La vie à Buchenwald

Buchenwald:

un univers concentrationnaire

Découverte de Buchenwald : Paul Bonte matricule 78705

Le 21 août, vers midi, le train stoppa enfin.

Les portes des wagons coulissèrent. Nous étions sur une voie de garage de ce qui semblait être une gare. Des hommes, bizarrement revêtus de pyjama rayé bleu et gris, circulaient de l'autre côté des voies, le long de grands bâtiments, ressemblant à une usine.

L'un d'eux nous adressa de loin quelques paroles en langue étrangère ; personne ne comprit, l'homme disparut rapidement après qu'un de nos gardiens l'eut menacé de son arme.

Tout alla ensuite très vite... A grands renforts de cris et de hurlements, des SS nous firent descendre des wagons. Je sautai d'une hauteur d'un mètre et crus bien m'affaler en touchant le sol. Je n’avais plus de forces dans les jambes. Ce n'était pourtant pas le moment de tourner de l'œil...

Déjà, il fallait se rassembler en colonne par cinq. « Zu Fünf ! » hurlaient les SS. Ceux qui ne comprenaient pas recevaient un coup de crosse. La colonne ainsi formée, s'ébranla vers le camp.

Nous venions d'entrer dans l'univers concentrationnaire, mais nous l'ignorions encore. Sur une stèle de granit, un aigle gigantesque étendait ses ailes de pierre. Un peu plus loin, à droite de « L'Allée Triomphale », un énorme tas de chaussures, haut de plusieurs mètres, attirait nos regards. Leur présence était pour le moins insolite... Je n'eus pas le temps d'épiloguer à ce sujet que, déjà la tête de colonne pénétrait dans le Camp. Une dizaine de SS nous regardait passer sous le porche. Malheur à celui qui restait coiffé ou qui balançait les bras. Un coup de schlague lui apprenait qu'on se décoiffe devant un SS et que le balancement des bras n'est permis qu'aux soldats, pas à la racaille...

Le 21 août 1944, à 13 heures, le dernier convoi en provenance de Compiègne se trouvait à l'intérieur du camp de Buchenwald. Très rapidement, des déportés nous apportèrent de l'eau. Jamais aucun breuvage ne me sembla plus délicieux que cette eau javellisée. Comme tous les camarades, j'étais tellement déshydraté que j'en ingurgitai plusieurs litres sans en être incommodé.

Entre temps, des détenus porteurs de brassards noirs sur lesquels on pouvait lire Lagerschutz, commençaient à diriger notre foule vers un secrétariat installé en plein air.

Un secrétaire prit notre identité. Puis, il fallut abandonner nos vêtements à des employés qui les placèrent dans des sacs.

Les coiffeurs s'occupèrent de notre système pileux. En cinq minutes, le crâne, le pubis et les aisselles étaient complètement rasés.

Par groupe de cinquante, nous passâmes ensuite sous la douche.

Toutes ces opérations étaient conduites sous le signe de la rapidité. Ces messieurs n'étaient pas à leur coup d'essai. Les doucheurs surtout, poussaient de ces « Los! » énergiques pour faire activer le mouvement. L'un d'eux lança à la volée, un seau plein de « grésil ». Ceux qui, comme moi, n'avaient pas fermé les yeux, eurent des picotements intolérables durant plusieurs jours...

Avant de quitter les lieux, et toujours pour des raisons d'hygiène on nous passa un coup de pinceau entre les cuisses. Comme le pinceau était trempé dans du formol ou du « grésil », la réaction, sur la peau fraîchement rasée, était cuisante...

Les opérations de « désinfection» durèrent l'après-midi. Nus comme des vers, nous étions rassemblés dans une grande cour, près des bâtiments de l'Effektenkammer . Notre groupe de gardes et d'élèves-gardes s'était normalement reconstitué. Nous nous regardions, ahuris, assommés. Sur quelle galère étions-nous embarqués? Même les plus optimistes faisaient grise mine.

On nous distribua ensuite des vêtements. C'était en fait des défroques disparates qu'un clochard n'aurait pas voulu porter. J'héritai pour ma part d'une lévite usagée, d'un immense pantalon rapiécé et d'une casquette d'étudiant hollandais. Tous les camarades étaient logés à la même enseigne.

L'intendance n'ayant pas prévu de nous chausser, il fallut attendre pieds nus, durant quelques jours, les galoches en bois réglementaires.

La nuit tombait quand nous quittâmes cette Cour des Miracles...

