Témoignages "Todesmarch"

  • Témoignages de déportés Français.

  • Pierre Bur, matricule 78 617:

Ce jour là mon voisin de grabat m'attendait assis sur la paillasse lorsque je rentrai de la mine. ''j'ai entendu dire que nous allions partir demain m'annonça t'il''. Cela me paru incroyable. Partir ? Pour où ? Comment ? Nous entendions bien la canonnade qui se rapprochait et cela nous donnait de l'espoir, mais nous ne pensions pas que les SS pourraient nous emmener pour nous soustraire à ce que nous savions être notre libération prochaine.

Hélas ! ce fut bien le cas. Je perçus effectivement une agitation autour de la baraque des Polonais. Tiens je m'aperçois que je ne vous ai pas parlé d'eux. En fait il n'y avait pas que des Polonais il y avait également des Hongrois, un ou deux américains, quelques Tchèques et des Russes. Ils étaient arrivés en janvier. Ils venaient d'Auschwitz via Buchenwald, le camp ayant été évacué du fait de l'avance de l'armée soviétique en Pologne. Ils étaient juifs.

Ce ne fut jamais le grand amour entre eux et nous. Pourquoi ? je ne le sais trop. C'était ainsi. Peut-être étions nous jaloux inconsciemment de leur état de santé qui paraissait meilleur que le notre? La suite nous montra à notre détriment qu'il l'était effectivement. Peut-être parce qu'ils avaient l'avantage sur nous, de parler allemand? Peut-être aussi parce qu'il n'étaient pas revêtus de rayés ? Peut-être enfin parce que nous avions dû leur céder une baraque, ce qui fit que nous étions entassés dans une seule au lieu de deux, malgré la place laissée par les morts? C'est sûrement un peu tout ça. Vous savez on n'analyse pas dans ces cas là, on ressent, c'est tout. Ils étaient 300.

Donc le 11 avril, par un beau soleil, nous fûmes rassemblés devant la porte du camp. Nous avions pour tout bagage que notre couvre-pied passé en sautoire autour de l'épaule. Les Français furent partagés en deux colonnes de 200 environ, et les Polaks, nous les appelions ainsi, en deux colonnes de 150. Les plus grands malades montèrent dans un tombereau qui servait d'ambulance. Il était tiré par deux chevaux. Et vogue la galère, nous démarrâmes pour une destination inconnue.

Devant marchait le chef de camp, le suivait une colonne de Polonais, puis une colonne de Français, une colonne de Polonais et une dernière de Français. Le tout était solidement encadré sur les côtés et sur les arrières par les SS armés jusqu'aux dents. Ceux de derrière, qui n'étaient pourtant pas les plus terribles à la mine, se révélèrent comme étant des tueurs. Ah j'oubliais, une charrette sur laquelle avait été chargée la cuisine roulante suivait le tombereau qui servait d'ambulance. Il fallait bien que ces messieurs se restaurent aux étapes... quant à nous, ce fut une autre paire de manches, comme vous allez pourvoir le constater.

Alors commença ce qui devint dans la bouche des allemands eux- mêmes après la guerre, la ''todesmarsch'' en bon français, la marche de la mort.

Dès le départ, le chef de camp qui imprimait la cadence, partit comme un fou. Derrière les polonais qui étaient en meilleure santé que nous, je vous l'ai signalé, suivirent au lieu de temporiser. Et nous derrière, on tirait la langue et la jambe en même temps. Les coups commencèrent à pleuvoir. Ils furent bien obligés de ralentir la cadence sous peine de nous abattre tous, ce qu'ils firent quand même petit à petit tout au long du chemin. Cette marche infernale dura à peu près un mois au cours de laquelle 262 des nôtres pour ne parler que des Français; furent abattus. C'est ce que m'a raconté un ami décédé il y a quelque temps et que j'ai retrouvé dans mon paradis.

Au cours de la première étape nous parcourûmes une vingtaine de kilomètres en empruntant des petits chemins et des routes pavées grossièrement ou défoncées. Jamais nous aurions pu penser être capable d'accomplir un tel exploit...nous n'avions pas fin de nous étonner.

Logés, entassés devrais-je dire, dans des granges notre première nuit nous parut bien douce, bien qu'aucune nourriture ne nous fut distribuée. Le lendemain matin, je m'en souviens très bien, on nous distribua toujours ce jus noirâtre, deux oignons crus et un morceau de pain.

En ce qui concerne la bouffe durant cette marche, sachez que nous ne mangions que de temps en temps et que l'essentiel de notre nourriture consistait en pissenlits qui poussaient le long des chemins et en fleurs de colza que nous arrachions au passage. Elles avaient la particularité de nous flanquer la dysenterie, bien que nous n'ayons rien dans le ventre. A l'étape, si nous avions la chance de coucher dans une grange qui avait recélé du blé, tout le monde se mettait à quatre pattes pour rechercher les grains afin de les manger. Sitôt que le dernier déporté était rentré la porte se fermait inexorablement jusqu'au lendemain matin, sauf si une heure après notre arrivée, il y avait une distribution de soupe ou les grands jours, une distribution de patates. Imaginez une grange en flammes, aucun d'entre nous ne s'en sortait vivant. Le risque était minime, nous n'avions ni briquet, ni allumette... mais le risque de foudre existait...

