
Ceux qui suivent d'un peu près la carrière et le bulletin de santé de JC Jones se doutaient bien qu'un jour il quitterait sa vieille maîtresse, physiquement trop exigeante, pour se concentrer, sans doute, sur les manettes du label Kadima Records. Mais ce que beaucoup ignoraient, c'est qu'en dépit de la profonde complicité qui l'unit à sa contrebasse et lui valut, malgré la gratitude et la reconnaissance de ses pairs, de longues et douloureuses stations verticales, JC était resté dans les meilleurs termes avec l'une de ses premières amours, un instrument aux cordes et à la résonnance plus modestes qui ne demandait rien que demeurer sur ses genoux. Voici donc le premier album de JC Jones, guitariste "lap style", ce qui ne signifie pas, rassurez-vous, qu'il se soit mis à la country, mais simplement qu'il joue d'une machine horizontale posée sur ses cuisses dans la tradition de certains bluesmen ou, pour le domaine qui nous préoccupe, d'un Phil Gibbs ou d'un Greg Malcolm, par exemple. Esthétiquement, l'ex-contre bassiste s'inscrit dans ce champ que Derek Bailey définit comme "non-idiomatique", mais dont les défrichages et cultures divers ont fini par engendrer un idiome à part entière, un langage dont les notes ne constituent pas plus un vocabulaire que leur agencement n'en produit une grammaire, mais qui n'en aboutit pas moins, à force d'expériences similaires ou contradictoires, à la création de règles propres et de schémas particuliers. Entendons-mous bien : l'idiome en question demeure l'un des plus libres qui soient ! Et ceux dont l'esprit reste assez ouvert aux suggestions de l'instant donné peuvent aisément y trouver matière à développer un discours personnel. Mais en l'état, et fut-elle affranchie de toute codification, cette forme d'expression ne sera jamais le Sésame par lequel tomberont les barrières dressées face à l'innovation ! JC Jones l'a d'ailleurs bien compris, qui ne se hasarde pas, d'un coup de pouce magique, à faire du passé table rase. Ses harmoniques sonnent bel et bien comme chez Derek Bailey et ses émules, la frappe répétée du nylon sur le bois induit naturellement une forme d'abstraction proche d'un Roger Smith et, s'il glisse une baguette entre ses six cordes, leur vibration étouffe aussi tôt que chez John Russell. C'est d'ailleurs à ce dernier que son travail nous fait le plus penser : le choix de l'acoustique, le refus délibéré du minimalisme, le soin mis à creuser au plus profond le sillon de chaque expérience, l'utilisation de la guitare dans sa totalité, y compris les recoins les moins usités, tout ici nous évoque la manière de l'Anglais… Avec, pourtant, quelque chose de plus anarchique, de moins dominé dans la recherche du son comme dans la construction de chaque pièce. Les coups portés sur le bois participent intégralement à l'élaboration de la matière, comme le frottement de la peau sur les cordes, le grincement des frettes, la réverbération ou la soudaine absence de résonnance. Toutes ces scories que l'on tente le plus souvent d'éliminer viennent s'ajouter au jeu des possibles, apportant avec elles leur brutalité propre. C'est le son dans sa globalité qui est ici convié, sans le moindre souci de bienséance ni d'harmonie. Tout ce qui tape, chuinte, bruisse, craque, grince ou gronde est ici bienvenu et aussitôt pensé comme partie d'un tout en constitution dont rien ne pourra jamais être exclu. ![]() Avec un tel sens de l'accueil posé en principe, on peut se douter que la guitare, entre les mains de JC Jones, nous réserve plus de surprises encore que n'ont pu, récemment, nous offrir sa basse ou les ultimes ensembles qu'il a pu conduire. Je crois même pouvoir affirmer qu'un horizon nouveau, parfaitement décomplexé, s'ouvre devant ce type qui n'a pas plus à perdre qu'à prouver et qui a su transcender le handicap et la frustration jusqu'à réinventer et s'approprier une forme aussi répandue que le solo de guitare. JC Jones emprunte un sentier touristique dont il ne respecte aucune balise, renversant les panneaux et détruisant les tables d'orientation jusqu'à dénicher lui-même un chemin plus abrupt, dépourvu peut-être de sites attractifs, mais dont les dangers surgissant à chaque tournant garantissent l'authenticité comme ils nous préservent du moindre risque d'ennui. Joël PAGIER
