Les évasions

  • Jacques Vigny, matricule 81030.

"C'est donc après 6 jours de marche, cette folle marche de l'évacuation du Kommando, le 18 avril, que nous fumes parqués à Boswitch, un tout petit village où il fut distribué quelques oignons pour tout repas... et ou nous eûmes le droit de nous tremper les pieds dans une mare au milieu de la place. Enfermés dans une grange qui fut pour beaucoup un enfer et pour d'autres l'avant-scène de la mort, la nuit fut terrible, sans repos, sans sommeil, tantôt debout, tantôt accroupis ou effondrées avec les appels et les jurons des plus faibles qui ne parvenaient pas à se dégager des plus forts, ou tentant de se replacer ou de changer de position (nous avons subi cela Hénin et moi, blottis sous une charrette), et à l'extérieur, les hurlements des SS qui menaçaient de nous mitrailler ou de nous lancer des grenades.

L'aurore pointait lorsque nous fûmes tirés de ce cauchemar qui prit une autre forme avec le "gueulement", des SS formant les colonnes pour un nouveau départ, un nouveau calvaire.

Les coups pleuvaient, les appels, les ordres s'entremêlaient.

Assis près de la haie entourant la pâture, je rafistolais tant bien que mal mes galoches, sachant pertinemment que cette journée me serait fatale si je reprenais la route. Déjà, la veille, il m'avait été impossible de me baisser sans être pris de vertiges, et ce n'était pas les 3 oignons touchés le soir et la nuit atroce que nous venions de passer qui pouvaient me redonner des forces. Tout en m'assurant malgré tout que les fils de fer faisant office de lacets ne risquaient pas de me blesser plus profondément les pieds et les chevilles déjà bien entamés, je me remémorais la fin de notre camarade Lapole abattu la veille comme tant d'autres sur cette terrible route de l'exode par ce groupe de tueurs qui faisaient cela avec cynisme, ne voulant pas, selon les ordres reçus, laisser de témoins derrière eux et je pensais que peut-être aujourd'hui...

Rondelle, mon camarade de police à Compiègne, était venu prendre de mes nouvelles et je l'avisais de ma décision de tenter quelque chose pour m'évader. Il essaya en vain de m'en dissuader, m'assurant, pour me réconforter que la journée ne se passerait pas sans grand événement, car nous sentions malgré tout que les gardiens étaient de plus en plus affolés et énervés et que les alliés approchaient. Le bruit sourd du canon et le passage des avions nous en donnaient chaque jour confirmation. Mais je m'obstinais car je sentais nettement que si mes forces morales m'abandonnaient, mes forces physiques ne tarderaient pas, et ma décision était prise.

Profitant alors que le SS qui faisait sortir nos derniers camarades de la grange était passionnément occupé à cogner et me tournait le dos, je réunissais toutes mes forces pour enjamber la haie d'épines d'environ 1,20m de haut et pour basculer rapidement de l'autre côté, de la même manière que 2 ans plus tôt, en athlétisme, je passais la corde à 1,70 m.

Accroupi dernière cette haie salvatrice, je m'attendais à voir le SS me tomber dessus ou à recevoir la balle qui mettrait fin à tous mes espoirs.

Pourtant rien de tel ne se produisit, mon coup de maître était passé inaperçu. Je n'étais pas sauvé pour autant, il n'y avait que cette barrière de verdure entre moi et ceux qui donnaient la mort.

Les hurlements continuaient et il me fallait m'éloigner au plus tôt. Le jour heureusement ne se levait pas de bonne heure, et je repérais à une dizaine de mètres de moi, dans le jardin où je me trouvais, une de ces meules de bois comme en font les paysans allemands pour faire sécher leur bois fendu. Rampant vers cette meule, je réussis, après l'avoir contournée, à me mettre dans un angle qui me permettait de ne pas être repéré par les SS.

Je ne pouvais rester ainsi longtemps car je ne devais pas être le seul à avoir tenté l'aventure. Il fallait s'attendre à un ratissage des environs avant le départ de la colonne.

C'est alors que je m'aperçus que mon mouvement était observé par un indigène du village.

Je crus ma tentative arrivée à son dernier épisode et pourtant, c'est le contraire qui se produisit. Cet homme, vieux déjà, que je remerciais par une bonne poignée de mains, m'ouvrit la petite barrière de son jardin et, avec un doigt sur les lèvres, m'indiqua la route en face.

Etait-ce la liberté? ... Pas tout à fait, c'était loin d'être terminé ! Redoutant toujours d'être repris par une patrouille que ne devaient pas manquer de lancer partout les SS, je partis aussi vite que je pus à travers champs, à l'opposé du village, car j’entendais des aboiements de chiens et je craignais qu'ils retrouvent ma trace. J'appris par la suite que 10 camarades avaient été rattrapés et fusillés en bordure d'une fosse à purin.

C’est alors qu'après avoir parcouru un bon kilomètre, je parvins à un petit bois, sorte de garenne telle que nous en connaissons en France, au milieu des champs et là, je respirais enfin.

Etait-ce l'émotion, était-ce la faiblesse, peut- être les deux à la fois, je fis quelques pas à l'intérieur, et, pris de vertiges, je perdis connaissance.

Je ne peux savoir le temps pendant lequel je restais ainsi, une voix lançant des ordres brefs me fit reprendre connaissance et conscience de ma situation.

Perdu dans un lieu totalement inconnu, entouré vraisemblablement d'êtres hostiles, rien à manger, rien à boire, habillé d'un pyjama rayé et d'une vieille capote militaire, chaussé de vieilles galoches troupes, rongées par la vermine, comment échapper à une surveillance qui ne devait pas manquer, quel destin m'attendait? Cette voix perçue à mon réveil s'élevait non loin de moi dans le champ voisin. M'approchant de la lisière du bois, j'aperçus un homme marchant derrière une charrue attelée à un cheval, se baissant et se relevant à un rythme régulier Lorsqu'il me tourna le dos, je vis... oh ! plaisir: qu'il portait un signe à la peinture sur le dos de sa veste : S U. Je ne pouvais donc avoir affaire qu'à un prisonnier de guerre, et dans ce cas à un ami. Je décidais donc, après l'avoir laissé approcher, de me montrer. Il eut un sursaut de surprise en m'apercevant et me fit signe de ne pas bouger du couvert du bois. Après avoir termine son rayon qui l'amena jusqu'à la lisière du bois, il arrêta son cheval et vint vers moi.

Devinez mon anxiété ! Je ne pouvais plus contrôler les battements de mon cour. Avais-je deviné juste? Etait-ce pour moi une aide ou ma perte? Enfin, avec un grand élan, cet homme un Russe, me serra dans ses bras, et, moitié par gestes, moitié en allemand écorché, me fit comprendre que j'étais sauvé, qu'il me fallait encore rester caché quelques heures, mais qu'il allait s'occuper de moi: A mon tour, je lui expliquais que j'avais faim (ça, ce n'était pas difficile) et que je n'avais rien à manger. C'est alors qu'il me tendit, oh ! merveille, plusieurs pommes de terre qu'il était en train de planter et une botte d'allumettes.

Pénétrant alors sur ses conseils au plus profond du bois pour me camoufler, je découvris une petite baraque qui avait dû servir à un stand de tir, je m'y blottis à l'abri du vent qui était assez fort, et là je fis cuire tranquillement mes pommes de terre sous la cendre (avis aux scouts).

Après avoir avalé mon repas pantagruélique (tout est relatif - et je crois bien avoir avalé des pommes de terre qui n'avaient pas eu le temps de cuire complètement -) je m'endormis pour la première fois depuis bien des mois, et surtout depuis ces derniers jours, avec l'âme sereine, l'esprit calme et de quoi m'occuper un peu l'estomac.

Des appels me ramenèrent à la réalité. Risquant un regard à l'extérieur et craignant toujours d'être repris soit par les SS soit par la police locale, je ne me montrais qu'après m'être assuré qu'il n'y avait pas de danger. Le soir tombait et c'était " mon Russe" qui tenait parole.