Nous effectuions des étapes, selon les jours de 20, 25, voire 30 kilomètres et la dernière fut infiniment plus longue. Ce n'était plus des hommes qui marchaient mais des automates. Tous groupés, serrés les uns contre les autres, essayant de faire bloc pour ne pas chuter, surtout ne pas chuter. Sinon c'était la mort assurée. La colonne vous passait alors dessus comme un rouleau compresseur. Si le SS de flanc garde ne vous avait pas vu, en fin de colonne les tueurs à l'affût vous achevaient d'une balle dans la tête. Il y avait là trois tristes lascars que nous avions surnommés ''Tout-fou'', ''Canard'' et ''Oeil de lynx''. Le premier parce que c'était un fou furieux, un dément, le deuxième en raison de sa démarche et le troisième parce qu'il avait perdu un oeil à la guerre. Malheureusement j'eu à faire à eux.

Le tombereau-infirmerie ralentissant trop la colonne, les SS décidèrent de la supprimer. Et les malades ? ils furent abattus sur le champ. Il y en avait 17.

C'était le 17 avril à Ober Audenhain.

Lorsque nous reprenons la route après cette tuerie le moral n'est pas au beau fixe. L'étape parcourue est longue, la route poussiéreuse monte et redescend sans cesse. Les plus fatigués se laissent décrocher au risque de se voir abattre. Moi je vais comme je peux, encouragé par des amis. Je suis au bord de l'épuisement, mais puisqu'il faut tenir... tenons... jusqu'à quand ? Quand mes forces déclinantes m'abandonneront-elles définitivement. Nous passons la nuit à Bockwitz.

Le 18 avril, comme d'habitude au petit matin nous sortons de la grange sous les coups. Une douzaine de déportés, essentiellement des polonais et des tchèques, ayant tenté de se cacher dans la paille ou le foin, sont retrouvés par les SS. Ils sont alignés le long d'une fosse à purin et abattus dans un grand éclat de rire des SS. Plus chanceux Jacques Vigny lui aussi au bord de l'épuisement se cache derriére un tas de bois et réussi son évasion. Et moi.. je reprends la route au milieu du troupeau que nous formons. Il n'est plus question de colonnes bien alignées, ni de rangs bien formés, chacun avance comme il peut. De temps en temps un coup de feu à l'arrière... un de moins. Qui ? un ami peut-être ? A l'étape ce soir nous le saurons sûrement.

19 Avril. Même scénario pour la sortie. La maigre soupe distribuée hier au soir ne pèse plus dans l'estomac depuis longtemps. L'étape sera plus courte mais nombre d'entre nous sont abattus malgré le dévouement de leurs amis qui cherchent à les soustraire à la balle meurtrière. Je suis conscient de tout ça. A quand mon tour?

20 Avril. L'étape sera dure de plus en plus dure. La route serpente dans un paysage vallonné comportant toujours plus de montées et de descentes casse-pattes. Les muscles ou ce qu'il en reste se durcissent, se nouent, les crampes surviennent, j'ai de plus en plus de mal à avancer. Il m'est douloureux de faire ce pas, toujours ce pas, qui peut me conduire vers la liberté.

La marche de la mort s'est poursuivie jusqu'au 8 mai 1945. Elle prit fin à Annaberg petite ville allemande située à la frontière Tchécoslovaque. La marche fut émaillée par de nombreuses autres atrocités. Pour n'en citer qu'une, à Dittersbach, certains déportés furent enterrés alors qu'ils respiraient encore et qu'ils étaient conscients.

Et pourtant, cela n'a pas empêché les petits oiseaux de chanter, comme se plaisait à le raconter mon ami Robert Molinier.

***

  • René Le Révérend, (matricule 78800) aujourd'hui décédé, a raconté dans les années soixante, comment il avait vécu la marche de la mort. Son récit commence le 19 avril.

19 avril : Raitzen-Gotterlelsen

Nous nous dirigeons vers la Tchécoslovaquie à marche forcée.

Je ne puis décrire nos douleurs, nos horribles souffrances, les coups, et rien dans le ventre. Loqueteux, sales, méconnaissables;

plus de la moitié des déportés sont maintenant nu-pieds. Nous offrons un aspect épouvantable, une véritable colonne de fantômes. Il n'y a pas de médicaments pour les malades qui sont achevés sans aucune pitié. D... tient admirablement le coup, marche nu-pieds avec un grand courage. F..., très amaigri, tient par sa grande volonté. Je suis très fatigué mais rien ne me fera lâcher. B... semble out, il faut le remorquer, le tirer. J'ai impression qu'il se rend compte qu'il n'ira pas loin et il doit en souffrir terriblement; les coups de feu à l'arrière de la colonne nous poussent en avant; chaque décharge, c'est un camarade qui nous quitte. Qu'allons-nous devenir?

Les poux, la gale sont sur nous. Tous les jours à l'étape je me tue plusieurs centaines de poux. Aurons-nous encore la force de tenir longtemps contre la vermine qui nous épuise? Notre chemise, pour ceux qui en ont encore une, est sur nous depuis plus de trois mois, pourrie de crasse, de sueur et de vermine. Aujourd'hui, en traversant une petite ville des femmes nous ont insultés et craché dessus; des enfants de dix ans montraient le poing. Dans les traversées des villes, il faut marcher droit en rangs sous les coups de crosse.

20 avril: Gotterfelsen-Kurort-Harta Première étape de montagne d'environ 20 kilomètres qui a failli m'être fatale. Je n'en pouvais plus. Fiévreux, à bout de force, par un soleil de plomb, je suis tombé sur la route deux kilomètres avant l'étape. Je me suis évanoui. Une heure après, je me suis réveillé à l'étape dans un champ. C'est grâce à Dufoin et à un autre camarade qui, m'ayant vu tomber, m'ont ramassé et traîné, porté comme ils ont pu. Sans eux je ne serais plus de ce monde et j'aurais reçu, comme de trop nombreux camarades, la balle dans le crâne. Ce soir, soupe, pas de pain. Nous sommes surpris d'être encore vivants à ce régime.