Sarah MURCIA – CAROLINE NEVER MIND THE FUTURE Ayler Records Improjazz /Orkhêstra Sarah Murcia : b-v / Mark Tompkins : v / Franck Vaillant : dr / Olivier Py : sax / Benoît Delbecq : p / Gilles Coronado : g A) Petite devinette (si vous la connaissez, passez votre chemin) : quelle est la différence entre un combo punk et un groupe de free jazz ? Et bien, dans un concert punk, tous les spectateurs connaissent le nom de tous les musiciens qui sont sur scène ; dans un concert free, c’est les musiciens qui connaissent le nom de tous les spectateurs ! (rires gênés)… B) Petite réponse à ma mère adorée qui me pose souvent cette question : c’est quoi la différence entre des musiciens punks et des musiciens de free jazz ? Eh bien, chère maman, comment dire ? Disons que pour les musiciens punk soit ils sont morts ou milliardaires et pour les musiciens free, soit ils sont morts soit ils crèvent la dalle. Et mon père de surenchérir en affirmant tout de go : de toute façon ce ne sont pas des musiciens. ! Vous l’avez deviné : les repas de famille sont assez mouvementés chez nous. C) Et si on parlait de Sarah Murcia et de son Caroline (+ Benoit Delbecq) ? En revisitant le Never Minds the Bollocks des Sex Pistols, la contrebassiste joue franc jeu. Le combo déblaie la violence des londoniens tout en triturant quelques jolies convulsions. Parfois, il étale et dégriffe la fureur originelle, parfois il s’approche de l’original. Parfois, il convoque un sax diluvien mais toujours ajoute de l’étrangeté au glaviot. Et en deux occasions (Anarchy in the UK magnifiquement chanté par Sarah Murcia, My Way démembré par le piano titubant de Benoît Delbecq) accroche le sublime. D) On en conviendra : punks pas morts ! Luc BOUQUET The Keith TIPPETT OCTET THE NINE DANCES OF PATRICK O’GONOGON DISCUS 56CD Dist. Improjazz L’infatigable Keith Tippett revient en force avec une nouvelle formation et sur un autre label que celui sur lequel il est considéré comme le pianiste maison, à savoir Ogun. Une formation de huit musiciens (auxquels s’ajoute sur un titre la voix de son épouse Julie) pour une nouvelle suite déclinée en onze tableaux. Beaucoup de nouveaux noms dans cette formation, principalement issus de la Royal Academy of music, à l’exception du batteur Peter Fairclough, avec qui Tippett a déjà souvent enregistré et le trompettiste italien Fulvio Sigurta. Les repères des précédentes suites composées par le pianiste sont présents. Une introduction proche d’une fanfare, un passage entièrement improvisé suivi d’une ballade nostalgique enluminée d’un solo de piano entièrement écrit, avec la complexité que l’on connait. ![]() La reprise se fait tout en douceur, les cuivres à l’unisson, avec la force que peut apporter la présence de deux trombones (Kieran McLeod et Rob Harvey) autour du sax alto (James Gardiner-Bateman) et le soprano de Sam Mayne. Comme le titre le laisse présager, Keith Tippett a puisé dans le répertoire folklorique irlandais pour ces danses alternant des passages joyeux et d’autres mélancoliques. Au fur et à mesure que l’on avance, chaque membre du groupe peut se mettre en valeur, le pianiste restant comme à son habitude relativement discret mais efficace, soulignant de son doigté si reconnaissable tel ou tel solo. La cerise sur le gâteau arrivera en presque fin de course avec le poème chanté par Julie Tippetts sur un thème déjà proposé précédemment dans la suite. La voix grave et profonde de Julie sied parfaitement à ce thème qu’Ellington ou Mingus