Pénétrant avec moi dans la baraque, il déballa sous mes yeux éblouis: un pantalon civil, une veste civile, du pain et encore des pommes de terre. Il est impossible de décrire la joie qui m'envahit au vu de tout cela. Puis " mon Russe", m'indiqua la direction de l'Ouest, sachant très bien que le "Franzose" préférerait rejoindre les Américains. Je le remerciais de tout cela et il partit comme il était venu.

Que faire? Partir de nuit au risque de me perdre mais de passer plus facilement, partir de jour pour mieux m'orienter mais risquer alors de me faire remarquer? C'est cette seconde solution que j'adoptais, espérant rencontrer des groupes d'évacués, et comptant sur l'anonymat de mes nouveaux vêtements pour passer sans encombre car j'avais pu remarquer au cours des jours précédents que l'Allemagne subissait une débandade indescriptible, tous les étrangers s'y trouvant sillonnaient les routes dans tous les sens, allant les uns vers l'Est, les autres vers l'Ouest selon leur tendance et leur nationalité. Je passais donc une nuit dans ce lieu calme, avec un peu de nourriture dans l'estomac et l'espoir de sauver ma pauvre carcasse.

A la pointe du jour, je repartis dans la direction indiquée par le PG russe et refis en sens inverse le chemin parcouru la veille pour échapper aux SS. Je franchissais la route qui avait une direction Nord-sud sur laquelle mes compagnons de misère continuaient vraisemblablement leur triste exode, et par une petite route s'enfonçant dans cette historique forêt de Torgau, je gardais la direction de l'Ouest.

Combien de kilomètres et pendant combien de temps marchais-je ainsi ? Ma mémoire refuse de répondre. La faim se fit à nouveau présente et j'avalais les quelques pommes de terre économisées sur le don reçu. Un ruisseau me donna une fraîche boisson, et j'en profitais pour me rafraîchir un peu le corps, car, comment parler de toilette sur un squelette couvert de crasse et de poux. La fatigue prenant le dessus, je m'endormis à nouveau, abrité par la futaie.

Mon sommeil ne dura certainement pas longtemps car le soleil était encore haut quand je repartis vers mon destin, et je marchais... je marchais.

Quelle étoile me guida ainsi parmi toutes ces routes forestières, quelle main me tira dans la bonne direction alors que plusieurs s'ouvraient devant moi à chaque carrefour, qui pourrait le dire? Mais dans le courant de l'après-midi, mes pauvres jambes me portèrent jusqu'en bordure d'une grande route et je tombais là nez à nez avec deux officiers allemands de la Wehrmacht, plutôt jeunes, qui, cravache levée, s'avancèrent vers moi.

Je crus ma dernière heure arrivée et je recommandais mon âme a Dieu. Les questions tombèrent, en allemand évidemment, et je n'y comprenais rien, je n'avais jamais fait d'allemand et ce n 'est pas les mots (toujours les mêmes) échangés avec nos gardiens qui pouvaient m'aider dans une conversation. Je crus malgré tout comprendre que ces Messieurs me prenaient pour un russe. Il est vrai que mon accoutrement ne représentait pas la mode française. Devant mon mutisme et mon état physique, ce fut une fouille méthodique. Mes poches qui renfermaient des objets hétéroclites, furent vidées de leur contenu, ma musette renfermant mes pauvres restes de nourriture fut vidée à terre (mon carnet de route, caché dans la doublure, ne fut pas trouvé) et pendant que l'un s'étonnait de trouver si peu de choses, l'autre analysait le contenu d'un petit porte-monnaie que j'avais récupéré après les fouilles de Buchenwald, et qui contenait encore quelques pièce de monnaie à l'effigie de Pétain. Soudain! à ma stupéfaction, j'entendis cette phrase « mais vous êtes Français ? » et je dus l'avouer, ne sachant pas ce qui m'attendait.

Ce qui se passa me laisse encore dans l'interrogation. Avec des excuses, ces Messieurs me remirent en mains ce qu'ils avaient jeté à terre et après que je leur eus expliqué que (oh ! le menteur) dépendant d'un Kommando de PG, j'étais tombé malade sur le bord de la route et avais été dépouillé de mes effets par des pilleurs de nationalité inconnue, ils m’indiquèrent la direction à prendre pour entrer en contact avec un Kommando de PG français. Ce fut pour moi le trait de salut, et sans perdre une seconde, avec les encouragements de ces deux officiers, je repartis sur la route au devant de mon destin.

La nuit tombant, je dus à nouveau abandonner la randonnée et cherchant un petit coin, je me blottis derrière un talus dans un trou formé par les racines d'un arbre arraché par la tempête. Très vite je m'endormis sans rien manger.

Après mon réveil, je parcourus encore 2 ou 3 kilomètres qui me semblèrent extrêmement longs, la faim et surtout la soif se firent à nouveau sentir. Apercevant un petit chalet que j'identifiai aussitôt comme un poste forestier je n'en approchai pour demander de l'aide. Dès qu'elles me virent deux femmes qui vaquaient devant la porte s'enfermèrent derrière une barrière et leur visage reflétait la peur. Riche de l'effet produit sur les deux officiers Allemands lorsqu'ils apprirent que j'étais français, je m'adressai à elles moitié en Français, moitié en charabia Allemand, leur faisant comprendre que j'avais faim et soif. ce fut une réaction favorable et à la question formulée par l'une d'entre elles, avec un petit mélange de Français : « Comment se fait-il qu'un prisonnier Français soit en si mauvais état et privé de soins ? » Je leur répondis et là sans hésitation, que je m'étais évadé d'un camp de concentration du nom de Buchenwald. L'exclamation de ces deux femmes me reste gravée dans la mémoire « Buchenwald est la honte de l'Allemagne »... Elles savaient ! Comment ? Je l'ignore. « Dites à vos compatriotes que nous n'y pouvons rien et qu'il faudra nous pardonner » Le pouvons-nous ? Puis après m'avoir réconforté avec des boulettes de purée de pommes de terre, un peu de pain et de l'eau, tout en restant bien à l'abri derrière leur barrière, ces braves femmes me souhaitèrent bonne route, m'assurant que je trouverai bientôt des compatriotes.

La journée s'avançait et je me demandais si j'allais encore passer une nuit seul au bord de la route, de cette route interminable. Puis ce fut un petit estaminet construit tout en rondins à un carrefour de routes. Des hommes y dégustaient de la bière à une terrasse. Des quolibets accueillirent mes questions quant à la destination à prendre mais je reçus quand même la bonne information lorsque je me fus exprimé en français.

Un sentier s'enfonçait sous bois et je le pris. Mon cœur battait fort ! quel accueil trouverais-je au bout? Et ce fut le débouché sur une clairière où de nombreuses tentes étaient dressées, où des hommes, des Français, des Anglais, circulaient, s'employaient à diverses tâches en s'interpellant.

Là aussi je fus pris par le premier PG rencontré pour un Russe, et il s'apprêtait à m'expulser énergiquement lorsque je lui appris que j' étais Français. Etonnement, exclamations, puis invité à le suivre. Je me retrouvais assis à l'entrée d'une tente, à répondre aux questions d'un autre PG qui, je l'appris rapidement, était le responsable français du commando et en plus de cela, charmant prêtre breton des environs de Fougères. l'interrogatoire dura longtemps, car nombreux étaient les PG qui étaient venus aux nouvelles et voulaient savoir. Certains d'entre eux voulaient même avoir des précisions et se lancer à la recherche de cette colonne qui circulait quelque part sur une route allemande. Comment répondre à ce désir quand on ne sait même pas où l'on se trouve ? Les forces cette fois m'abandonnèrent et je ne me rappelle même plus que je fus transporté dans la tente du Chef du camp français, après avoir été déshabillé, nettoyé et désinfecté de la tête aux pieds, puis rhabillé en militaire pour échapper à la surveillance des sentinelles allemandes qui patrouillaient dans le camp. Mes hardes grouillantes de poux avaient été brûlées.