21 avril: Kurort-Harta-Oberbobritsch Au départ j'étais très inquiet et, pour la première fois, découragé. J'avais du mal à tenir debout. J'étais étourdi, lourd, couvert de plaques de boutons de fièvre sur les lèvres, mes pieds me faisaient horriblement souffrir. Fimbel et Dufoin m'ont réconforté. J'ai presque honte, en voyant ce pauvre R..., les yeux hagards, qui suit, marche, toujours, toujours. Je pars, c'est dur, très dur. Je reçois des coups de bâton ne pouvant suivre dans le rang.

Nous voici maintenant en montagne. La route est pénible, mais ça va mieux qu'au départ. Je serre les dents. Nous évitons de parler en route pour ménager nos forces. Je finis mieux l'étape, mais ce pauvre R... n'est plus lui-même et, ce soir, il ne peut même plus avaler sa maigre pitance.

22 avril: Oberbobrittsch-Dittersbach.

(le premier, il yen aura un autre) :

Cette nuit il a neigé sur ce versant des Monts des Sudètes. Il fait froid. Ce matin, au départ, il y avait dix centimètres de neige. R... a passé la nuit près de moi. A un moment, je l'ai cru mort. Mais non, il me parle; il me dit qu'il va mourir, qu'il n'en peut plus. Il me fait des recommandations pour sa femme, sa mère et pleure de quitter cette vie au moment où il avait tant d'espoir d'une délivrance prochaine.

Fimbel est auprès de lui, c'est un moribond. Avec Fimbel il prie, recommande son âme à Dieu et accepte son destin.

Au matin, pourtant, il tente de partir. Soutenu par Fimbel, il fait quelques centaines de mètres, puis c'est fini. Ses jambes ne fonctionnent plus. Il embrasse Fimbel et tombe. Un SS le couche en joue, un signe de croix, un long regard, un coup de feu, c'est fini. R...n'est plus.

Fimbel, lui, a reçu hier soir plein de coups de matraque sur la tête. Il a un grand courage. Nous marchons dans la neige, nos pauvres pieds horriblement blessés, certains n'ont plus de peau en dessous; la neige les brûle, les douleurs sont atroces. L'étape est de 15 kilomètres, mais combien douloureuse. Ici, les civils nous regardent sans un mot, tristement. Il est vrai que nous formons un spectacle tellement lamentable, un troupeau humain, impossible à décrire.

23 avril: Dittersbach-Clausnitz : J'ai tenu sans chaussures. Plusieurs ont les pieds gelés. Fimbel, à qui on a volé les chaussures, entoure ses pieds de morceaux de couvertures. Il fait un vent glacial dans la grange. Le bruit court que demain ce sera repos; ce serait la première fois depuis le départ.

24 avril: Ce matin pas de départ. Sans forces, meurtris, malades, nous restons allongés toute la journée. Nous avons, en quatorze jours, parcouru plus de 275 kilomètres, ayant connu toutes les souffrances possibles. Jamais je ne me serais cru capable de tenir aussi longtemps. Il nous faudra un cran extraordinaire pour poursuivre cette course à la mort. Il le faut, car notre courage s'épuise.

Nous sentons la mort nous frôler. Le soir, la pensée de nos êtres chers, l'espoir de les revoir, la pensée qu'un jour proche nous pourrons les serrer sur notre cœur, nous galvanise. Et puis, il faut le dire, d'entendre à l'arrière les coups de feu tirés sur ceux qui tombent, cela nous donne un coup de fouet; cela résonne si lugubrement à nos oreilles. Ici pas de demi-mesure : marcher ou mourir. Et quelle mort! Loin des siens, au bord des routes, dans un pays ennemi, où nos corps n'auront pas la moindre sépulture. La neige a continué à tomber; un vent froid souffle. La nuit, serrés les uns contre les autres, nous avons très froid.

Nous sommes arrivés maintenant dans les monts de Bohême-Moravie et suivons les routes de montagne. Les bruits les plus invraisemblables courent. On parle sérieusement de la fin de la guerre.

Fimbel a protesté à deux reprises auprès du Commandant contre les mises à mort. Il s'est attiré la haine d'un groupe de SS et il est tous les jours battu et maltraité. Les SS font aussi agir un kapo allemand, véritable brute qui passe son temps à frapper. Par son dévouement, Fimbel risque sa vie à tous les instants. Je crains beaucoup pour lui; je voudrais le voir rester plus à l'écart. Une amitié sincère que seule peut inspirer notre grande misère nous unit. Le sou-

venir de R.. est entre nous. Fimbel nous a aidés aussi pour la nourriture. Jamais, quand il a touché un peu de rabiot, il ne l'a mangé seul.

26 avril: Clausnitz-Dittersbach. (Neuhausen) :

Etape assez courte, mais combien pénible. Cet arrêt de deux jours n'a pas apaisé nos fatigues. Comme c'est dur de se remettre en route. La colonne fantôme est maintenant beaucoup moins importante. Il y a tant de lâches assassinats sur cette route jonchée de cadavres. Dans plusieurs granges des camarades exténués se sont cachés. Le matin, au départ des fouilles sérieuses ont été faites ; quand il y avait de la paille, les SS aidés par des fermiers et même quelques fois par des gamins ont piqué la paille avec des fourches, piques et baïonnettes. Malheur à ceux qui étaient découverts. C'était la mort certaine. Conduits dehors, le long d'un mur, ils étaient fusillés. Combien de fois, au petit jour, alors que notre colonne s'éloignait tristement, n'avons nous pas entendu les coups secs des fusils des SS chargés de supprimer nos camarades ; besogne qu'ils exécutaient avec un plaisir sadique.