auraient pu écrire, thème porté très haut par le trombone de Rob Harvey. En conclusion, retour à un thème traditionnel irlandais arrangé par Tippett, avec ces fameux roulements de tambour et la flûte (Sam Mayne), un thème à vous arracher une larme ou donner des frissons. "Energie, réflexion, liberté, lyrisme, discipline", les notes de pochette résument parfaitement la musique de Keith Tippett, qui innove à chaque tentative avec des recettes sans cesse renouvelées. Philippe RENAUD Frank WOESTE POCKET RHAPSODY ACT – 9587-2 Ben Monder (g), Frank Woeste (p) et Justin Brown (d), avec Sarah Nemtanu (vl), Grégoire Korniluk (cello), Ibrahim Maalouf (tp) et Youn Sun Nah (p) Sortie le 22 janvier 2016 Youn Sun Nah, Médéric Collignon, Ibrahim Maalouf, Dave Douglas… sa maitrise technique et musicale de Frank Woeste lui permet de jouer dans les contextes les plus variés qui soient. En 2004, Woeste enregistre en solo le premier disque sous son nom, Outward, suivi, l’année d’après par Mind At Play, en trio avec Mathias Allamane à la contrebasse et Matthieu Chazarenc à la batterie. C’est toujours avec le même trio que le pianiste sort Untold Stories en 2007. Pour W (2011), Jérôme Regard remplace Allamane à la contrebasse. Pocket Rhapsody est donc le cinquième disque de Woeste sous son nom. Il sort le 22 janvier sur le label ACT. Le trio est désormais constitué de Ben Monder à la guitare et Justin Brown à la batterie. Sarah Nemtanu, au violon, et Grégoire Korniluk, au violoncelle, complètent la palette Le trio invitent également Nah le temps d’une chanson et Maalouf sur deux morceaux. Les dix morceaux sont signés Woeste. Nah a écrit les paroles de la chanson « The Star Gazer », qu’elle interprète. ![]() Que les morceaux flirtent avec du funk minimaliste, du rock progressif, de l’électro, de la musique de chambre romantique ou penchent vers la world, voire le cinéma, Woeste soigne son écriture et ses arrangements. Les mélodies sont élégantes, les contrepoints en pizzicato ou à l’archet apportent une touche raffinée, la trompette de Maalouf distille une ambiance méditative… ce qui n’empêche pas une assise rythmique solide et des développements entraînants. Finalement Woeste a bien choisi son titre : Pocket Rhapsody colle plutôt bien à la définition que donne Jacques Siron de rapsodie : « œuvre de forme libre comprenant des épisodes contrastés, à caractère épique, coloré, virtuose… ». Bob HATTEAU LIQUID TRIO MARIANNE VECTOR SOUNDS VS 018 Agusti Fernandez (p); Albert Cireva (ts, ss); Ramon Prats (dr). Deux titres en castillan, deux en anglais, un en allemand, un en français et le septième moitié catalan / castillan, tel se présente le second cd de ce trio dédié à Marianne Brull, supportrice efficace et bienfaitrice de l’avant-garde et de la scène improvisée de Barcelone. Dès l’entrée en matière c’est percussions, frottements, piano joué dans les cordes, courtes éructations de sax ténor, puis Agusti commence à taper sur les noires et blanches, raffut, piano vraisemblablement chargé dans son corps par une multitude d’objets. "Zugegeben", la plus longue pièce, s’avère subitement pleine de romantisme de facture presque classique au sens free jazz bien sur. Et l’on pense aux concerts danois de 1962 du Cecil Taylor trio avec Jimmy Lyons et Sunny Murray, avec quelque différence notable, la présence du piano beaucoup moins marquée et fondue dans l’ensemble au point que l’on se demande si le trio sonne totalement acoustique. Toujours est-il qu’après ce moment les envolées de Civera se succèdent, hachées jusqu’à l’incandescence, caquètements de coq de basse cour… La dernière pièce au titre très poétique dans sa traduction française, "c’est là haut dans la galerie écoutant les merles" nous permet enfin de souffler. Violences et silences ponctuent cette musique, free musique et contemporain s’entremêlent en intermèdes très diffus, ce qui est joué