Nous fûmes amenés au « Petit Camp », ou Zeltlager ou encore camp de quarantaine. Une soupe épaisse nous fut distribuée. Elle fut, et de loin, la meilleure que je mangeai durant ma déportation.

Harassé, je m'endormis ensuite à même le sol...

Telle fut notre première journée à Buchenwald.

Le lendemain, réveillé à l'aube, il fut possible de faire le point. Le « Petit Camp » était situé dans la partie la plus basse du camp proprement dit. D'un côté, il jouxtait les blocks du grand camp, de l'autre, l'enceinte barbelisée et électrifiée, surveillée par un mirador.

La forêt commençait immédiatement après ce réseau. A droite et à gauche, des blocks ou des chantiers, un grand jardin où des détenus à longueur de journée s'affairaient (il s'agissait du sinistre « Kommando de la Merde »). A l'intérieur de l'enclos, quelques grandes tentes et, un peu au-dessus... un bâtiment en dur: les W-C.

En août 1944, le « Petit Camp» abritait plusieurs milliers de détenus, Juifs, Polonais, Russes en provenance d'Auschwitz et 3000 Français (convois de Fresnes et de Compiègne). Les tentes étaient archi-bondées, Polonais et Russes en interdisaient l'entrée aux Français. Il y avait souvent bagarre... Force nous fut de nomadiser entre les barbelés. Comme la pluie se mit à tomber à la fin du mois d'août, nous fûmes toujours trempés. Il n'était pas question de se changer. Les moins résistants contractèrent là des refroidissements qui, non soignés, furent cause de pleurésie et de tuberculose.

Il me souvient que les W-C étaient, au moment des pluies, l'abri le plus recherché du camp de quarantaine. Dans ce bâtiment bas, tout en longueur, les détenus pouvaient faire leurs besoins en même temps. Il suffisait de s'asseoir sur une poutre surplombant une fosse profonde de plusieurs mètres...

J'ai réussi à y dormir plusieurs nuits. Malgré les odeurs de « grésil » j'y ai toujours trouvé le sommeil. A Buchenwald il ne fallait pas avoir « le bec fin »...

C'est au petit camp que nous avons commencé à apprécier les appels. Matin et soir, tous les détenus se rassemblaient en immenses carrés. Kapos et Lagerschutz comptaient et recomptaient. Il était rare que leurs calculs s'accordent. Les heures passaient. Nous étions toujours sur les rangs. L'appel n'était levé que lorsque le Lageraltester avait rendu un compte exact au SS responsable.

Auparavant, nous avions eu droit aux engueulades doublées de menaces du chef du petit camp, un énergumène de 2 mètres de haut qui avait, parait-il, 10 ans de camp. Les dolmetscher traduisaient.

L'appel se terminait immuablement par la présentation au SS.

Au commandement de «Schutz Hâftlinge» (Détenus)... «Still, stand» (Garde à vous) « Mutzen ap » (Enlevez les calots) « Mutzen Auf» (Remettez les calots). Nous nous mettions au garde à vous, enlevions nos coiffures, les remettions.

Il fallait obtenir l'uniformité du mouvement; les mains devaient se porter au béret et claquer violemment contre la cuisse avec l'ensemble le plus parfait. On recommençait X fois l'exercice... Bien entendu le « garde à vous» et le silence étaient de rigueur sur les rangs. Où étaient les appels « bon enfant» du père Douce, à Compiègne ?

Le travail, par contre, n'était pas trop exténuant. Plusieurs fois, on nous emmena à la carrière pour y chercher des pierres. La grande habileté était de choisir une pierre moyenne, anonyme. Les petites pierres étaient à éviter. Pour avoir enfreint cette règle, Quenesson hérita d'un roc énorme.

C'est le 24 août qu'eut lieu le bombardement américain... par bonheur, le camp ne fut pas touché. Les usines Gusslow et Mibo qui se trouvaient à côté du camp furent totalement détruites. Les bombes tuèrent 50 déportés et 200 SS. Aussi le crématoire fonctionna jour et nuit...

Au cours du bombardement, je vis, comme beaucoup de camarades, un déporté qui courait se mettre à l'abri, au fond du petit camp. Il portait dans ses bras un petit garçon blond de 2 ou 3 ans. Par quel hasard, cet enfant se trouvait-il à Buchenwald? A part les femmes du b... réservées aux internés allemands, il n'y avait, à ma connaissance aucune déportée au camp.