27 avril: Hier soir, nous avons campé dans une grange sans paille à 1 000-1100 m d'altitude. Il y fait froid. Aujourd'hui, à nouveau, repos. Le bruit court avec insistance que le Commandant ne sait plus où nous mener. Nous ne pouvons sortir que pour nos besoins et nous restons, tout le jour, entassés; il fait très froid.

29 avril: Plusieurs camarades sont encore morts cette nuit. On les laisse ici, à côté de nous. D'autres agonisent. Le spectacle est effrayant.

30 avril: Quatre jours que nous sommes ici, et pas de changement dans notre misère. Fimbel a appris d'un cuisinier que la fin serait proche; Hitler serait mort; l'armée allemande aurait capitulé.

Nos tortionnaires ne savent plus où nous conduire. Nous restons allongés nuit et jour pour conserver le peu de forces qui nous reste.

J'ai été de corvée, ce matin, et j'ai enterré les morts dans un ancien cimetière désaffecté. Au retour j'ai pu cueillir des pissenlits que je partage avec deux camarades. Fimbel reçoit sans cesse des coups de bâton sur la tête; il souffre beaucoup; il reste prostré dans son coin. Si cela dure encore, les SS vont le tuer. Un SS nous offre, par l'intermédiaire d'un Polonais, quelques pommes de terre contre des dents en or. Certains qui en ont encore font des échanges.

4 mai: Nous sommes toujours au même endroit; la neige tombe de nouveau, ou encore une pluie glaciale. La nourriture n'existe pratiquement plus. Chaque après-midi nous sortons pour toucher soit un quart de litre de soupe - et quelle soupe - soit deux ou trois pommes de terre, soit un morceau de pain pour 20, 30 ou 40. Et encore, pas tous les jours. Les SS ont trouvé pour se distraire un jeu barbare: chaque fois que l'un de nous a reçu sa soupe, il reçoit de deux SS un violent coup de bâton sur la tête ou sur la nuque; s'il échappe, un troisième plus loin lui fait un croche-pied. Souvent la soupe tombe, l'homme toujours. A notre arrivée ici, sur la route, nous avons vu quelques femmes pleurer, certaines ont essayé de nous donner un peu de pain, mais les SS veillaient et femmes et détenus ont reçu des coups de crosse.

5 mai: On reparle d'un départ, demain à l'aube. J'ai pu réparer mes galoches avec des morceaux de planche. Fimbel a gardé son pain deux jours pour l'échanger contre les galoches d'un mort. Nous avons encore enterré des camarades; certains respiraient encore.

Chaque matin un SS venait, armé d'un bâton et frappait dans le tas des détenus pour découvrir morts et agonisants. Cette halte a marqué une véritable hécatombe. Cent dix au moins ont été tués depuis le départ; trente à quarante sont morts ici d'épuisement ou de coups. Quelques-uns ont pu s'évader mais où sont-ils, épuisés, en loques et nu-pieds? Repris? Fusillés? D'ici, le village est gardé par des gosses en armes habillés en soldats ; certains ont 11 et 12 ans et sont aussi féroces que les SS.

Fimbel est à bout; il souffre de la tête; il a le cuir chevelu tout arraché. Dufoin résiste mais il a des étourdissements; il a fait plus de 100 kilomètres nu-pieds, une partie dans la neige. Moi aussi j'ai des vertiges. Le reste du kommando tient debout par miracle. Dévorés de vermine, nos corps ne sont qu'une plaie; nous tuons des centaines de poux par jour. Nous sommes devenus de véritables squelettes et nous nous faisons peur, à nous regarder mutuellement.

Nous sommes persuadés que nos gardiens ont juré qu'aucun de nous ne sortirait d'ici vivant. Pourtant je m'accroche, je veux vivre.

Je veux revoir ma femme, mes enfants, mes parents. Et si je reviens, ils ne pourront jamais croire à nos souffrances tellement tout cela est monstrueux et paraîtra invraisemblable. Nos gardiens ont l'air inquiet; cela nous donne espoir ; des bruits courent, mais il circule tellement de fausses nouvelles...

7 mai: Grand branle-bas. Dès le petit jour on nous sort dehors avec des coups d'une violence inouïe. Nous repartons, complètement épuisés, et encore moins nombreux. Que de morts seront restés sur cette montagne.

Il ne neige plus; le temps revient au beau. Tous les 5 ou 6 kilomètres notre marche est arrêtée par de grands arbres abattus en travers de la route. On revient vers l'axe. Nous marchons jusqu'au soir presque sans pause et sans rien manger. Nous sommes surpris de l'agitation des villes et des villages. Des colonnes de blindés, des camions de blessés, des civils vont dans tous les sens. C'est un véritable exode comme chez nous en 1940. Il se passe sûrement quelque chose; les SS sont taciturnes.

Dufoin n'en peut plus; il parle d'abandonner. Je le soutiens mais cela ne dure pas; heureusement il retrouve la force de continuer.