est d’une extrême complexité et d’un extrémisme qui ne l’est pas moins. Je ne connaissais pas cet aspect de la musique d’Agusti Fernandez, il est nécessaire de la découvrir d’urgence. Serge PERROT GAUDI E.P. Rare Noise Sacré line-up pour ces deux morceaux de Gaudi, producteur actif depuis trente-cinq ans et auteur d’une quinzaine d’albums studio), totalisant une quinzaine de minutes de musique, pas plus. On y retrouve les familiers du label : Colin Edwin, Eraldo Bernocchi,Lorenzo Feliciati, Bill Laswell, ainsi que le noisemaster Merzbow (lequel publie simultanément un disque en trio avec Keji Haino et Balazs Pandi, "An Untroublesome Defencelessness", sur Rare Noise) et les inconnus – pour votre rapporteur – Ted Parsons, Brian Allen,Coppe', Steve Janssen et Alessandro Gwis. Il s'agit manifestement d'un travail collaboratif, dont on imagine qu'il résulte de la circulation de pistes entre plusieurs points de la planète. "E.P." relève du dub instrumental, la part d'impro dans la fabrication des nappes et textures saupoudrées sur un canevas rythmique marqué n'étant toutefois pas absente – le terme est d'ailleurs contenu dans l'énoncé d'un titre : Electronic Impromptu in E-flat minor. Ce sont in fine deux riches tapis sonores qui se déroulent devant nos oreilles, tapis nécessairement volants et qui pourraient vous emporter sur leurs grandes ailes si vous n’étiez pas insensible aux appas de l'hétérogène. Flottent sur la marmite, non pas le drapeau noir mais un piano, des voix d'enfants, basses sur ressorts, guitares, trombone, effets... Le leader est quant à lui crédité de divers claviers, dont le Theremin, le Minimoog et le Fender Rhodes. Quinze ou vingt minutes de plus n'auraient pas été de trop. David CRISTOL Mike WESTBROOK COMPANY THE UNCOMMON ORCHESTRA A BIGGER SHOW LIVE ASC RECORDS 162-163 Non, les Westbrook n’ont pas disparu, ils sont toujours vivants, même si leurs prestations scéniques se font de plus en plus rares, surtout en France… La preuve, ce double cd enregistré en public à Exeter en 2015. Si l’on parlait d’Ellington un peu plus haut pour le disque de Keith Tippett, la comparaison est encore plus forte ici, avec aussi le cachet de modernité apporté par Mike Westbrook à la composition et aux arrangements, sans parler des innovations technologiques et un aspect dramaturgique très développé, encore plus ici que dans les shows précédents comme "Mama Chicago" ou "London Bridge is broken down". Mike Westbrook s’est entouré de vingt musiciens, dont beaucoup de nouveaux noms, les seuls références au passé pas si lointain que ça étant Alan Wakeman aux saxophones, Dave Holdsworth au sousaphone et à la trompette de poche et bien entendu Kate Westbrook au chant, secondée ici par Martine Waltier. Tout l’esprit des grandes formations de Westbrook est présent ici, des solos enflammés (malgré l’absence de Chris Biscoe) aux parties orchestrales binaires (là aussi on se souvient avec émotion de Tony Marsh), en passant par le cabaret ou le lyrisme tantôt mélancolique, tantôt dramatique (il est fait référence à Jack l’éventreur), on se retrouve très vite plongé dans les ambiances des rues de Londres, qu’elles soient mal famées ou rutilantes, avec ces progressions qui gagnent en force jusqu’à l’explosion libératrice en alternance avec le retour au calme pour regrimper à nouveau. Là aussi le pianiste reste discret mais sait se faire entendre dans les moments clés, pour souligner les voix ou accompagner un solo de sax qui va se perdre dans la nuit, avant ce qui peut être considéré comme la pièce maitresse du disque, une longue promenade de plus de 18 minutes au thème répétitif magnifié par trombone de Andy Dore et le sax alto de Roz Harding, "Gas.dust.stone". ![]() Cela faisait quelques années que Mike Westbrook n’avait pas travaillé sur un tel projet assez monumental. Ce show" qui ne finit jamais" est bien là pour nous remettre en mémoire le travail colossal de ce géant du piano et (surtout) de la composition. Philippe RENAUD
