321. Le poème d’avant les poèmes
Laisse de toi les mots descendreComme d’un clos le zeste et l’ambre :Distraitement et richementLents, très lents, très lentement.
Boris Pasternak
322. À qui la faute
La faute si faute il y eut est à la douce violetteà l’incorrigible lune qui délire la nuitau tonnerre qui foudroie l’église pour épargner l’abeilleà la raison hébétée à l’intelligence béate à la douleur si pure qu’elle apaise d’elle-mêmeà la fin d’été jaunie quand on fait ses adieuxet les yeux dans les yeux la maison sent la pommeet dans les ruches pleines de miel le silence d’antandoux comme un calvaire de campagne poli par le tempsà l’ombrelle rigolote et aux très longs bla-blacar en cueillant des mûres la couleur des lèvres change(et dans ces moments-là peut basculer l’amitié)
La faute si faute il y eut est au désir ordinaireà l’inconnaissance que l’un eut de l’autre simplementau rayon de lumière sautillant sur le murau cœur sage qui se tait et fait dire des bêtisesà la beauté suivie du mensonge souvent
que de voies emprunte l’amour bel innocentpour venir et s’en aller toujours à sa guise
Jan Twardowski
323. Pyjama blanc
M’interrompant dans mon spleenSur une petite pelouse clergyman,Une jolie figure entre doucement dans ma propriété !Venez sans perquisitions, tout bonnementEt prenez le chemin des échantillons nouveauxComme vous pouvez le voir je suis extraordinaire,Je ne sais pas, conduisez-moiJe veux visiter toutes les piècesEt pour consacrer chaque instant à une complicitéJe vous ai apporté l’empreinte du petit cachet-diamantJe me tracasse encore comme si j’étais un autreCela est fort étrange...
Francis Picabia
324. Il fera longtemps clair ce soir
Il fera longtemps clair ce soir, les jours allongent.La rumeur du jour vif se disperse et s’enfuit,Et les arbres, surpris de ne pas voir la nuit,Demeurent éveillés dans le soir blanc, et songent...
Les marronniers, sur l’air plein d’or et de lourdeur,Répandent leurs parfums et semblent les étendre ;On n’ose pas marcher ni remuer l’air tendreDe peur de déranger le sommeil des odeurs.
De lointains roulements arrivent de la ville...La poussière qu’un peu de brise soulevait,Quittant l’arbre mouvant et las qu’elle revêt,Redescend doucement sur les chemins tranquilles ;
Nous avons tous les jours l’habitude de voirCette route si simple et si souvent suivie,Et pourtant quelque chose est changé dans la vie ;Nous n’aurons plus jamais notre âme de ce soir...
Anna de Noailles
325
Las, où est maintenant ce mépris de Fortune ? Où est ce cœur vainqueur de toute adversité, Cet honnête désir de l’immortalité, Et cette honnête flamme au peuple non commune ? Où sont ces doux plaisirs qu’au soir sous la nuit brune Les Muses me donnaient, alors qu’en liberté Dessus le vert tapis d’un rivage écarté Je les menais danser aux rayons de la Lune ? Maintenant la Fortune est maîtresse de moi, Et mon cœur, qui soulait être maître de soi, Est serf de mille maux et regrets qui m’ennuient. De la postérité je n’ai plus de souci, Cette divine ardeur, je ne l’ai plus aussi, Et les Muses de moi, comme étranges, s’enfuient.
Joachim Du Bellay
326 - A water-colour of Venice
Zarian was saying: Florence is youth,And after it Ravenna, age,Then Venice, second-childhood. The pools of burning stone where timeAnd water, the old siege-masters,Have run their saps beneathA thousand saddle-bridges,Puffed up by marble griffins drinking, And all set free to float on loopsOf her canals like great intestinesNow snapped off like a berg to float,Where now, like others, you have come alone,To trap your sunset in a yellow glass,And watch the silversmith at workChasing the famous salver of the bay ... Here sense dissolves, combines to print onlyThese bitten choirs of stone on water,To the rumble of old cloth bells,The cadging of confetti pigeons,A boatman singing from his long black coffin ... To all that has been said beforeYou can add nothing, only that here,Thick as a brushstroke sleep has laidIts fleecy unconcern on every visage, At the bottom of every soul a spoonful of sleep.