A 18 heures, arrêt. Du champ où nous sommes parqués nous voyons le défilé ininterrompu des civils et des soldats; on dit que les Russes ont réussi une percée et sont à moins de 10 kilomètres. Au cours de cet arrêt de deux heures nous touchons quelques pommes de terre cuites à l'eau, mais on doit se rassembler avant la fin de la distribution. Les coups pleuvent ; les SS sont pressés. Ils frappent de tous côtés et nous croyons même qu'ils vont faire usage de leurs armes. La pagaille est indescriptible. Les ordres et contre-ordres se succèdent, et nous voici à nouveau sur la route. Plusieurs Polonais se sont évadés. Il n'y a plus de voiture. Les SS portent leur barda! Voilà qui est nouveau. Pendant la halte, un Français et un Russe ont été surpris remplissant leurs poches à un sac d'avoine qu'ils avaient trouvé. On les a obligé à genoux, la tête dans un seau, les mains derrière le dos à manger plusieurs kilos d'avoine. S'en sortiront-ils?

Là encore nous avons laissé plusieurs morts sur le terrain, tués par les SS ou piétinés pendant la distribution de pommes de terre. J'ai pu cueillir quelques pissenlits. Sur la route, il faut avancer vite. La nuit tombe. On va marcher toute la nuit. Les Russes sont derrière nous. Les SS eux-mêmes disent que c'est la fin. Ils ont peur et nous poussent de plus en plus vite. Nous restons à moins de cent. Nous craignons d’être tous exterminés. Aussi avec quelques camarades nous décidons de tenter le tout pour le tout et de nous évader. Fimbel, lui, veut rester jusqu'au bout, pour être utile aux camarades jusqu'à la fin. Il fait nuit noire, seuls les rayons lumineux des phares des camions et blindés éclairent la route. Près d'un bois, avec Dufoin, nous passons entre deux gardes et nous nous précipitons derrière un gros tas de bois. La colonne passe, nous n'avons pas été vus, mais les trois autres n'ont pas pu suivre.

Après plus d'une heure d'attente nous reprenons la route ; une couverture coupée a été transformée en bandes molletières, un vieil imperméable retourné cache nos rayés. La route est encombrée de voitures de toutes sortes ; l'une d'elle renversée sur le côté est pleine de sucre en poudre; nous en mangeons à pleines mains, sans nous rassasier et reprenons notre marche vers l'ouest, vers les Américains.

Au bout de deux heures, nous tombons dans un embouteillage ;

les chars crachent le feu; nous sommes sûrement près du front, mais hélas! Ce n'est pas fini. Derrière nous arrivent des SS et, avant de pouvoir nous cacher, nous sommes arrêtés. A l'officier qui nous interroge, nous expliquons que, fatigués, nous nous sommes laissé distancer par notre colonne. Ils nous font marcher avec eux et nous rattrapons la colonne, arrêtée au bord de la route. L'officier veut nous conduire au commandant; plus d'illusions, pour nous c'est la mort.

Alors risquant le tout pour le tout nous bousculons l'officier et, dans la nuit noire, courons à perdre haleine entre les voitures puis filons droit devant nous, dépassant nos camarades assis sur le bas-côté.

Des coups de feu claquent, des balles sifflent, nous fuyons toujours.

Enfin, nous arrivons dans une ville, c'est Marienberg. De gros embouteillages favorisent notre fuite. Nous la traversons rapidement et, à la sortie, retrouvons les trois camarades qui devaient fuir avec nous. Eux aussi ont distancé la colonne lors d'un arrêt. A présent nous prenons un chemin à travers champs et nous nous arrêtons dans un bois. Il fait froid et nous dormons mal, allongés à même le sol humide. Au matin nous apercevons Marienberg, que nous dominons.

C'est la panique; des convois militaires fuient à toute allure. On tire au sort pour savoir qui ira en reconnaissance dans le bois; c'est à moi qu'incombe la mission. J'avance doucement, évitant de faire craquer les branches sous mes pas. Nous sommes bien seuls dans ce bois, mais il est petit et n'offre pas de sécurité suffisante. Un autre camarade désigné part aux renseignements dans la campagne. A son retour, il nous apprend qu'il n'a vu qu'une ferme assez éloignée occupée par la troupe. Nous ne pourrons donc sortir avant la nuit prochaine. Nous mangeons des feuilles et des pissenlits. La journée se passe et la nuit vient. Nous avons l'impression que la bataille s'est rapprochée et restons, dans l'attente de notre délivrance. Au matin, nouvelle inquiétude. Des Allemands refluent à travers champs. Mais nous sommes affamés et Martin décide d'aller déterrer des pommes de terre qui viennent d'être plantées dans un champ proche. Il en revient avec une musette pleine. Nous voulons les faire cuire mais nous n'avons pas de feu. On commence à les manger crues quand un groupe de soldats conduits par un officier surgit à l'orée du bois et se dirige droit sur nous. Cette fois nous sommes découverts. Nous expliquons qui nous sommes, ajoutant que nos gardiens ont fui dans la nuit et nous ont abandonnés. Il semble étonné puis brusquement nous dit: « Oui, je comprends, mais vos misères sont finies; vous allez être heureux. Les Russes sont à 5 kilomètres, nous fuyons; restez donc ici. » Aucun de ses hommes ne nous menace ; il repart et ils le suivent. Cette annonce nous redonne courage et confiance. Nous ne nous cachons même plus. D'autres officiers passent et nous leur demandons des allumettes. Nous faisons cuire nos pommes de terre. A présent les soldats passent en groupes près du bois; personne ne fait attention à nous. Des civils viennent se cacher avec nous, nous donnent des cigarettes, du pain, et même... un litre de Martini. Nous nous sentons enfin libres, heureux...