| Peter K. FREY / Daniel STUDER ZURICH CONCERTS -15 YEARS OF KONTRABASSDUO Leo Records CD LR750/751 Peter K Frey & Daniel Studer avec John Butcher Jacques Demierre Gerry Hemingway Harald Kimmig Hans Koch Magda Mayas Giancarlo Schiaffini Jan Schlegel Michel Seigner Christian Weber Alfred Zimmerlin. Voilà bien un double album insigne du courant de l’improvisation libre en Europe ! Deux contrebassistes suisses créent un duo (cfr le superbe album Zwei/ Unit Records) qui devient, comme on le voit ici, un projet de rencontres avec des musiciens avec qui ils ont travaillé. Deux générations : Peter K Frey est né en 1941 et Daniel Studer en 1961. Le premier, PKF, fait partie des pionniers de la free music : on se souvient, il y a bien 40 ans, du radiateur en fonte de la pochette du trio Voerkel Frey Lovens (FMP 0340). Daniel Studer –DS - est au départ un musicien de formation classique passionné par l’impro et il a vécu une quinzaine d’années en Italie et jouer dans la scène locale avant de retourner à Zürich où il enseigne la musique. ![]() Multigénérationnel donc, collectif et original : ce n’est pas vraiment courant qu’un duo de contrebasses convie des improvisateurs de tous bords à jouer en trio, quartet, quintet et septet en concert et dans un projet phonographique. C’est une autre topographie sonore, spatiale, ludique que de jouer avec une seule contrebasse. Aussi, les autres musiciens sont invités pour des bonnes raisons d’avoir travaillé auparavant en profondeur avec chacun des deux contrebassistes et certaines relations sont très anciennes comme le violoncelliste Alfred Zimmerlin et le guitariste Michel Seigner qui formaient le trio Karl Ein Karl avec Peter K Frey dans les années 80. Le clarinettiste Hans Koch et le pianiste Jacques Demierre sont des incontournables superlatifs de la scène suisse. J’apprécie personnellement la démarche radicale de Demierre avec la carcasse du piano et les cordages. La pianiste Magda Mayas, qui n’a rien à lui envier, personnifie la nouvelle génération qui rafraîchit la pratique improvisée et le tromboniste italien Giancarlo Schiaffini, celle des pionniers de la première heure. GS et DS ont d’ailleurs collaboré durant la période romaine du contrebassiste. Qui de mieux recommandé que John Butcher pour le saxophone ou Gerry Hemingway aux percussions ? Le violoniste Harald Kimmig et Alfred Zimmerlin jouent souvent en trio avec DS et les deux contrebassistes ont invité un autre pilier helvétique de la contrebasse, Christian Weber et le bassiste électrique Jan Schlegel pour former un curieux quartet de contrebasses. Cinq pièces au personnel composite sur le CD 1 et trois morceaux en trios sur le CD2, respectivement avec Hemingway, Butcher et Jacques Demierre. Ils sont intitulés avec les initiales des participants « à la Company 1977 » . Pour initier la face 1, cela donne : + HKGS1 = Frey/Studer/Koch/Schiaffini n°1, soit deux contrebasses clarinette basse et trombone. Majestueux ! C’est tellement bon qu’on publie un deuxième morceau, +HKGS2 pour dix autres excellentes minutes. Cette première face contient aussi le trio écartelé avec Magda Mayas, +MM, le quartet de contrebasses + basse électrique pour 23 minutes intenses et mystérieuses et se termine par un merveilleux ensemble de cordes avec Hans Koch comme souffleur. Son timbre s’immisce subrepticement entre pizz, frottements et col legno du monstrueux et élégant : + JDHKHKMSAZ. On y trouve donc les cordes du piano de Demierre, le violon de Harald Kimmig, le violoncelle de Zimmerlin, la guitare de Seigner et les deux contrebasses de PF et DS. Cà a l’air d’être un peu labyrinthe tout comme la programmation des deux cd’s, mais il suffit de se laisser entraîner par les deux contrebasses et leurs acolytes pour voyager. J’aime particulièrement