Ce devait être un petit Polonais ou Russe, échappé Dieu sait comment de la chambre à gaz (dont nous ignorions à l'époque l'existence) et amené incognito à Buchenwald…

Après le bombardement, tous les détenus du petit camp furent employés au déblaiement des décombres. Notre groupe fut chargé de dégager les canalisations détruites par les bombes. Nous étions sous les ordres d'un vorarbeiter allemand, porteur d'un triangle rouge. Il ne nous faisait travailler que lorsque les SS s'approchaient de son kommando. A midi, nous avions droit à un demi-litre de soupe, en plus de celle du soir.

Malheureusement, au début de septembre, on n'eut plus besoin de nos services... et nous revînmes au régime des corvées à la demande...

Au cours de ces sorties, j'eus l'occasion d'admirer des spectacles assez réjouissants. La gare détruite, les voies arrachées, les wagons retournés. Dans les garages SS rasés, je me souviens d'une centaine de motos alignées comme à la parade. L'incendie n'avait laissé que les cadres et les jantes. Celles-là ne rouleraient plus vers la victoire du Grand Reich...

Sur une haute branche d'un sapin, près de la gare, je vis, un masque à gaz et un morceau de tissu feldgrau... Leur propriétaire avait dû rejoindre le Walhalla. La destinée de cet ennemi inconnu me combla d'aise...

Dans les premiers jours de septembre, les arrivants de Compiègne quittèrent l'enclos des tentes. Une faible partie gagna le Grand Camp. Les autres furent affectés au block 58.

A 20 ans de distance, il est impossible de se souvenir sans frémir, de l'aspect intérieur de ces blocks... (date de la rédaction de ces souvenirs)

Des cages rectangulaires à trois étages de moins de deux mètres de long, un mètre cinquante de large et un demi-mètre de haut servaient de couchettes aux détenus. Cinq ou six hommes couchaient dans chacune de ces niches. Il était impossible de se tourner, il fallait donc essayer de dormir sans changer de position.

Après l'appel du soir, les 800 occupants du block essayaient de se caser, au milieu du plus bel encombrement qui puisse être.

Plusieurs nuits, je fus obligé de « dormir» dans l'allée centrale.

les bas-flanc étaient combles et il y avait toujours une centaine de camarades qui passaient la nuit couchés à même le plancher...

Tel n'était pas le cas du blockâltester, des kapos et autres stubendienst. Ces détenus, au camp souvent depuis de très longues années, possédaient des privilèges énormes. Ils mangeaient copieusement et ne travaillaient guère... Au block 58, ces porteurs de brassard logeaient dans des chambres correctes. Bien entendu, il était interdit d'en approcher.

En septembre 1944, on remarquait dans ce block la présence grands gaillards qui parlaient l'anglais avec un fort accent d'outre-Atlantique. Il s'agissait d'officiers américains et canadiens qui avaient été abattus au-dessus de la France. Capturés en tenue civile alors qu'ils essayaient de rejoindre l'Angleterre, ils étaient arrivés avec le convoi de Fresnes et subissaient bon gré mal gré, le sort, des déportés. Ils ne fraternisaient pas avec nous et restaient toujours ensemble. Je me souviens que les prisonniers de guerre soviétiques leur apportèrent, un soir, du pain et des boîtes de sardines.

Un soldat russe donnait joyeusement de grandes tapes sur le dos d’un Américain. Ce fut la seule fois où je vis rire à Buchenwald.

Vers le 10 septembre, le convoi de Compiègne fut appelé dans la salle de cinéma, réservée à l'élite concentrationnaire. Nus comme des vers, nous passâmes devant des médecins SS qui se contentèrent de regarder les mains.

A la même époque, des infirmiers ou présumés tels, nous administrèrent une série de piqûres intramusculaires, soit disant anti-typhique.

Ils se servaient de la même aiguille qu'ils ne désinfectaient pas après usage. Je tentais d'échapper à ces opérations « médicales» pour le moins singulières. J'échouai et reçus les piqûres réglementaires.

Un autre jour, les secrétaires de l'arbeitstatistik recueillirent nos professions. Je manquai d'astuce et déclarai être « militaire ». Ceux qui s'improvisèrent ajusteurs, fraiseurs, soudeurs, mécaniciens doivent à ce subterfuge d'être restés à Buchenwald...

Le 13 septembre, 500 Français du convoi de Compiègne furent désignés pour partir en transport.