Combien de temps dura mon sommeil, je ne peux le dire mais quand je m'éveillai, il faisait grand jour, Il y avait de nombreuses allers et venues autour de moi, et je sentis pour la première fois depuis de longs mois une détente totale, et un sentiment de sécurité inexplicable.

Quel contraste avec nos barbelés, nos miradors et nos sentinelles ! Tout semblait calme et organisé mais dans l'attente d'un événement important. Je fis connaissance du petit groupe qui secondait le chef du Camp, ils étaient dix, des 4 coins de la France, de tous horizons politiques ou religieux et de divers milieux sociaux; ils étaient dix à m'avoir cédé un peu de leur place sous la tente, ils étaient dix maintenant à me dorloter et à m'assurer que je ne manquerais de rien ; enfin ils étaient dix à m'assurer que la libération était proche et que je reverrais bientôt les miens. Comment ne pas garder une reconnaissance envers ces braves gars qui ne savaient que faire pour me réconforter et me protéger? Croyez-bien que je ne les ai pas oubliés.

lls étaient 2000 dans cette clairière, groupés là dans l'attente d'une évacuation, vivant sur leurs réserves et quelques petits larcins dans les villages voisins. Une boulangerie avait été réquisitionnée pour assurer le pain, Je partageais tout cela sur leur ration. Oh ! je ne risquais pas d'avoir faim mais je faillis même mourir au contraire d'une nutrition trop riche et trop rapide pour mon état. La dysenterie se déclara assez violente, et malgré les médicaments servis par le poste de secours des Anglais qui partageaient la clairière avec les Français, elle ne me laissa guère de répit. De plus, mes pieds échauffés pendant notre triste évacuation ne pouvaient me porter et j'étais de temps en temps véhiculé dans le camp à dos d'homme pour aller aux soins qui se résumaient par le renouvellement des pansements.

Cela durait depuis trois jours, quand, un matin, l'événement tant attendu se produisit.

Notre Abbé, Chef du Camp, arriva tout joyeux nous annonçant que les Allemands avaient décidé non sans réticence, de nous remettre aux mains des Américains, le ravitaillement risquant de manquer. Ce fut un branle-bas général. Incapable de me déplacer seul, je fus vite hissé sur une petite charrette sur laquelle s'entassaient les valises et paquets de toutes sortes, puis ce fut le départ du commando divisé en trois groupes. Nos gardiens marchaient de chaque côté, le fusil en bandoulière, l'air sombre, alors que sur nos visages se lisait la joie.

Des drapeaux blancs flottaient au-dessus de cette colonne car les Allemands avaient demandé une trêve pour nous permettre de traverser la ligne de combats. Nous attendions tous l'instant du contact avec nos libérateurs.

Celui-ci eut lieu après 12 km de marche à Würtzen, petite ville sur les bords de la Mulde. L'impression que produisit les deux premiers soldats américains rencontrés est difficile à dépeindre, et ce fut un "hourra!" Monstre et des applaudissements sans fin. Des drapeaux français et anglais surgirent comme par enchantement de dessous les bagages. Imaginez deux armoires (c'était les troupes de choc) armées jusqu'aux dents, carabines à répétitions dans le dos, mitraillettes sous le bras, colts à la ceinture et grenades pendant sur la poitrine, gardant l'hôtel des Postes tout en mâchonnant un chewing-gum. Ce fut notre premier contact avec l'armée américaine. Un soldat américain rencontré sur le parcours arracha une couverture qui ceinturait un soldat allemand et me la mit sur les épaules. La colonne PG avança vers le centre de Würtzen. Nous traversions une grande place où nos gardiens étaient désarmés sous les quolibets des PG, en présence d'Officiers allemands également désarmés, et d'officiers américains. Puis ce fut notre parcage à la sortie ouest de la ville après avoir passé la Mulde, les uns dans l'eau jusqu'à la ceinture les autres à travers des poutrelles de pont détruit, sous la garde de chars postés sur la rive. C’était la 8ème armée du Général Patton.

Il faut reconnaître que 2000 à 3000 hommes tombant subitement sur les bras de troupes se battant, et leur demandant : ravitaillement, médicaments et possibilité d'évacuation rapide n'est pas chose commune ; aussi fallut-il attendre un peu avant de voir arriver les premiers camions peu nombreux pour la quantité d'hommes à transporter. Il fut demandé aux plus valides de faire un effort et de partir à pieds car les combats reprenaient.

Nous arrivâmes en pleine nuit dans une ancienne caserne d'aviation où des locaux libres furent mis à notre disposition. Ce fut la "grande défense" pour trouver de quoi confectionner les couchettes à même les planchers mais il est dit que le français est débrouillard, et tous mes amis le prouvèrent une fois de plus.

Comme il fut agréable de nous allonger confortablement sur une épaisseur de paillettes de bois! Après une fin de nuit sans histoire, nous fûmes sur pied de bonne heure. Je commençais à pouvoir me tenir sur mes pieds et à circuler un peu. J'en profitais pour aller faire un brin de toilette, et fut l'objet de la curiosité de nombreux PG qui me voyaient torse nu pour la première fois, Vous parlez : 35 kg !

Cela me valut d'être repéré par un officier américain qui passait et me pria de le suivre jusqu'à l'infirmerie. J'eus bien du mal à m'y rendre car la dysenterie me tenaillait, et ce fut une fois de plus un camarade PG qui m'y porta.

Je dus, là, me soumettre à une visite en règle et fournir toutes les explications sur les raisons de ma présence en Allemagne et les conditions d'existence de notre commando de Stassfurt.

Trois médecins américains et deux infirmières (dont l’une parlait français) prenaient des notes et, après m'avoir fait ingurgiter des pilules, m'informèrent que j'allais être replié d'urgence vers l'arrière. Malgré mes protestations et même une tentative pour m'éclipser, il me fut impossible d'aller faire mes adieux à ceux qui m'avaient amené jusque là. Je pus quand même leur faire parvenir un petit mot griffonné en hâte. Lors- qu'ils vinrent pour me voir, j'étais déjà parti, une ambulance mandée d'urgence m'emmenait à 30 km de là.

Mon arrivée dans un poste d'ambulance américaine fut très remarquée et ce fut à nouveau des questions auxquelles je répondis plutôt par monosyllabes et par gestes. Celle qui m'ouvrit aussitôt la sympathie fut "F.F.I. prisonnier". Cigarettes, chocolat, chewing-gum s'accumulèrent sur ma couchette dès que j'eus prononcé ces mots. Tous ces gars étaient passés par la France avant de venir se battre en Allemagne.

Cela dura deux jours. Une voiture ambulance vint me chercher et, accompagné d'un infirmier américain paraissant muet je parvins assez tard dans la soirée à l'hôpital Hindenburg de Leipzig. Nettoyé, désinfecté à nouveau, je me retrouvais bientôt en pyjama dans un lit d'hôpital.

Le lendemain ce fut les visites, les radios, la fourniture de renseignements administratifs et tout cela par des Allemands contrôlés par des Américains.

Je reçus la visite d'un Commandant américain qui vint gentiment, et en excellent français, m'assurer que dès la fin de mon stage de contrôle, je serais rapatrié si je n'étais pas porteur d'une maladie contagieuse.

Il est inutile de vous dire combien j'ai pu être exigeant et emm... avec mes soignants d'aujourd'hui, bourreaux d'hier. Tout y passa, des soins à la nourriture, de la lecture à la toilette.

J'étais là depuis 4 jours et la dysenterie avait cessé, quand un matin une infirmière allemande vint très courtoisement m'informer que j'allais partir. Mes effets militaires me furent rendus.Tous les dons américains avaient été groupés dans un petit sac de sport. Je me sentais bien, Les forces revenaient et évidemment le moral était au beau.

Une grosse jeep vint me prendre et, assis seul à l'arrière, je pus contempler pendant des kilomètres les bordures verdoyantes de la campagne allemande, mais aussi les dégâts occasionnés par les bombardements américains et en particulier celui de la ville de Leipzig.