ce double album parce qu’il reflète tout ce que j’apprécie dans la pratique de l’improvisation sur scène du point de vue de la musique qui est produite et que j’écoute et dans la façon dont les associations de musiciens et d’instruments sont mises en place. Synergie, complicité, recherche dans l’absolu et vers l’inconnu, écoute mutuelle, musique éphémère, sensations volatiles, moments inoubliables ou enfouis dans la mémoire. Gerry Hemingway laisse le temps et l’espace aux deux contrebassistes pour développer leur univers en commentant avec beaucoup d’à-propos le flux des actions, des timbres et des lignes qui se lient = + GH. Un tandem de contrebasses qui explore le ventre résonnant a quelque chose d’absolu dans l’imaginaire de l’improvisation, car au départ cela semble moins étincelant qu’un saxophone exalté ou un piano dans les mains d’un virtuose. C’est une gageure et on y trouve une poésie à nulle autre pareille. Les trois plongent dans les tréfonds des échanges pour essayer de ramener des perles. On pense aux plongeurs grecs qui ramènent quelques éponges après de nombreux efforts sous un soleil brûlant! Notre tandem aime prendre le temps de faire résonner les notes et de transformer le son et a une personnalité particulière quant à l’alchimie des sons. Dans l’esprit du meilleur chez Barre Phillips, Peter Kowald, Uli Phillip, John Edwards. En plus, on a très souvent l’impression qu’il n’y a qu’un seul musicien tant leur jeu est coordonné. Et Hemingway et Butcher ont l’intelligence de la situation. Dans : + JB qui dure une demi-heure, les volutes du saxophone de Butcher et les froissements de sa colonne d’air sont complètement imbriqués dans les traits tirés par DS et PF. Il offre ce qu’il y a de mieux à jouer avec deux archets et s’abandonne dans un bourdonnement lorsque les doigts et les archets font vibrer les gros violons au plus profond de leur intimité ou la pointe de son soprano sursaute ici et là sue la pointe des pieds. On trouve une réelle qualité de dialogue, même si la musique « n’explose pas » comme chez Mats, Brötz et consorts. C’est avant tout le processus de recherche et de recalibrage permanent des intensités et des intentions qui est à l’œuvre ici. Dans le CD 1 se trouve une dimension où, pour schématiser, les contrebassistes servent leurs invités et, dans le CD2, les solistes invités mettent en valeur le duo de contrebasses. Le bref final de six minutes avec Jacques Demierre est un marqueur : + JD… Le pianiste piquette le jeu de cordes par-dessus l’affairement des cordistes puis silence abrupt par surprise juste avant la dernière minute, silence d ‘où émergent comme dans un songe des sons presque muets, fugaces, une vibration de la corde meurt. Il y a beaucoup de choses à méditer, à découvrir, à rêver dans ces faces. La musique naturelle est avant tout une affaire d’écoute et de réceptivité totale. C’est magnifique lorsque deux improvisateurs se confient au travers du même instrument dont ils connaissent intimement les moindres vibrations. Un rêve quand l’utopie est communiquée à onze autres collègues et amis ! Je vote donc dix sur dix. Leo Records marque ici une vraie pierre blanche en ouvrant son immense catalogue à cette superbe production avec l’aide de Pro Helvetia. Je m’excuse auprès de Leo Feigin de n’avoir pas chroniqué Zurich Concerts immédiatement. Mais il s’agit d’un projet à plusieurs dimensions, composite, propre à la réflexion et qui nécessite un long moment de réceptivité pour son écoute et sa digestion. Jean Michel VAN SCHOUWBURG Vijay IYER & Wadada Leo SMITH A COSMIC RHYTHM WITH EACH STROKE Wadada Leo Smith et Vijay Iyer se retrouvent pour enregistrer A Cosmic Rhythm With Each Stroke, qui sort sur ECM en mars 2016. Smith n’est pas un pilier du label munichois, mais il y a quand même publié Divine Love avec son sextet, en 1978, et Kulture Jazz, un solo, en 1993. Quant à