Compiègne 2010

Discours de Pierre BUR , Matricule 78617,Kommando de Neu-Stassfurt.

Mesdames et Messieurs, à mon retour de déportation, après avoir repris quelque peu mes esprits, j’ai adressé une lettre aux parents de mon camarade André Dechaume, afin de leur raconter les circonstances de la mort de leur fils. C’est en m’appuyant sur cette correspondance, que j’ai tenu, aujourd’hui, à rendre hommage à tous nos camarades qui ne sont pas revenus.

Chère madame, cher Monsieur,

André, votre fils était mon ami. 65 années sont passées, et bien que vous l’ayez retrouvé dans son paradis, c’est vers vous aujourd’hui, en ce lieu symbolique, que je me retourne,. Je tiens à évoquer sa mémoire, et à travers cette évocation particulière, la mémoire de tous ceux qui comme lui, ont suivi un itinéraire hors norme.

C’est d’ici que nous sommes partis vers notre implacable destin.C’est ici que nous avons été embarqués tels des bêtes dans un train qui, au fur et à mesure de sa marche vers les camps de la mort de Buchenwald, Stassfurt, Dora, Gandersheim, Witten-Hanen se transformait en tombeau.

C’est le 21 avril 1945, que nous nous sommes quittés André et moi, sur une route d’Allemagne du côté de Klingenberg. Accrochés l’un à l’autre, nous marchions pieds nus, revêtus de nos seuls pyjamas rayés qui à l’époque était l’uniforme des bagnes nazis. Trois tueurs, trois SS, braquaient leur arme dans nos reins attendant que nous tombions pour nous loger une balle dans la tête. Par chance, j’étais encore lucide bien que fort affaibli. Mais lui était déjà dans l’au delà. Il avançait tel un automate… un pas… encore un pas… et toujours un pas. Il avait tellement lutté les jours précédents pour cacher son mal, un abcès purulent, qui rongeait sa jambe. Il ne voulait pas se montrer en position de faiblesse, il ne l’a jamais voulu d’ailleurs tout au long de sa déportation. 4 jours auparavant il venait d’échapper au massacre de ceux qui avaient pris place dans le tombereau qui leur servait d’infirmerie, et il m’avait rejoint dans cette colonne de tondus, de rayés, d’êtres décharnés rongés par la vermine, de sous hommes. « Untermenschen » disaient les nazis.

Je vous parle d’André car il était votre fils, mais son histoire est aussi à quelque chose près, celle de Michel, Robert, Jacques, Paul, Marcel, Jean-Pierre, Francis ou François. Je pourrais aussi vous la raconter.

Cette marche de plus de 400 kilomètres que nous imposaient nos bourreaux, appelée par les allemands eux mêmes « todesmarsh », marche de la mort, faisait suite à sept mois de dur labeur au fond d’une mine de sel. 12 heures par jour ou par nuit avec pour tenir une maigre pitance. Nos camarades du convoi dirigés sur Dora, Gandersheim ou Witten-Hanen avaient le même régime.

En avril 1945, sur les 480 français de notre kommando, 102 avaient déjà péri de faim ou sous les coups. Les 380 survivants dont nous faisions partie, se traînaient là sur ces routes avec pour nourriture, de temps en temps, quelques pommes de terre ou oignons crus toujours distribués sous une volée de coups de matraque et les pissenlits que nous arrachions au talus au risque de notre vie.

A la limite de l’inconscient, André, tenait toujours, il voulait tenir, encore tenir. Il ne sentait ni sa jambe, ni ses pieds ensanglantés, il était au delà du stade de la douleur … jusqu’à ce que la mort le saisisse et l’emporte… debout ! Le SS l’a arraché de mes bras et a jeté sa dépouille dans le fossé. Je restais là, prostré, totalement paralysé, pleurant toutes les larmes que je n’avais jamais versées depuis notre arrestation. Alors, un de nos compagnons, Marcel Vaillant, qui lui aussi essayait de le sauver, m’entraîna de force pour rejoindre la colonne qui s’éloignait m’arrachant ainsi à une mort certaine.

Aujourd’hui, on honore sa mémoire… leur mémoire. Non pas celle de héros, mais celle de petits gars tels votre fils, de 19, 20, 25 ans, qui n’ont jamais renoncé, qui ont toujours su faire face, en criant leur désir de justice.

André, comme beaucoup d’autres, était un adolescent quand il fut fait prisonnier les armes à la main au cours des combats de Guéret, par cette hélas trop célèbre division SS Das Reich. Celle là même, qui la veille avait massacré la population d’Oradour sur Glane, et l’avant veille pendu une centaine d’innocents à Tulle. Dans les mêmes temps, d’autres avaient été arrêtés pour des faits notoires de résistance, fabrication de faux papiers, camouflage et convoyages de personnes recherchées par la gestapo, agents de liaison à tous les échelons à travers toute la France ou même, ce qui est plus terrible encore… par hasard… totalement innocents d’actes de résistance.

C’est le 17 août 1944 que tous furent jetés dans ce train infernal qui devait les mener à Buchenwald et de là, dispatchés sur les satellites de Dora, Gandersheim, Witten-Hanen et Stassfurt.

Lorsque quelques mois plus tard, les SS les assassinèrent, lui André et les quelques trois cents autres de nos compagnons, soit au fond de la mine, soit sur ces routes où la mort planait en permanence, tous étaient devenus des hommes, forgés dans la souffrance et la misère qui ont été leur quotidien durant ces mois de galère .

La faiblesse de l’adolescence avait alors fait place à la grandeur de l’homme dans sa plénitude.

Mes amis, vos bourreaux ont pris votre vie. Ils ont tué vos pauvres corps torturés, mais par de là, ils ont sublimé vos âmes. Nous les sentons planer ces âmes, ici sur nos têtes en ce lieu de recueillement. Puissent telles, comme l’œil de Caïn dans la tombe, avoir taraudé la mémoire de ces malades, de ces sombres brutes de nazis et ce, jusqu’à leur dernier souffle.

Aujourd’hui, nous nous souvenons. Nous nous recueillons. Nous vous sommes fidèles et nous le serons toujours. Il n’est pas question de taire vos souffrances car, comme le dit Boualem Sensal dans son ouvrage « Le village de l’Allemand » :

« Le silence est la perpétuation du crime, il le relativise, il lui ferme la porte du jugement et de la vérité, et lui ouvre toute grande celle de l’oubli, celle du recommencement ».

Il se trouve que nous les survivants, nous avons justement fait le serment de ne jamais oublier, de ne jamais nous taire et par là de rendre impossible tout recommencement criminel. Nous sommes obligés de reconnaître que si nous y sommes parvenus chez nous en France, de par le monde il existe encore de trop nombreux foyers nazis ou similaires, qui appliquent les mêmes méthodes qui vous ont conduits à la déchéance et à la mort.

Il est grand temps que les peuples dits civilisés en prennent conscience.