Combien de temps avons-nous roulé? La jeep s'arrêta, j'entendis parlementer en langue inconnue, puis je fus prié de descendre. Nous étions le 2 mai et il y avait de la neige. Surprise... Oh !... stupeur! j'étais devant l'entrée d'un camp qui ressemblait étrangement à ce que je connaissais déjà mais qui me fit en tous cas une drôle d'impression.

Un civil avec brassard me dit quelques mots en allemand que je ne compris pas et me fit signe de le suivre. A travers ce camp de baraquements entourés de barbelés, je revis notre arrivée à Buchenwald et je me demandais sans comprendre, ce que tout cela signifiait.

Nous montions légèrement à travers ce camp, puis ce fut des marches et une baraque. Discussion entre mon accompagnateur qui avait semblé ne rien comprendre à mes questions et un gros polonais qui semblait ne pas apprécier mon arrivée. Je n'y comprenais toujours rien.

Je fus enfin invité à entrer et je retrouvai là l'image de notre chambre 2 à Stassfurt avec, ce qui n'était pas à dédaigner, une rigoureuse hygiène, mais des regards curieux et même hostiles des occupants. Le gros Polonais me désigna une place au 1er, sur une couchette et j'en pris possession non sans avoir reçu quelques coups dans les jambes par le voisin du dessous que je dérangeais sans doute dans sa méditation. Dans le milieu de la journée vint la soupe, une ration de pain et des "kartofen" Le gros Polonais me fit comprendre que je n'étais pas prévu comme rationnaire et que je n'avais pas droit à la distribution.

Il me vint l'idée d'utiliser ma réserve américaine, elle s'avéra bonne et je l'utilisai couramment par la suite. Je sortis de mon sac, que je portais toujours en bandoulière, un paquet de cigarettes américaines. Ce fut l'ouverture de la caverne d'AIibaba et un accueil amical du gros Polonais.

Cette situation ne pouvait pas s'éterniser et je ne savais toujours pas ce qu'on allait faire de moi. J'appris le lendemain de mon arrivée que j'étais au Revier de Dora. Dora, qu'était-ce pour moi, sinon un camp de concentration comme celui que j'avais eu tant de mal à quitter? Je me décidais alors à recevoir quelques explications. Faisant en sens inverse le chemin de mon arrivée, je revins vers l'entrée où j'avais remarqué une agitation civile. Pas un Français, pas un mot de français. Par gestes et quelques mots d'allemand, j’appris que tous les Français avaient été évacués ou rapatriés et que seuls les ressortissants des pays de l'Est étaient encore en place en attendant leur tour. Qu'allais-je devenir dans cette tourmente ? Il me fallait faire quelque chose ou j'allais me retrouver russe ou polonais.

Je revins au Revier complètement désemparé. Que vais-je faire, que vais-je devenir quand mes cigarettes seront épuisées? Impossible de sortir du camp, et pour aller où ? Cette situation dura trois jours pendant lesquels je cherchais une solution, toujours espionné par mes voisins qui n'attendaient qu'une seconde d'inattention pour piquer mon sac. Les anciens connaissent cela.

Toujours en quête d'un événement favorable, je descendis vers le Centre administratif lorsque j'aperçus de loin un groupe de jeep portant le fanion américain et celui de la Croix-Rouge. D'aussi vite que je pus, je dévalais le camp et me trouvais au milieu d'un groupe de G.I. ne comprenant rien à ce que je tentais de leur expliquer.

Quelle ne fut pas ma surprise d'entendre soudainement une voix française me dire : "Mais que faites-vous là'' c'était une infirmière militaire de nationalité canadienne faisant partie d'un groupe sanitaire américain qui venait faire une visite du camp. Vous pensez que tout s'arrangea rapidement. Elle me dit de retourner au Revier d'y rester par tous les moyens possibles (c'était possible, j'avais encore des cigarettes), et qu'elle allait s'occuper de moi.

En effet, le lendemain, une jeep portant le fanion de la Croix-Rouge vint me chercher; je la guettais depuis la première heure et elle m'emmena au Camp d'aviation de Nordhausen. Je me trouvais là parmi des blessés et des malades américains et anglais dans l'attente du repli vers l'arrière. Un village de tentes était installé pour l'infirmerie et on m'y affecta un box séparé en attente de ma présentation devant les médecins militaires afin de vérifier une fois de plus si je n'étais pas contagieux. Tout près de nous se déroulait un véritable carrousel d'avions de toutes sortes.

Pendant deux jours, je vécus ainsi au milieu de ces charmants compagnons. Nous ne nous comprenions pas mais les contacts étaient très amicaux. La "popote" américaine était formidable, j'allais chaque fois au "rab" et m'écroulais sur mon lit de campagne après chaque repas complètement repu et indifférent à tout ce qui se passait autour de moi.

Le 3e matin ce fut un branle-bas général sous notre tente. Les valides aidaient les plus mal en point à s'habiller et à réunir leurs bagages: Je compris qu'un événement ne tarderait pas à se produire. En effet, des infirmiers surgirent et sur des brancards, sur des chaises roulantes ou simplement soutenant ceux qui avaient des difficultés pour marcher, nous dirigèrent vers un énorme avion que j'appris être un Dakota. Nous nous y installâmes rapidement. Inutile de décrire la sensation que je ressentis en prenant pied dans cet appareil. Bientôt tout le monde fut casé. Brancards solidement accrochés, le reste bien serré assis dans les baquets côte à côte, et l'avion prit son vol. Me sentant bien je m'endormis. Je fus tiré de mon sommeil par une sensation d'ascenseur Nous descendions rapidement et ce fut la piste, cahoteuse, mais piste quand même. Nous étions à Mourmelon ; la France, la liberté. Nous étions le 6 mai. Des véhicules sanitaires eurent vite fait de nous convoyer jusqu'à l'hôpital militaire de Mourmelon, mais là, oh ! surprise (encore une), je fus à nouveau mis en quarantaine et isolé pour contrôle médical. Impossible de communiquer avec l'extérieur, impossible d'avertir ma famille qui devait attendre des nouvelles.

Ah ! j'étais soigné comme un prince! Des friandises à volonté, des gentils sourires des infirmières, mais pas un mot de français et aucune réponse à mes questions. Le second jour après être passé à la salle de douches pour un dernier décrassage complet, je fus conduit devant des toubibs américains qui me posèrent un tas de questions sur nos conditions de vie et de survie en Allemagne. Ensuite, prises de sang et auscultations interminables, j'étais un cas et ils se documentaient. Je fus conduit à la chambre, sans explications.

Enfin le lendemain matin, après que j'eus exprimé, peut-être un peu violemment, mon désaccord avec ce traitement de reclus, je vis arriver une infirmière toute souriante m'expliquant, cette fois en français, que je ne portais aucun germe contagieux risquant de contaminer ni l'armée américaine, ni ma famille, et que j'allais être libre de disposer de moi.

Une demi-heure après, j'étais en gare de Mourmelon, assis sur un banc, mon sac entre les jambes à attendre le passage d'un train.

Impossible de téléphoner de la gare le réseau était réservé au Service et je ne voulais pas partir en ville à la découverte d'un poste de téléphone de crainte de manquer le premier train.

Le chef de gare m'ayant repéré vint faire un brin de causette et m'offrit un verre de vin, le premier depuis mon arrestation. Il n'eut pas besoin de m'en offrir un second, je partis dans les Vignes du Seigneur sans autre forme de procès. Le pauvre devait être bien embarrassé...

Lorsque le train s'arrêta en gare de Mourmelon, j'eus bien du mal à y monter, avec la solidarité des PG rapatriés, eux aussi, qui formaient la grande partie des voyageurs et avec l'aide du chef de gare, je pris place dans un compartiment bondé.

Notre arrivée à Paris, gare de l'Est était attendue, et je fus emmené à l'Hôtel Lutétia où de là, après un interrogatoire serré (pour détecter les faux), je pus enfin prévenir ma famille que j'étais vivant.