Iyer, il a enregistré Far Side, en 2010, au sein de The Note Factory de Roscoe Mitchell, avant de rejoindre ECM sous son nom en 2014, accompagné d’un quatuor à cordes pour Mutations, puis, l’année suivante, en trio pour Break Stuff. ![]() Le répertoire de l’album s’articule autour d’une suite en sept mouvements dédicacée à l’artiste indienne Nasreen Mohamedi, dont une œuvre orne la pochette du disque. La suite « A Cosmic Rhythm With Each Stroke », signée Smith et Iyer, est encadrée d’un morceau d’Iyer, « Passage », et d’un thème de Smith, « Marian Anderson », hommage à la célèbre contralto, qui fut la première afro-américaine à chanter au Metropolitan Opera. Depuis Louis Armstrong et Earl Hines ou Oscar Peterson et Harry Edison, Roy Eldridge, Jon Faddis, Dizzy Gillespie ou Clark Terry, le duo trompette – piano n’est plus vraiment une rareté. Si Smith s’en tient à sa trompette, Iyer ajoute au piano, des passages au Fender Rhodes et des effets électroniques. Entre l’Association for the Advancement of Creative Musicians, le Golden Quartet, Organic, Silver Orchestra… pour Smith et Steve Coleman, Mike Ladd, Burnt Sugar… pour Iyer, nous avons à faire à deux musiciens férus d’aventures ! La sonorité feutrée, les phrases aériennes, les motifs minimalistes et la place du silence chez Smith rappellent évidemment Miles Davis. Avec ses alternances de lignes fluides et de traits heurtés, ses clusters, ses ostinatos, ses notes éparses… le jeu d’Iyer penche clairement vers la musique contemporaine. Le duo s’inscrit dans la tradition free – cris, souffles, crépitements, cordes, jeu étendu… –, mais s’appuie sur des thèmes élégants (« Passage », « Notes On Water »), voire poignants (« Marian Anderson »), qu’il fait monter en tension (« All Becomes Alive ») à coup de questions-réponses concises (« A Cold Fire »), d’échanges d’une gravité imposante (« Uncut Emeralds ») ou d’un lyrisme sévère (« A Divine Courage »). Smith et Iyer ne se précipitent jamais – la sobriété du trompettiste y est pour beaucoup – s’écoutent attentivement et leurs dialogues sont souvent brillants (« Labyrinthe »). Subtil assemblage de jazz et de musique contemporaine, A Cosmic Rhythm With Each Stroke est une discussion intime et émouvante, un duo fusionnel moderne. Bob HATTEAU Huitième production discographique de Soixante Etages, groupe créé en 1982 par Ana Ban, plus connu sous le nom de Dominique Répécaud, guitariste de choc (Etage 34, Idiome 1238…), directeur du CCAM de Vandoeuvre les Nancy et je dois dire ami de longue date. Cette galette qui trainait chez moi depuis fin 2013 n’avait pas encore attiré mon attention. Il est vrai que je préfère nettement le désordre à l’ordre. Emprunte de citations à Louise Labbé, Colette Magny, Heiner Müller, Shakespeare, Paul Celan, Cage, Comelade, Christian Marclay, the Stooges, Tom Verlaine, Neil Young and many many more. Les deux autres musiciens sont Bruno Fleurence et Heidi Brouzeng ; sa maman étant allemande, elle s’exprime souvent dans cette langue, mais aussi en français. Voix, guitares, percussions, trompette, harmonica… sont mis à contribution. Rock alternatif, si l’on devait classifier ce qui est joué, mais comme je suis contre tout classement péremptoire, disons musique simplement, et improvisée. Ce qui n’empêche pas couinements, cris, électro et poésie : "La trace", "Lumpen Velvet", la voix de Heidi sur fond de trompette de Bruno F., planante comme désincarnée. "Mariza" d’Heiner Müller, puis derrière ça gratte, frotte, bruitisme, cris. Rock dur dans "Willow Willow" et chant, guitare saturée, Cassiber n’est pas loin. "Kafé Klatsch", où comment préparer à manger. Et puis ces ritournelle / berceuses dont on aimerait qu’elles s’éternisent. Soixante Etages a fait fort, c’est très beau, naturel. Laissez vous tenter par cette sympathique galette, vous y trouverez votre compte. Serge PERROT Le Dunois était un lieu magique