Lawrence Durrel
(Zarian disait : Florence est la jeunessePuis Ravenne, l’âge mûr ;Puis Venise, la seconde enfance. Les fontaines de pierre brûlante, où le tempsEt l’eau, faisant leur siège,Ont peu à peu sapéMille ponts à dos d’âne,Bouffis de griffons en marbre, qui boivent, Et chacun libre de flotter par les bouclesDe ses canaux comme de grands intestins,Détaché comme un iceberg à la dérive ;Ici, comme d’autres, où tu es venue seuleEmprisonner ton crépuscule dans un verre jauneEt contempler l’orfèvre qui pêcheLe métal précieux de la baie... Ici les sens se dissolvent pour n’imprimer Que ces pierres mordues sur l’eau, Au son des vieilles cloches en laine,Des pigeons qui mendient comme des confetti,D’un gondolier qui chante sur son long cercueil noir... A tout ce qui fut ditTu ne peux rien ajouter, sinon qu’ici,Épais comme un coup de pinceau, le sommeil a poséSon insouciance ouatée sur chaque visage, Sous chaque âme une cuillérée de sommeil.)
327.
Depuis huit jours, j'avais déchiré mes bottinesAux cailloux des chemins. J'entrais à Charleroi.- Au Cabaret-Vert : je demandai des tartinesDu beurre et du jambon qui fût à moitié froid.
Bienheureux, j'allongeai les jambes sous la tableVerte : je contemplai les sujets très naïfsDe la tapisserie. - Et ce fut adorable,Quand la fille aux tétons énormes, aux yeux vifs,
- Celle-là, ce n'est pas un baiser qui l'épeure ! -Rieuse, m'apporta des tartines de beurre,Du jambon tiède, dans un plat colorié,
Du jambon rose et blanc parfumé d'une gousseD'ail, - et m'emplit la chope immense, avec sa mousseQue dorait un rayon de soleil arriéré.
Arthur Rimbaud
328. Psaume
Personne ne nous repétrira de terre et de limon,personne ne bénira notre poussière.Personne.
Loué sois-tu, Personne.Pour l’amour de toi nous voulonsfleurir.Contretoi.
Un Rien,nous étions, sommes, nousresterons, en fleur :la Rose de rien, depersonne.
Avecle style clair d’âme,l’étamine désert-des-cieux,la couronne rougedu mot de pourpre que nous chantions,au-dessus, au-dessus del’épine.
Paul Celan.
(Psalm.Niemand knetet uns wieder aus Erde und Lehm,niemand bespricht unsern Staub.Niemand. Gelobt seist du, Niemand.Dir zulieb wollenwir blühn.Direntgegen. Ein Nichtswaren wir, sind wir, werdenwir bleiben, blühend:die Nichts-, dieNiemandsrose. Mitdem Griffel seelenhell,dem Staubfaden himmelswüst,der Krone rotvom Purpurwort, das wir sangenüber, o überdem Dorn.)
329 - Retouche à l’intimité
l’humble lumière en collerette de servante a l’air de marcher sur les eaux laissant l’amant l’amante à l’enfilade heureuse des miroirs reliés pleine peau ils se disent des vers dans la langue parfaite
Daniel Boulanger
330 – Les images
C’est du lait, du marbre tendre, c’est ton corps sous la lune, c’est la nuit du dimanche, la porte ouverte, la mer dedans.
Ça coule entre les pierres, c’est doré ça devient bleu ; ce pourrait être rose comme les doigts écartés. Ça ricoche et ça chante.
C’est rond, et puis c’est divisé pour régner. Comme on pousse sa nuit, on y perce le jour. Un tambour sous l’orage, une chèvre au sacrifice, l’orgue rouge des grands arbres.
Pour mieux voir, on ferme les yeux. Sous les mains, ça étonne, le ciel passe. Un fouillis d’ailes défait la haie.
La nuit cache des pointes de soleil, des fleurs et des silex, des oiseaux verts et blancs, des rapières, de l’enfance. La nuit, et ton visage.
Bois brûle, genoux ploient, la langue lustre les nuages.
Pierre Peuchmaurd