***

  • Témoignages Allemands.

En 1992, à l'occasion d'un pèlerinage et peu après le départ des troupes soviétiques d'occupation l'amicale des déportés a demandé au maire de Dittersbach la possibilité d'organiser une réunion pour permettre aux habitants de Clausnitz et de Neuhausen de s'exprimer: en voici quelques uns.

1945: l'auberge actuelle de Clausnitz était un hôpital, deux déportés malades étaient transférés pour y être "soignés", dès leur arrivée, ils étaient abattus dans le jardin de derrière.

(Photo de Pierre Soutoul juillet 1967)

Un homme âgé que tous les gens du village appellent Napoléon

"j'habitais en face et tous les matins je voyais des gens passer, décharnés, mais qui devaient travailler comme des bêtes de somme.

Avec des civières de fortune, on transportait les morts puis on les déposait à même le sol. Plus tard, on ne nous voyait pas, nous jetions de la terre sur ces cadavres. Chaque jour, on en enterrait 2 ou 3..., en tout 24 ou 25, je ne sais plus très bien."

"Je suis Erhardt Muller

les prisonniers avaient peu de nourriture, quand on essayait, avec mon ami Napoléon, de leur en donner un peu, le SS la renversait d'un coup de pied"

"j'avais 13 ans en 1945,

mon grand père m'avait dit d'aller à Dittersbach porter une scie. En chemin, j'ai vu une colonne arrêtée au bord du ruisseau, les déportés faisaient leur besoin. A l'entrée du village j'ai vu un Français s'écrouler de fatigue... On l'a fusillé comme ça sous mes yeux."

"Je suis monsieur Gottfrïed,

J'ai vu la colonne arriver à la ferme de Fritschaut, les pauvres malheureux étaient si maigres, ils titubaient les pieds nus dans la neige (10 cm). J'ai demandé aux SS qui étaient ces gens là, ils m'ont répondu: "des criminels". Il y avait environ 130 personnes, des Français et des Tchèques. Je retournais de temps en temps à la ferme, pour voir ce qui s'y passait. Beaucoup de prisonniers étaient malades (diarrhées). Non! Je n'ai jamais pu oublier les images de ces gens qui, malgré leur extrême faiblesses ont tenu jusqu'à destination.

J'ai vu un déporté qui ne pouvait plus marcher, alors on l'a abattu, comme ça, froidement. Ma mère a vu les déportés décharnés marcher les pieds nus dans la neige!"

Deux déportés: Hyppolitte Boulhol et ?

(8 mai 1945)

Madame ...X

"J'avais 13 ans en 1945, j'ai vu une longue colonne d'hommes, beaucoup n'en pouvaient plus. Lorsqu'ils titubaient trop fréquemment ou tombaient, ils étaient achevés à coup de crosse."

Madame Denken

"J'ai vu la colonne passer devant la maison, ma mère a demandé; "qui sont ces gens?", ils avaient faim et soif, elle a voulu leur donner à boire, mais on l'en a empêché. Alors qu'elle disait "les pauvres gens" les SS lui ont dit de se taire "vous ne savez pas ce qu'ils ont fait"

Dessin de François Renaut

Marguerite témoignage d'octobre 1991,

"J'ai vu en 1945 passer une colonne d'hommes en loques pieds nus, de vrais squelettes, à peine vivants".

Lui ayant fait connaître que 2 de ces interlocuteurs faisaient partie de la colonne, elle fondit en larmes en s'écriant: "ce n'est pas possible, c'est un vrai miracle".

elle embrassa les rescapés avec beaucoup d'émotion.

Voyage 2005: Une fois encore, Marguerite est présente.

  • Le 7 mai 1945 à Ansprung.

Copie d'un rapport d'infirmières allemandes établi en septembre 1945

« Le 7 Mai un convoi de prisonniers arriva à Ansprung. Les prisonniers du camp de concentration se trouvaient dans un état épouvantable. Un prisonnier dont les talons étaient en sang était poussé par les SS. à la cravache. Les prisonniers étaient en guenilles, beaucoup pieds nus, quelques uns avaient seulement une couverture autour des épaules. Les paysans de Dittersbach avaient six chariots dans le convoi. Sur l'un des chariots se trouvaient les 30 incapables de marcher ,les autres chariots transportaient la nourriture des SS., les pommes de terre et le pain pour les prisonniers. Les SS possédaient un stock important de conserves et d'alcools. Les prisonniers, au nombre de 100 environ, étaient poussés vers le bas du village. La totalité du convoi de prisonniers restant continuait sa marche vers Annaberg.

A Ansprung les gardes SS. cherchèrent une grange vide et en trouvèrent une chez le paysan Abert Dost au N° 1. Sans demander, les prisonniers furent installés là. Le pain des prisonniers fut stocké dans la grange, la nourriture des SS. mise dans une grange au calme. On poussa les prisonniers dans un pré devant la grange. Les habitants du village avaient cherché, sans réussir, à donner du pain et de l'eau aux prisonniers.

Maintenant, ceux-ci mangeaient l'herbe de la prairie. Là, le témoin atterré pouvait voir chasser les prisonniers de la grange dans le pré en direction d'une cabane du champ.

