes la herse, lui et moi, jusqu’au jour où, sur la même route et au même endroit, le petit cheval truité devint soudain de marbre – un peu plus, je passais par-dessus le bordage du tonneau.

– Qu’est-ce qu’il y a ? lui demandai-je.

– Là… dit le petit cheval tremblant. Là !

– Quoi, là ? Une couleuvre ?

– Non… Le monstre… Le même…

Sur la route vide, il voyait si bien le fantôme de la herse, qu’en un moment il se mouilla de sueur. Ses naseaux musculeux claquaient et il ne pouvait détacher de la herse absente le regard de ses grands yeux d’un bleu d’encre où la herse avait gravé son image d’épouvantail triangulaire.

(Flore et Pomone)