Le plus angoissant fut pour moi mon débarquement en gare de Compiègne où ma femme, ma petite fille et mes parents bien sûr m'attendaient, mais aussi les épouses et les parents de mes camarades de déportation qui venaient aux nouvelles. Je connaissais les décès de Hebert, Verpillat et Lecareux, décédés au camp de Stassfurt, de Lapole abattu sur la route de l'exode, mais j'ignorais ce qu'était devenu Rondelle (il a la chance d'être encore avec nous aujourd'hui). Le Commissaire de Police vint heureusement à mon secours, et pour éviter les scènes pénibles en public, donna rendez-vous à tous à son Commissariat.

Voila relaté mon évasion ma libération et mon retour à Compiègne d'où j'étais parti le 18 août 1944, avec tant de camarades qui ne revinrent pas ! Je voulais écrire tout cela pour mes enfants, pour mes petits enfants, pour leur laisser un souvenir d'une de mes difficultés dans la vie et leur dire comment j'avais eu la chance de m'en sortir."

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  • Paul Bonte, matricule 78705.

"Le 21 avril 1945, il y avait déjà dix jours que le kommando, ou tout du moins, ce qu'il en restait, se traînait sur les routes de Saxe.

Escortée par les SS et les kapos, notre colonne de squelettes vivants s'amincissait au fil des kilomètres. Les étapes étaient longues, haras­santes, meurtrières. Epuisés par les conditions de vie inhumaines à Stassfürt, nous ne pourrions plus supporter très longtemps cette marche forcée qui était devenue une marche à la mort. Celui qui tombait, ayant atteint le fond de la misère et de la souffrance, était impitoyablement abattu d'une balle dans la tête. C'est ainsi qu'avaient été assassinés, parmi tant d'autres, Sauzet, De­chaume, Duloué de l'Ecole de la Garde, Gourdin, mon compagnon de travail à la mine, un des frères Toulouse, voisin de grabat au camp...

Ce 21 avril, le kommando avait passé la nuit entassé dans une grange, près de Kurort-Hartha.

La veille, en fin d'étape, je n'avais dû mon salut qu'à l'aide providentielle de deux Juifs qui rejoi­gnaient la colonne avec un SS. Incroyable mais vrai, ce dernier leur permit de m'aider à terminer la marche.

Au petit matin donc, les SS hurlèrent leurs « Los Antreten " gutturaux coutumiers pour hâter le rassemblement au dehors. Je fus brusquement pris d'un besoin qu'il fallut à tout prix satisfaire. La dysenterie était alors notre lot. Je posais culotte dans un coin sombre de la grange pen­dant que les copains sortaient. Bientôt je fus seul.

Pourquoi ai-je décidé à ce moment précis de me cacher sous la paille? Je n'en sais rien. Je me sentais au bout du rouleau, vidé au-delà de toute expression. Ceux qui ont côtoyé ces lisières incertaines de la vie et la mort me comprendront.

Toujours est-il qu'en l'espace de quelques secon­des, je jouais le tout pour le tout.

Par miracle, je ne fus pas découvert.

« Tout Fou" et « Œil de Lynx" passèrent rapi­dement l'inspection de la grange. L'un d'eux s'ap­procha de l'endroit où je me trouvais, tapa sur une solive avec sa schlague et... ne me vit pas.

J'entendis ensuite la porte glisser, le bruit des galoches décroître sur la route, et, seul dans la grange redevenue obscure, sous la paille salva­trice, je me rendormis.

Quelques heures plus tard, la porte coulissa à nouveau et les nouveaux arrivants me découvri­rent de suite. C'étaient deux Ukrainiens, travail­leurs de ferme. Ils me firent comprendre que je ne pouvais rester là, que les enfants venaient souvent jouer dans la grange, enfin, il fallait que je parte.

En mauvais allemand, je les suppliais de ne pas m'abandonner. Ils décidèrent alors de m'aider. Pour commencer, ils m'amenèrent dans un petit appentis, attenant à la grange. Je me souviens d'une pile de sacs de ciment comme ceux qu'on avait portés à la mine, derrière les­quels je pus me cacher. Ils m'apportèrent du pain et dans une boîte de conserves un genre de ragoût de pommes de terre que je trouvai délec­table. Comme j'étais gelé, ils me donnèrent aussi un vieux manteau doublé d'une peau de mouton.

Je restai au moins deux jours dans ce réduit obscur. La pluie s'était mise à tomber et des toiles disjointes du toit, elle s'écoulait, m'inondant de la tête aux pieds. Ah, si nous avions eu cette eau, l'été dernier, dans les wagons que vous savez...

Malgré la pelisse, j'étais frigorifié. C'est sans doute dans la grange de Kurort Hartha que je contractai la pleurésie qu'on diagnostiqua un mois plus tard.

Les deux Slaves m'apportaient à manger, mais je sentais que cette situation ne pouvait s'éter­niser. Tôt ou tard, un des occupants allemands de la ferme me découvrirait et me livrerait aux autorités, ou mes Ukrainiens se lasseraient de prendre des risques. J'eus l'idée de leur deman­der s'il y avait des K.G. français dans le coin. Ils me répondirent par l'affirmative. Je leur de­mandai du papier, un crayon et, à la lueur d'une lampe tempête, j'écrivis ces lignes dont je me souviens encore après 34 ans.

« Je suis évadé de la colonne qui est passée avant-hier. Je n'en peux plus. Faites quelque chose pour moi. Merci. »

J'avais ajouté en P.S. : « Je suis du Nord » , me raccrochant à l'espoir que s'il y avait là un gars du Nord, il ne m'abandonnerait pas.

Il n'y avait pas de gars du Nord à Kurort-Hartha, mais un Rémois : Marcel, un Breton : Joseph, et un Corse : Rossi.

Deux d'entre eux vinrent me chercher le soir même, sous la pluie persistante. J'abandonnais la tenue rayée pour un bleu de travail qu'ils m'avaient apporté et les suivis clopin-clopant jusqu'à leur ferme.

Ils y travaillaient depuis de longues années, sous la surveillance d'un gérant débonnaire. Leur captivité correspondait en fait à une semi-liberté, puisqu'ils n'avaient la visite du posten allemand qu'une fois par semaine. J'oubliais, ils entrete­naient d'excellentes relations avec les villageois... C'est dire qu'ils n'eurent pas grande difficulté pour m'héberger dans le grenier qui leur servait de chambre.

Dès le deuxième soir, d'autres P.G. et S.T.O., avertis de ma présence à la ferme, vinrent me voir, un peu comme on vient voir une bête cu­rieuse. Ils ignoraient tout des camps de la mort et voulaient connaître mon odyssée. Je leur ra­contai l'arrestation au maquis, Poitiers et sa cour tragique, Royallieu, le trajet à 100 par wagons, la mine de sel et l'évacuation qui devait tuer tant des nôtres.

Ils avaient bien du mal à imaginer l'incommu­nicable, mais l'état d'épuisement physique et mental où je me trouvais, mes réactions de concentrationnaire, le regard angoissé surtout, durent certainement leur laisser à penser...

En conversant, j'appris que nous étions le 24 avril. Je réalisai alors que mes P.G. m'avaient recueilli le 23, jour de mon 19ème anniversaire.

Je le leur dis... et n'y pensai plus.

Quel ne fut mon étonnement, quelques jours plus tard, de voir revenir au grenier tous les Français du village et les deux Ukrainiens. Ils avaient tous amené quelque chose.

Celui qui travaillait chez le boucher avait sorti en fraude un énorme beefsteak. Un autre m'offrait une boîte de conserves américaine. Un des Ukrai­niens me donna des cigarettes russes à long bout de carton, à moi qui ne fumais pas.

Je ne savais comment les remercier, tant j'étais surpris. L'année que je venais de passer m'avait sans doute aussi séché le cœur...

Ma stupéfaction fut à son comble quand Joseph, le plus âgé des prisonniers, apporta sur la table un plat couvert d'un torchon de cuisine.

Il me fit enlever le torchon. Sur le plat, il y avait ce qui pouvait ressembler à un gâteau, et sur ce gâteau, il y avait 19 bou­gies. Elles étaient de toutes tailles, et ce qui me frappa, de toutes les couleurs. Celui ou celle qui l'avait confectionné avait même coupé des bougies pour arriver au compte.