Là aussi, les prisonniers étaient assis épuisés au soleil, mangeaient des bouquets de muguet, retiraient leurs haillons et chassaient leurs poux. Les paysans de Dittersbach y revinrent à la nuit et arrivèrent vers 23 h 30. Le soir les prisonniers furent à nouveau poussés vers la grange, elle fut fermée. Six prisonniers reçurent un pain et environ 2 pommes de terre. Tard le soir, les SS. tinrent conseil pour savoir ce qu'il fallait faire, mais ils n'arrivaient apparemment pas à se mettre d'accord. Dans la nuit, ils prirent la fuite. »

Dittersbach: L'entrée de la grange où les Déportés sont restés du 26 avril au soir au 7 mai au matin.

Devant la porte, à droite, la fosse commune où certains furent enterrés vivants.(photo de Pierre Soutoul)

  • Témoignages enregistrés en Mai 1992 recueillis, spontanément, sur place à Kossa, au cours du voyage de Mai 1992.

Mme.?

«J'avais 27 ans à cette époque, j'ai vu une masse immense et je discernais difficilement qu'il s'agissait d'hommes; mais mon Dieu qu’ils étaient maigres, misérables, quelques uns entourés par des couvertures, d’ autres qui pouvaient à peine marcher étaient soute­nus par leurs camarades. Les S.S les ont poussés dans une grange, comme du bétail et les ont enfermés. Mon père qui était dans tous ses états m'a dit « rentre c'est trop af­freux.. ».

Madame Kaiser

« J'ai entendu des coups de feu...Je ne sais pas combien il y avait de cadavres.. .ils étaient nombreux et pas seulement des Français. Ils ont été enterrés dans le cimetière. Quelle pitié de les voir si maigres, si décharnés... »

Mme Meyer

« J'avais 7 ans, je regardais par la fenêtre, J'ai vu une colonne de prisonniers. Un garde m'a demandé à boire, je lui ai donné une tasse d'eau; puis un prisonnier a aussi demandé à boire. Alors le garde lui a donné un coup de crosse...Bouleversée je suis allée raconter à ma mère la scène... j'entendais toujours des coups de feux... c'était affreux.. »

Fernand Ménard (81188) et Antoine Madelin (78939)

8 mai 1945.

Erich Hundt

« J'ai 80 ans. Je travaillais à cette époque dans une forge. Le maire est arrivé et m'a dit: il y a beaucoup de morts, il faut les enterrer! J'ai fait remarquer dans quel état de misère ils étaient « c'est effroyable! » on m'a dit « ferme la et mets-toi au travail! » Nous étions 5 au cimetière à enterrer les morts dans une fosse commune; j'avais 33 ans et suis le seul survivant à avoir accompli cette tâche horrible. J'en ai personnellement mis 28 dans la fosse; de toutes les nationalités »

Mme Libemann

« J' 'étais malade. Je me suis levée car j'ai entendu des bruits dehors; j'ai ouvert ma fenêtre et à ce moment là, devant notre maison, sous mes yeux un homme a été fusillé, gratuitement, froidement..

Je ne peux dire combien il y avait de prisonniers dans cette colonne . Ils étaient très nombreux. Ma sœur qui avait 7 ans m'a dit qu'elle avait vu la route jonchée de cadavres les uns à côté des autres; Ils étaient très nombreux ,et pas seulement des Français... Ils ont été enterrés au cimetière. Elle était bouleversée en me racontant cela. »

Pierre Bur 78617) début juin 1945.

En Avril 1992, Robert Molinier (matricule 81240) aujourd'hui décédé, raconte l’étape finale : la libération à Annaberg.

Nous avions fait 22 kilomètres de Dittersbarch à Ansprung, avec une pause après Marienberg. Après la marche forcée de la journée du 7 mai, repartir pour la nuit du 7 au 8, alors que nous sommes épuisés et à bout de forces, semblait impossible.

Notre calvaire dura toute la nuit et, après 33 kilomètres, c'est au petit matin que nous arrivâmes à l'entrée d'Annaberg. Nous restions 62 ou 63 Français qui, tant bien que mal, s'étaient entre aidés. Nos tortionnaires, bien nourris pourtant, sont eux aussi fatigués et ont besoin de repos. Nous, nous sommes vraiment au bout du rouleau.

C'est à l'entrée d'Annaberg que nous faisons halte, (1), dans un petit pré jouxtant un chemin de montée vers des bois, et un mur nous séparant d'un parc, (2), chemin de bois à l'entrée gauche d'Annaberg. (Voir croquis). Beaucoup de nos camarades inconscients s'endorment dans l'herbe et la rosée matinale, d'autres ramassent des pissenlits. Les heures de la matinée s'écoulent lentement. La route par laquelle nous étions arrivés voit son flux de réfugiés diminuer. En fin de matinée, le chef de camp Wagner, (3), se dirige vers Annaberg pour aller aux renseignements. Il revient un bon moment après en courant et, d'aussi loin qu'il le peut, il crie à ses SS : "Fertig machen Russig sind da". Il était environ onze heures ou midi. En effet depuis le matin, les troupes russes occupaient la ville, arrivées par l'autre côté d'Annaberg.

C'est la grande confusion, la grande panique.

Les S.S. ramassent leurs hardes qu'ils avaient étalées au soleil, se chaussent et s'enfuient après que Wagner nous eût dit que pour nous "tout était fini", que nous étions libres, que ceux qui voulaient les suivre le pouvaient. Nous, nous craignions qu'avant de nous quitter certains S.S nous tirent dessus. Fimbel se fait accrocher par le S.S. suisse et prend une magistrale gifle de sa part. Wagner coupe court à cet accrochage qui aurait pu mal finir pour Fimbel. De plus, ils n'ont que le temps de fuir en nous abandonnant. C'est leur débandade à eux. Nos tortionnaires prennent le petit chemin vers les bois au pas de course, au dessus de la ville, revêtus de vêtements civils récupérés auprès des Polonais quand nous étions à Stassfurt. Nous n'en croyons pas nos yeux de voir leurs derrières dans le sauve-qui-peut, (4).