On nous enleva nos défroques. En échange, chacun reçu le pyjama rayé, la chemise sans col et le caleçon long que nous garderions jusqu'à la fin. Avec des moyens de fortune, il fallait coudre notre numéro de matricule et le triangle rouge des politiques sur la veste et le pantalon. Puis, les coiffeurs du block tondirent une large raie au milieu des cheveux légèrement repoussés, allant du front à la nuque. A Buchenwald, on appelait cette coupe « la strasse » (la rue) c’était en somme une manière de nous marquer et de nous avilir davantage

Le 13 septembre au soir nous quittions Buchenwald pour une destination, pour nous inconnue, et qui se révéla être les mines de sel de Neu-Stassfurt.

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Marcel Colignon (matricule 78916) pour cause de maladie, a quitté Stassfurt le 5 novembre 1944, pour être soigné à Buchenwald.

En 1996, il a décrit la vie au « petit camp » l’hiver 44-45

Le 6 janvier, transféré au petit camp, block 51, je plongeai dans l'extrême malheur humain. Le petit camp était alors une cour des miracles où l'on côtoyait de nombreux « musul­mans» (appelés ainsi car vêtus généralement d'une seule chemise et d'un semblant de couverture, claquettes aux pieds, c'étaient des cadavres vivants).

Le temps était devenu abominable et l'on piétinait soit dans la neige, soit dans la boue glacée, avec pour seule nourriture une maigre soupe et 200 g de pain.

Je partageais un châlit avec un Russe et commençais à bredouiller sa langue. Notre extrême faiblesse nous faisait relever quatre à cinq fois par nuit pour pisser. La première fois, nous constations que la civière près de la porte était vide, la deuxième, elle contenait deux ou trois cadavres et à la fin de la nuit une dizaine de morts s'y empilaient.

Trois jours après, je fus affecté au block 58 qui abritait un certain contingent de Français dont un, Schreiber (secrétaire), qui, souf­frant d'une infection à la main droite, me demanda de tenir la plume à sa place et de l'épauler dans certaines fonctions. Les infor­mations que m'avait données le docteur Rousset sur le fonctionnement du camp, me furent alors précieuses et je pus entretenir de bons rapports avec les Tor-Hûter (surveillants de portes) qui m'autorisaient à passer du petit camp au grand camp et réciproquement. C'est ainsi que je fus chargé d'aller chercher dans un block du grand camp (le 14, je crois) le texte du communiqué, soit allemand, soit anglais, que me remettait un des permanents français de ce block (je pense qu'il s'agissait d'un des frères Gandrey-Rety) et de le distribuer au respon­sable dans certains blocks du petit camp.

Malheureusement dans le petit camp, au contraire de l'enclos du block 41, nous subissions à plein le martyre des appels sous la neige. Me reste en mémoire, un des plus rudes d'entre eux: lorsque nous nous rangeâmes par cinq entre les blocks, à la nuit tombée, les stalac­tites et les stalagmites de glace qui prove­naient de la neige fondant sur les toits, commençaient à se former. Lorsque l'appel fut rendu, longtemps après, ces stalactites et

stalagmites s'étaient rejoints et formaient un mur de glace autour des blocks.

Quantité de détenus mouraient pendant ces appels interminables, d'autant plus que commençaient à arriver, à Buchenwald, des déportés du camp d'Auschwitz. Ils en avaient été évacués dans des wagons-tombereaux découverts, pour qu'ils ne tombent pas entre les mains de l'armée soviétique. Ils avaient ainsi voyagé pendant plusieurs Jours, sous la neige et sans nourriture. Lorsqu'ils arrivaient à Buchenwald-Bahnhof, plus de la moitié des occupants des wagons étaient morts, gelés. Les survivants étaient poussés, traînés, depuis la gare jusqu'à la désinfection et les douches. Le fait de passer sous la douche, et le contraste de 1’eau chaude sur ces corps à moitié gelés, entraînaient de très nombreux décès. Nous avions été chercher les survivants à la désinfection pour les intégrer dans les blocks. Ils étaient simplement vêtus d'une chemise, aux pieds ils avaient des claquettes et attendaient debout dans la neige.

Ils furent entassés à huit par travée, occupée normalement par cinq hommes. Je me suis accroché alors avec le Schreiber en lui disant: « Tu es fou de les traiter ainsi. »

Il m'a répondu simplement que le lendemain, ils seraient naturellement desserrés... car tous morts.