- Cocteau

Lorsque Jean Cocteau vint me rendre visite à Saint-Tropez, l’été 1936, l’auto qui l’apportait s’arrêta devant ma porte sur la petite route, et le poète qui signe ses œuvres d’un prénom et d’une étoile prit terre par un de ces bonds dont il a le secret.

Il était vêtu de peu, mince comme sont, seuls, ceux qui traversent les miroirs, le cou serré d’un garrot de soie pourpre. Sur la tête, il portait un chapeau touareg largement épanoui dont il avait transpercé la paille de cent touffes de plumes de poule noire.

Ainsi il allait par les campagnes provençales, qui d’ailleurs en voient bien d’autres. Mais, d’un coup d’œil, ma jardinière le reconnu – aussi bien chacun sait que la poule noire est maléfique – et elle sauta en l’air en criant « Lucifer ! ».

La preuve qu’elle ne se trompait pas, c’est qu’un moment plus tard elle le contemplait attendrie et séduite, le proclamait « janntil », lui offrait un verre d’eau glacée, une fleur et se voulait mettre sur le champ à pétrir de petits gâteaux qui se mangent sortant du feu, eux aussi, tout brûlants.

(La jumelle noire – 5ème année – 24 octobre 1937)

Bénéficiant d’un privilège unique, Jean Cocteau a gardé ce que nous avons tous perdu : la fantasmagorie intime.

Il ne connaît ni domaines interdits, ni routes brouillées, ni seuils effacés. L’ourlet de feu qui cernait, comme un nuage prometteur de foudre, les prodiges familiers du jeune âge, ne s’est pas encore éteint pour Jean Cocteau. Il sait sereinement que l’enfer est d’un certain violet, que passer de la vie terrestre à la mort, c’est peser mollement sur le tain en fusion d’un miroir indicible ; qu’il suffit, pour voler, d’étendre les mains, de soulever légèrement le talons et de se confier à l’air…

De telles certitudes le débarrassent souvent de son intelligence aiguë, qui est d’une rapidité magique, propre à déconcerter lecteurs, auditeurs, et le replacent en plein songe, en plein essor immobile.

J’aurais plus tôt fait de dire tout uniquement que Cocteau est un poète. Couronner n’est pas expliquer. Non que je suffise à expliquer Jean Cocteau, ni que je veuille même l’entreprendre ! je me contente de le regarder, et de l’envier comme s’il avait conservé les branchies que l’être humain, encore amphibie, porte à sa naissance, et qui s’oblitèrent dès que le nouveau-né a bu sa première gorgée d’air. Les hardiesses de Jean Cocteau datent d’avant la vie terrestre. Il n’invente pas, mais se souvient. Sa facilité à passer à travers les murailles, à marcher la tête en bas, à percer un miroir d’eau comme on crève un cerceau de papier représente des régressions, des licences d’amphibie ou d’homme volant.

(La jumelle noire – Première année – 15 avril 1934)