Notre calvaire se termine, nous nous embrassons en pleurant. Les Russes, les Polaks s'égaillent côté ville, ils ont des vêtements civils eux aussi, ainsi que les kapos dont le sinistre Yannek. Owazza et quelques autres traversent la route et disparaissent face à notre pré.

Craignant un retour intempestif des S.S., nous décidons de traverser la prairie face à notre pré, et de nous camoufler dans le petit bois (5). Nous déménageons tant bien que mal, aidant ou portant nos invalides, et nous prenons nos quartiers dans le petit bois où percent quelques rayons de soleil.

Nous entendons dans les environs, côté orée du bois, quelques coups de feu sporadiques ; nous n'allons pas voir et, tout doucement, c'est le grand silence qui s'établit égayé par le chant des oiseaux qui, pour nous, est le chant de la liberté retrouvée.

Mais la vie dans ce calme reprend ses droits.

Les heures filent, et nous avons une grande faim après l'émotion de notre libération. Nous reprenons courage et quelques forces, la volonté aidant.

Aux environs de 16 heures, avec François Arjona, dans ce grand calme, prudemment, nous nous approchons de l'orée du bois. C'est le calme et le silence. Tout est désert aux environs. Traversant la prairie, le chemin, le pré jusqu'au mur du parc, (6), nous regardons de l'autre côté du mur. Il n'y a personne dans ce parc, mais deux voitures bâchées à chevaux sont garées sous les frondaisons. Nous sautons le mur et visitons ces voitures au risque d'être surpris. Nous y trouvons un bidon de lait Nestlé en poudre, de 25 à 30 kilos, une grosse cuisse de bœuf et des cigarettes. Mais ce qui nous intéresse en premier lieu, c'est ce qui peut se manger. Nous prenons le chemin inverse et, tant bien que mal, nous arrivons à transporter les victuailles en les traînant avec nos faibles forces, jusqu'à nos camarades.

Le lait en poudre fait l'affaire de tous. Pris dans la main, avalé, un petit filet d'eau dans le bois nous aide à le faire descendre. Des lames de scie affûtées à la mine faisant office de couteaux, et notre cuisse de bœuf est découpée et avalée crue. Nous nous rassasions. C'est plus consistant que les pissenlits. Le moral commence à remonter. C'est notre premier repas de la liberté, dont les rescapés d'Annaberg doivent se souvenir.

Réconfortés en partie, nous devons savoir où nous en sommes. Avec Fimbel et François Arjona, nous décidons de faire une incursion prudente côté ville. Nous partons, nous tenant par la main et tenant toute la largeur de la route à l'entrée du pays pour être bien visibles, nous avançons vers la ville.

Tout est désert, les volets des maisons fermés, linge et draps blancs pendent aux fenêtres.

Quelques centaines de mètres sur cette route toute droite... nous voyons un motard arriver droit sur nous. Nous nous posons des questions, Fritz, Russe? C'est un Russe, ouf!

Il arrête sa machine quand il voit nos rayés. Fimbel en Allemand lui fait le point de notre situation.

Il descend de sa moto, nous lui sautons au cou en pleurant. Notre libération est vraiment effective. Il est aussi heureux que nous et, de sa vareuse sort trois cigares qu'il nous allume. Saisis de vertiges nous nous écroulons sur la chaussée.

Il nous demande de patienter et repart chercher du renfort. Avec d'autres soldats russes, mitraillette au point, ils font sortir les civils allemands de leurs maisons, accoutrés de brassards blancs et munis de petits chariots à quatre roues. Nous guidons cette colonne vers notre petit bois. Nos camarades malades et invalides sont étendus dans ces chariots, et notre colonne d'éclopés de rescapés se dirige vers Annaberg, (7) - qu'il nous faut traverser presque entièrement, environ trois kilomètres. C'est la dernière étape pour ceux qui peuvent encore marcher. Les civils allemands eux, remorquent nos camarades dans les petits chariots, certains les hébergerons.

C'est à la sortie de la ville, côté entrée des troupes russes, que nous fûmes dirigés. Amenés dans l'Ecole supérieure de commerce du pays où les Russes nous installèrent, des cuisinières allemandes réquisitionnées se mirent en devoir de nous préparer un gros repas dans les cuisines de l'école - viandes (cuites), haricots, nouilles, pain à volonté, nous n'arrivons pas à nous rassasier.

Peu après c'est un docteur français et son infirmier, prévenus certainement par le commandement russe, qui rejoignit notre école et nous prit en charge. Il s'occupa de l'intendance auprès des autorités russes, de l'état sanitaire de nous tous, et régla auprès des autorités toutes les questions et tous les problèmes nous concernant. C'était le docteur Rivalon et son infirmier, prisonnier de guerre à Chemnitz, ils avaient évacué cette ville devant l'avance alliée.

Les premiers jours de notre liberté retrouvée se passèrent à Annaberg où nous essayâmes de récupérer quelques forces.

C'est ainsi que nous avons vécu notre libération à Annaberg.

NDLR : selon les autorités locales, le lieu exact de notre libération se situerait au carrefour des routes de Chemnitz et de Dresde.