Détail encore plus émouvant, au milieu des bou­gies, sur un carton, une main malhabile avait écrit au crayon, en lettres majuscules « HEUREUX ANNIVERSAIRE ".

J'étais encore trop marqué par le monde inhu­main d'où nous sortions. J'avais trop côtoyé la dégradation, l'humiliation, l'avilissement pour ap­précier pleinement le geste qui m'était fait ce soir-là. Je ne sus que balbutier de vagues remer­ciements. Je dus être bien lamentable...

Je restais caché chez mes prisonniers jusqu'à l'arrivée des Russes, le 7 mai. Ensemble, nous rejoignîmes la zone américaine, mais à Limbach, près de Chemnitz, je dus quitter mes sauveurs pour rejoindre un groupe de déportés.

Les années ont passé. Un temps, j'ai corres­pondu avec Marcel, le fermier rémois. Un jour, j'appris qu'il était mort.

Dans un album, j'ai gardé précieusement une photo d'amateur prise en 1943. On y voit le groupe des Français au complet, souriant à l'objectif, dans la ferme de Kurort-Hartha.

De Saint-Sernin, le vicomte S.T.O., de Robert, le boucher parisien, de Rossi qui croyait que je ne survivrais pas, je n'ai plus jamais eu de nou­velles. Ils ont rejoint tous les copains perdus, les morts et les vivants dont on ne sait plus rien.

Je ne les ai pourtant jamais oubliés.

Chaque 23 avril, les bougies disparates de leur fameux gâteau reviennent briller dans ma mé­moire. Elles me rappellent surtout, qu'un jour, dans un grenier minable du fin fond de l'Alle­magne, des exilés au grand cœur ramenèrent un garçon qui n'avait pas 20 ans au beau pays des hommes."

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  • 15 jours avant sa mort, Georges Lavacquerie , matricule 78854, qui n'avait jamais voulu écrire son histoire a été interviewé, par Marcel Léger, sur les circonstances de son évasion durant la Todesmarch.

"J'ai toujours pensé que je m'évaderais. Cela faisait cinq jours que nous marchions lorsque l'occasion m'en a été donnée. Je me souviens que nous étions arrivé de nuit. Il devait être aux envi­rons de minuit. J'étais avec mon copain Renverse, et comme nous étions dans une grange de ferme, je lui ai dit "tu me mettras un peu de paille sur moi quand je serai rentré dans ce trou".

J'ai d'abord essayé de rentrer dans le trou que j'avais repéré, les pieds devant. Je n'y suis pas par­venu ; alors j'ai piqué dedans la tête la première. Pendant que j'essayais de me camoufler dans cette niche, et alors que je m'attaquais aux tuiles du toit car nous étions dans la partie supérieure de la grange, nous avons entendu un coup de fusil tiré par une sentinelle. Il y a même eu deux coups de fusil. J'ai continué à retirer le ciment qui scellait les tuiles avec beaucoup de précautions car je sentais la sentinelle juste en-dessous de nous, devant la porte. J'ai même coupé un chevron de 4 cm x 4 cm avec un couteau de fortune. J'ai mis au moins trois ou quatre heures pour faire ce travail.

M.L: C'était à Kossa?

G.L: Oui, c'était à Kossa, mais à l'époque je ne le savais pas.

Je continue donc. Au matin, au moment du ras­semblement! je suis resté caché dans mon trou, bien recouvert de paille. Mais le responsable de la colonne s'aperçut qu'il manquait des hommes, en les comptant et les recomptant. Alors ils cherchè­rent dans la grange. Ils ont retrouvé mes galoches que j'avais quittées et que j'avais eu l'imprudence de laisser sur la paille. Ils ont alors redoublé d'effort dans leurs recherches. Je sentais qu'ils piquaient partout au hasard, avec leurs baïonnettes. Je n'ai jamais eu aussi peur, car cela ce passait tout autour de moi. J'ai même fait une prière.

M.L : Si tu avais été pris, tu étais fusillé ?

G.L : C'est sûr. J'y passais.

Le commandant est arrivé, j'ai reconnu sa voix. Il criait "EIN MANN WEG" (Un homme s'est. enfui). Là, je me suis vu perdu. Mon cœur tapait très fort, ils auraient pu l'entendre s'ils avaient fait silence. Au bout d'un moment, d'un long moment, je n'ai plus entendu personne. Tout le monde semblait avoir quitté la grange. Par contre, sur la route qui n'était pas loin, j'entendais des cris et des aboie­ments de chien. J'ai pensé que la colonne redé­marrait, et que je pouvais commencer à sortir de ma cachette. C'est là que j'ai aperçu une femme qui inspectait la grange du regard, dans ma direc­tion. Peut-être qu'elle m'a vu, pensais-je. Je n'en n'étais pas certain. Je me suis renfilé dans la paille et j'ai attendu.

Vers la mi-journée, il n'y avait plus aucun bruit. Alors je suis sorti du trou et je suis monté sur le toit. De là, j'ai aperçu en contre-bas, un prisonnier de guerre, dans la cour de la ferme. Mais comment faire pour lui parler?

M.L : Tu devais avoir faim?

G.L. : Oh ! oui! j'avais faim et de voir les poules dans la ferme, m'a donné envie d'en manger une....Je suis descendu et suis arrivé derrière un hangar. Personne. Je suis rentré dans une étable à vaches avec l'idée d'en traire une. Oui, mais dans quoi ? Il Y avait bien des seaux contre la maison d'habitation, mais comment faire? Une trentaine de mètres m'en séparaient. J'y suis quand même allé. Il y avait un chien de berger... Il n'a pas aboyé. J'ai pris un seau et j'ai trait quatre vaches. J'ai récolté à peu près trois litres de lait, c'est tout ce je j'avais pu tirer d'elles, beaucoup de lait tombait à côté du seau. J'ai dû en boire deux d'un seul coup, et le troisième tout de suite après, ne voulant pas en laisser. Cela m'avait soulevé le cœur et j'avais envie de rendre. J'ai rapporté le seau où je l'avais pris, je suis retourné à l'écurie et je me suis caché dans le foin, juste au-dessus des vaches. C'est alors que j'ai entendu marcher dans la cour. C'était le prisonnier qui revenait. Il s'est dirigé vers l'écurie des chevaux. Une dizaine de minutes après, il est ressorti avec une brouette, alors je me suis fait voir. Je lui ai dit que j'étais un déporté évadé et qu'étant habillé en rayé, j'aurais 'bien voulu des vêtements moins voyants. Il a été retrouver ses copains, ils étaient peut-être une vingtaine m'a-t-il dit, et le lendemain soir il est revenu me voir et m'a donné un pantalon et une veste civils. Je me suis changé tout de suite, mais j'étais tondu avec une raie sur la tête et je ne pouvais pas me montrer comme ça. Il me fallait un béret. Il m'en a procuré un. "Surtout ne bouge pas, m'a-t-il dit, car si le patron te voit, il nous coupe la tête à tous les deux". Il avait peur. Mais, je n'avais pas de godasses non plus. Alors je le lui ai dit. Le lendemain, il m'en apporté une paire du 45. Je marchais comme Charlot.

"Tu ne peux pas rester là, c'est trop dangereux, il va falloir que tu partes", m'a-t-il confié.

En attendant, le soir, à la nuit, je suis retourné chercher le seau, et j'ai retrait les vaches. Mais c'était la. poule qui me trot­tait dans la tête. Je voulais en manger une à tout prix. J'ai revu mon prisonnier qui m'a apporté un casse-croûte tout en me disant qu'il fallait absolu­ment que je parte:

- Il ne faut pas que tu restes, il faut que tu t'en ailles.

- Oui mais, pour aller où ?

- Il y a un petit bois pas très loin, tu t'y cacheras.

- C'est bien beau, mais si on me trouve on me prendra pour un espion. Il me faut des allumettes d'abord.

Et bien, il me les a apportées. Il m'a également apporté des pommes de terre, qu'un autre prison nier récoltait.

