311- Mystique pour débutants


Le jour était clément, la lumière amicale.Cet Allemand à la terrasse d’un caféavait sur ses genoux un petit livre. J’ai réussi à lire son titre :« Mystique pour débutants ».J’ai immédiatement compris que les hirondelles qui patrouillaient avec leurs sifflements stridentsdans la rue de Montepulciano,et les conversations timorées des touristes intimidésde l’Europe de l’Est appelée Centrale,et les hérons blancs qui se tenaient debout - hier, avant-hier ? -,telles des nonnes, dans les rizières,et le crépuscule lent et systématique qui estompait les contours des maisons médiévales,et les oliviers sur les petites collines,et la tête d’une « Princesse inconnue »que j’avais vue au Louvre et admirée,et les vitraux des églises telles des ailes de papillons maculées de pollen de fleurs,le petit rossignol qui travaillait sa récitationau bord de l’autoroute,et les voyages, tous les voyages,ce n’était qu’une mystique pour débutants,rien qu’un cours préparatoire, les prolégomènes d’un examen qui futajourné.

Adam Zagajewski





312.

Quand tisonner les mots pour un peu de couleur ne sera plus ton affaire quand le rouge du sorbier et la cambrure des filles ne te feront plus regretter ta jeunesse quand un nouveau visage tout écorné d'absence ne fera plus trembler ce que tu croyais solide et l'oubli dit adieu à l'oubli quand tout aura revêtu la silencieuse opacité du houxCe jour-là quelqu'un t'attendra au bord du chemin pour te dire que c'était bien ainsi que tu devais terminer ton voyage démuni tout à fait démuni alors peut-être... mais que la neige tombée cette nuit soit aussi comme un doigt sur ta bouche

Nicolas Bouvier






313. Chanson de la vie qui passe


On dit la vie passe comme une(Choisissez vite et les yeux fermés)hirondelle chanson rive ou routeavec cycliste aux seins étonnés
C’est à peine si l’on voit filerla mèche déjà la femme est mortele poisson rouge a bu toute l’eaudu bocal voici le bout du bout
(plus le temps de choisir) bon dieu qu’est-cequ’une chanson qu’on n’a pas chantéeune route qu’on n’a jamais priseune vie quand on n’a rien choisi
et que la cycliste est passée


Guy Coffette





314.


Cette femme, la douce mélancoliede ses épaules, chante. La rumeurde sa voix me pénètre en plein sommeil,elle est très ancienne. Et m’apporte l’odeur aciduléede mon enfance s’ébrouant au soleil.Le corps léger presque de verre.


Eugénio de Andrade






315. De tout, il restera trois choses


De tout, il resta trois choses :La certitude que tout étaiten train de commencer,la certitude qu’il fallait continuer,la certitude que cela serait interrompu avant que d’être terminé.Faire de l’interruption, un nouveau chemin,faire de la chute, un pas de danse,faire de la peur, un escalier,du rêve, un pont,de la recherche…une rencontre.

Fernando Sabino





316.

Sur la prairie bleuele soir a fleuriLa nuit tricote le clair de lune. Le sourire des paysans, en rêvechante dans le bocage.
Le petit jourFauche la prairie.



Aleksandar V. Djordjevic





317. Le vent de décembre

Le vent de décembre abolit l’espoir,mais ne te laisse pas dépouillerde la brume bleutée sur la mer,de la douceur du matin d’été. Qui croit qu’elles existent encore,invisible, les îles légèreset les tâches de soleilsur le bois du plancher ? Le sommeil se promène en haillonset mendie son aumône,et la mémoire, telle Marie Stuart,s’éteint dans un cachot.

Adam Zagajewski





318.



... Ô ! j'ai lieu de louer ! Mon front sous des mains jaunes, mon front, te souvient-il des nocturnes sueurs ? du minuit vain de fièvre et d'un goût de citerne ? et des fleurs d'aube bleue à danser sur les criques du matin et de l'heure midi plus sonore qu'un moustique, et des flèches lancées par la mer de couleurs... ? Ô j'ai lieu ! ô j'ai lieu de louer ! Il y avait à quai de hauts navires à musique. Il y avait des promontoires de campêche ; des fruits de bois qui éclataient... Mais qu'a-t-on fait des hauts navires à musique qu'il y avait à quai ? Palmes... ! Alors une mer plus crédule et hantée d'invisibles départs, étagée comme un ciel au-dessus des vergers, se gorgeait de fruits d'or, de poissons violets et d'oiseaux. Alors, des parfums plus affables, frayant aux cimes les plus fastes, ébruitaient ce souffle d'un autre âge, et par le seul artifice du cannelier au jardin de mon père - ô feintes ! glorieux d'écailles et d'armures un monde trouble délirait. (... Ô j'ai lieu de louer ! Ô fable généreuse, ô table d'abondance !)


Saint John Perse



319.

Matin d’épais brouillard –Je ne voisque là où je pose le pied. Je portema propreclarté.

Lorine Niedecker





320 - Seulement des enfants

C'étaient seulement des enfants qui jouaient dans le sable (ils étaient baignés par l'odeur enivrante des tilleuls en fleurs, ne l'oublie pas),seulement des enfants, mais pourtantet le diable et les dieux mineurs,et même les politiciens oubliésqui ont trahi toutes leurs promesses,étaient présents eux aussi et les regardaientavec un émerveillement sans bornes.Qui ne voudrait être un enfant- une dernière fois !



Adam Zagajewski