Je suis parti mais je ne suis pas allé dans le bois, j'ai trouvé refuge dans une meule de paille. Et là, je me suis organisé comme j'ai pu. Tous les soirs, je revenais au bout du village chercher mon ravitaillement auprès des prisonniers.

Ils m'apportaient des pommes de terre, du lait, des œufs. Je ne souffrais plus de la faim.

De ma cachette, je pouvais assister à la débâcle allemande. Je voyais les gens prendre la route avec des bagages de fortune, à bord de carrioles. C'était la même chose que nous en 40. Je pensais qu'ils fuyaient devant les Américains.

Un soir, c'était un vendredi, je crois, alors que j'étais bien à l'abri dans ma meule, sont arrivés sur moi, deux Allemands armés de fusils. Ça y est, ai-je pensé, cette fois je suis cuit ! Eh bien non. Ils venaient simplement chercher refuge dans ma meule, sans rien me demander.

Le lendemain matin au lever, je leur dis : "NIX BROT (Pas de pain ?)

L'un deux me répondit: "KRIEG NlX GUT, RUSKI NlX GUT" (guerre pas bon, Russes pas bon).

La nuit s'était bien passée, à part que ces fai­néants, avaient failli me tomber sur la tête, étant grimpés tout en haut de la meule. En effet, pour faire leur trou, ils avaient retiré de nombreuses bottes de paille, et j'étais en-dessous. Ils sont par­tis à travers champs, et moi je suis descendu au vil­lage. De là, un prisonnier est parti en vélo à Duben, qui était à une douzaine de kilomètres. Lorsqu'il est revenu, il nous a dit qu'il n'avait pas vu un soldat dans le patelin. Nous avons alors décidé d'y aller tous ensemble en empruntant un petit che­min de terre. Comme tout était désert dans le pays, nous avons visité les magasins pour nous nourrir. Je me souviens, j'avais trouvé des boîtes de pâté et j'ai mangé ce pâté, saupoudré de sucre. J'ai mangé comme un vrai goinfre.

M.L : Ce sont les Américains qui vous ont délivré, ce ne sont pas les Russes?

G.L. : Non, non, ce ne sont pas les Russes. D'ailleurs, les Américains sont arrivés en même temps que nous. Ils nous ont regroupés par trente environ, mis dans des camions et transportés à Halle. Quelques temps après, nous avons été rapatriés par avion sur la France."

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  • Jean-Pierre KNITTEL, matricule 77993

"Je voudrais encore vous parler de mon évasion. C'était, si mes souvenirs ne me trahissent pas, le 2éme jour après notre départ de Stassfurt. Nous avions traversé le pont de la Saale à Kônnern, peti­te bourgade et nous avons passé la nuit dans la ferme de Délena, une énorme grange remplie de foin.

Le matin, j'avais décidé de m'enterrer dans le foin et de ne plus reprendre le départ. A peine étais-je en place, j'entends la voix de mon chef de komma­do qui m'appelait. Si je ne me présentais pas, c'était la fouille générale avec tout ce que cela pouvait comporter. Je suis donc sorti de mon trou et quand mon chef de kommando "Le Furieux" m'a vu, il m'a dit: "jevoulais te donner des pommes de terre, comme tu as tardé, je les ai données aux chiens". Je suis rentré dans la cage, je leur ai parlé allemand, ils n'ont pas bronché et j'ai récupéré les pommes de terre. Au retour vers la grange, j'ai ren­contré mon cher ami Jean Augré qui m'a dit "Planque-toi, sans quoi tu n'iras jamais jusqu'au bout". Ce que j'ai fait. J’ai encore aujourd'hui le bruit des galoches dans les oreilles quand le kom­mando a quitté la ferme.

A peine parti, on entendait chuchoter dans tous les coins. J'avais à côté de moi notre ancien camarade Cadioux. Il voulait sor­tir de sa cachette. Je lui ai dit: "Si tu. bouges, je t'étrangle et tu ne bougeras plus". Je ne sais pas si les SS avaient des hommes sur place ou si c'est le fermier qui les a avertis qu'il entendait des voix. En tout cas, ceux qui ont été découvert sont morts fusillés.

La journée s'est passée dans un fracas d'avions et le soir, nous avons entendu parler fran­çais dans la cour de la ferme, c'était des prison­niers de guerre français. Ils nous ont donné des nouvelles et à manger.

Dans la nuit, je fus réveillé par un bruit. C'était notre très cher ami Trémaud qui avait, dans une ferme voisine, étouffé un porce­let. Nous l'avons mangé. Mais même jeune, cette viande crue est très dure à mâcher.

Le surlendemain, les prisonniers de guerre fran­çais nous ont caché dans une meule de foin devant la ferme en nous disant que les Américains n'étaient pas loin. Au bout d'un moment, pris de panique, j'ai dit à mes compagnons "je m'en vais, je retourne vers l'ouest". Toujours en rayé, je trou­ve sur le chemin un emballage de chewing-gum que je ramasse; au détour du chemin, je me trou­ve nez à nez avec deux civils allemands qui mani­festement étaient pour le moins des officiers déser­teurs. Je m'adresse à eux en anglais et leur demande si les Américains sont à Kônnern. Ils s'as­soient sur le bord du chemin, j'en fais autant et j'en­tends l'un dire à l'autre "tu ne vas pas répondre à ce cochon" et l'autre qui parlait quelques mots d'anglais me montre mon uniforme. Je lui explique avec force détails à l'appui que j'étais pilote d'avion que j'avais été abattu par la chasse allemande. Mes habits ayant été partiellement brûlés, j'ai trouvé ces habits. Et le voilà qui sort un paquet de cigarettes. Je lui demande s'il voulait m'en donner une. Il me l'a tendue pendant que son copain lui dit "tu ne vas donner de cigarettes à ce cochon là". La réponse fut brève: "ferme ta gueule, de toute façon c'est cuit". Puis ils sont partis vers l'Est et moi vers l'Ouest. .

En cours de route, je vois un vieux couple assis sur le bord du chemin qui mangeait. Je leur demande, toujours en anglais si les Américains sont à Kônnern. Le petit vieux disait à sa femme "celui-là, c'est un évadé et il a eu de la chance". Je lui ai répondu en allemand "Oui, je suis évadé et j'ai faim". Il m'a coupé une énorme tranche de pain avec du fromage blanc dessus. C'eut été du caviar ce n'eut pas été meilleur.

Une dernière anecdote. J'étais pendant une dizaine de jours interprète chez les Américains. Un jour, le lieutenant américain dont je dépendais m'a dit : "Tu vas prendre la direction de Mersebourg, il y a un terrain d'aviation. Tu vas rentrer chez toi et tacher de récupérer un peu de graisse sur tes os."

En cours de route, nous échouons dans un camp de prisonniers désaffecté. Je fouille les placards et je trouve un paquet que j'ai pris pour de la semou­le. Je me prépare une bouillie. Je mets la semoule, tout commence à s'épaissir convenablement et je repasse le paquet de soi-disant semoule à un col­lègue. Moi, j'avais déjà mangé 1/2 litre de bouillie quand j'ai vu que la sienne était toujours aussi liqui­de. Il m'a dit "ce n'est pas de la semoule, mais de la colle pour fixer la tapisserie". Pris de panique, je trouve l'hôpital de campagne américain, qui m'en­voie dans un hôpital militaire allemand. Un médecin général me rencontre et me demande pourquoi je viens ici. Je lui explique ce qui m'est arrivé. Il appel­le immédiatement un jeune docteur, accompagné de deux jolies infirmières. Il me dit: "une cure de cheval, mais nous n'avons pas le choix. Lavage d'estomac jusqu'à ce que la dernière eau soit absolument claire". Ce qui fut dit, fut fait.

Quand tout fut terminé, ils m'ont dit "tu es déporté" "Oui" "Que vas-tu raconter à tes compatriotes ?" "La vérité et aussi la manière dont vous m'avez peut être sauvé la vie afin que je puisse rentrer chez moi" .

Voilà qui est fait.

  • Evasion de Jean Augré (matricule 81 285) à l’étape de Dalena (le 13 avril 1945):

"Je voyais bien qu’on allait tous y passer, surtout que le deuxième jour (le 12 avril 1945) il y a eu en plus un mitraillage par l’aviation alliée. J’avais d’ailleurs fait une première tentative, la veille, alors qu’on était couchés dans une grange (à Warmsdorf). Avant le départ je m’étais caché sous la paille, mais j’ai entendu des bruits de fourches piquant la paille. Alors quand j’ai vu ça, je suis sorti de là, j’ai été ramené à la colonne où là j’ai pris une sacrée volée à coups de grenade à main. Mais j’ai pu me faufiler parmi les autres. Je ne sais pas pourquoi je n’ai pas été fusillé.

J’avais toujours l’idée de me sauver, de m’évader. Le soir suivant (la nuit du 12 au 13 avril), nous étions dans une grange qui avait un faux grenier. Je me suis hissé là-haut, j’ai enlevé des tuiles pour faire un trou et passer, car à l’arrière la terre était surélevée. J’avais proposé à des camarades bretons de me suivre, ils n’ont pas osé, de peur d’être fusillés. Moi-même longtemps j’ai hésité à sauter, longtemps je suis resté à regarder par le trou avant de sauter, puis je me suis lancé et je suis parti seul. J’ai marché dans la plaine au clair de lune, par la suite j’ai aperçu un bois de sapins avec une clairière. J’ai entendu des voix, alors j’ai grimpé dans un sapin. C’étaient des femmes allemandes qui venaient cueillir des orties. Elles ne m’ont pas vu. Après leur départ, je suis redescendu et j’ai fouillé la clairière pour trouver quelque chose à manger. J’ai récupéré des trognons de choux pourris que j’ai mis dans mon sac. A mon retour au bois, je suis tombé sur des soldats allemands qui venaient d’arriver. Ils ont été étonnés de me trouver là et ils m’ont fait vider mon sac. Puis l’un d’eux m’a tendu une boule de pain et un autre un tube d’une sorte de gruyère. Ensuite ils m’ont emmené dans un village et là ils m’ont enfermé dans une cave, je n’avais pas chaud, je suis resté une journée et demie. Et c’est vraiment par hasard que des Russes sont venus me délivrer, une chance sinon je serais mort là-dedans. Les Russes m’ont donné à manger, ils m’ont donné une gamelle de conserves. J’ai trop mangé, j’ai eu une indigestion, j’ai bien failli en crever. Après ça, en me promenant dans le bourg, j’ai entendu parler une langue qui m’était familière. J’ai rencontré cinq ou six gars, des prisonniers de guerre bretons originaires du village de Bubry, près de chez moi en Bretagne. Ils connaissaient un de mes cousins qui habitait là-bas. Les gars m’ont ravitaillé, j’étais heureux avec eux, car ils avaient plein de choses à manger. Après quoi j’ai été remis aux Américains, je suis parti dans un camp et de là j’ai été rapatrié en France par avion, mais il fallait laisser toutes les provisions. Les avions ramenaient des prisonniers et rechargeaient de la marchandise. A mon arrivée à Paris, j’ai été conduit à l’hôtel Lutétia (lieu d’accueil des Déportés) où j’ai été bien nourri, on a eu aussi une visite médicale. Et au bout d’un jour ou deux, je me suis rendu dans le Loiret pour raconter aux familles de mes compagnons de Déportation ce qui était arrivé."

    • La halte de Dittersbach: récit de Max Gombert.

"Je suis à deux doigts de la mort… seul un miracle peut me sauver… Si nous arrivons demain, je sais que je n’aurai pas la force de repartir. Dans la soirée j’écris avec une mine de crayon à mon épouse et à mes parents sur un bout de papier récupéré. Je confie mes dernières volontés à un ami, Pierre Donan, qui semble en état de poursuivre la route.

Le lendemain, pas de départ, ni les jours suivants. L’espoir renait. Le spectacle de la débâcle de l’armée allemande auquel nous avons assisté les jours précédents, nous persuade que la Liberté est à notre portée. A trois reprises nous sommes rassemblés pour un nouveau départ. Certains n’ont pu rejoindre les rangs. Les plus valides sont alors chargés de creuser une fosse, à gauche de la sortie de la grange. Epuisés, ceux qui sont encore en vie mais incapables de se rendre au rassemblement, sont jetés dans ce trou et recouverts de terre.

Jamais nous ne pourrons effacer de nos mémoires ces images de nos camarades montrant encore des signes de vie au moment où, sous la menace des fusils des SS, ils sont déposés les uns sur les autres, dans ce qui leur servira momentanément de sépulture. Ces corps seront retrouvés par les troupes soviétiques et les habitants seront obligés de les inhumer dans un enclos loin du village : « le cimetière des lépreux ».

Après dix jours d’attente, le 7 mai, il faut reprendre la route. Le départ est donné. Je suis complètement épuisé, incapable de me lever. « Il faut absolument que tu partes » m’ordonne Pierre Donan avec force en me rappelant ce qu’il est advenu, les autres jours, à ceux qui ne pouvaient repartir. Il joint le geste à la parole. Avec un autre camarade il me traine au rassemblement… l’attente… et puis le départ.

Je suis parti… mais pas pour longtemps. Quelques centaines de mètres après, nous traversons un village. Au beau milieu de la route des femmes et des enfants contemplent comme à un spectacle, la marche pitoyable de ces squelettes ambulants. Ayant totalement épuisé mes dernières forces, je m’effondre par terre. Mes deux camarades n’ont pas le temps de me relever que les SS les éloignent à coups de « gummi ». Les tueurs arrivent sans tarder, mais des Allemandes se précipitent vers eux. Ils s’apprêtent à officier mais les femmes m’entourent, les empêchant ainsi de braquer une arme sur moi, en leur parlant haut et fort. Je comprends vaguement ce qu’elles disent. Elles comprennent grâce au « F » de mon triangle rouge que je porte sur la poitrine que je suis Français. Elles répètent aux SS les bruits qui courent : « La guerre est finie avec les Français, les Anglais et les Américains. Ceux-ci vont s’allier avec l’Allemagne pour combattre les Russes ». La peur de l’arrivée des Russes rend tout à fait crédible, à leurs yeux, cette hypothèse.

Les SS discutent. Une fillette m’apporte un morceau de gâteau, une sorte de quatre quarts. Je contemple cette manne providentielle. Les tueurs la laisseront ils venir jusqu’à moi ? Tandis que la discussion au dessus de moi s’envenime, les gens du pays s’organisent et un chariot arrive. On me hisse dedans, sans que je lâche ce qui me reste de ce gâteau si précieux. Je retrouve quelques déportés tombés plus haut qui y sont déjà. D’autres seront récupérés dans le village. Cependant, dès la sortie de l’agglomération les tueurs reprennent sur la route leur affreuse besogne…

Le temps de déguster le petit morceau de gâteau, je m’assoupis dans la carriole. A partir de ce moment, jusqu’à l’arrivée à l’hôpital de Marienberg, je ne sais si je me suis assoupi ou évanoui. De ce long chemin entre le moment où la vie s’est arrêtée et où elle a repris, il ne me reste que quelques lueurs de conscience comme des sortes de flashes qui ont marqué ma mémoire. Le fil conducteur pour relier ces brefs instants où je reprends conscience me manque.

Ainsi je me retrouve sous un tas de fagots au pied d’un arbre. Jean Cuntz m’explique qu’avec les copains ils m’ont récupéré lors du déchargement du chariot.

La nuit tombe. Des bousculades et encore des cris : « Bolcheviques kommt » répétés plusieurs fois trahissent la panique de nos gardiens. Pour nous cela veut dire : « bientôt la liberté »! Les Russes arrivent. Jean demande à des camarades de replacer des fagots par dessus nous. Et les voix s’éloignent. Je retombe dans les ténèbres.

Jean me secoue, le jour se lève à peine. Les SS sont partis en abandonnant le chariot de ravitaillement… "