et indispensable dans les années 80’s pour la musique improvisée européenne. Dans ce petit théâtre parisien circulait en quasi permanence un homme affublé d’un magnétophone qui ne le quittait jamais. Il enregistrait la plupart des évènements qui s’y déroulait, dans la plus grande discrétion. Aujourd’hui, plus de trente ans après, il nous restitue le travail d’orfèvre qu’il a réalisé, dans une branche de son label qu’il a tout simplement dénommé FOU. Fou, oui il fallait bien l’être, et encore plus maintenant, pour produire des disques qui marqueront à tout jamais l’histoire de l’improvisation musicale. Fou, comme Foussat aussi, Jean-Marc de son prénom, qui nous offre ainsi le quatrième volet de la série, après le trio Daunik Lazro / Peter Kowald / Annick Nozati, le Willem Breuker Kollektief à Angoulème en 1980 et le quartet Bailey / Léandre / Lewis / Parker (déjà au Dunois en 1982). Pour cet opus, on reprend une partie des mêmes, à savoir Daunik Lazro à l’alto, Joëlle Léandre à la contrebasse et la voix et le tromboniste américain George Lewis. ![]() L’entrée en matière est perturbée. Le duo Lazro / Léandre a entamé sa course, brusquement arrêtée au bout de deux minutes. Que s’est-il passé ? Sans doute l’arrivée sur la scène du tromboniste (il nous manque la vidéo), échanges humoristiques, rires et nouveau départ du duo français, chant suraigu de la contrebassiste, cris de canard par le saxophoniste, et intégration du tromboniste avec ses jouets, tandis que la contrebasse se joue de l’archet. Des sonorités inouïes, on sent que la sauce est en train de prendre, la citation de l’hymne à la joie nous amène vers les deux pièces les plus longues du disque, signe que désormais les trois musiciens sont en phase et s’amusent beaucoup, à travers la voix, le jeu de bouche du saxophoniste sur le bec et les jouets du tromboniste amusé. "Enfances" porte vraiment bien son nom, mais aussi en référence à Rimbaud et ses "Illuminations". Une partie de ce concert (21 minutes environ) figurera sur l’album Sweet Zee de Daunik Lazro publié l’année suivante par Hat Art (Hat Art 2010) pour compléter le double LP. Ce disque, monté par Lazro, devait d’ailleurs sortir sur le label suisse… les circonstances ont fait qu’après renoncement de Werner P. Uehlinger, le label Fou n’a pas hésité. Archet omniprésent, pastiche, discours échevelé et surréaliste de Léandre, son parfois crasseux, parfois fragmenté ou souvent aérien de Lazro, trombone frondeur et jouets farceurs de Lewis, cette unique rencontre du trio (tout comme celle de Lazro avec Kowald et Nozati) n’a pas pris une ride. Elle est le témoin d’une époque où les rencontres entre improvisateurs se multipliaient, grâce à l’action de certains acteurs et l’envolée des festivals libres. Alors, ne boudons pas notre plaisir et laissons nous retourner en enfance avec ces trois musiciens qu’on aimerait revoir sur scène ensemble. Philippe RENAUD P.S. : le disque est dédiée à Annie Trézel, qui avait réalisé les photos publiées sur Sweet Zee et d’autres, comme celle en couverture de la discographie de Joëlle Léandre par Francesco Martinelli (bandecchi & vivaldi editore, 2002), et décédée en 2015.
Sur 3 albums IMPROVISING BEINGS
Raymond BONI & Didier LASSERRE SOFT EYES IMPROVISING BEINGS IB48 Une très belle rencontre chercheuse et réfléchie entre un guitariste inoubliable et, pour une fois, en acoustique, et d’un percussionniste / batteur qui va à l’essentiel. Tandem en mode intimiste tout en questions réponses, donc ! Et quelles questions…. L’art du silence intégré dans la poursuite des sons, le jeu lyrique et souvent enflammé, mais très épuré, de Raymond Boni à la guitare qui privilégie les petites touches, les frappes imprévisibles de Didier Lasserre. Les interventions millimétrées à l’harmonica en suspens au-dessus des peaux frappées singulièrement dans un dialogue tangentiel, tout concorde à nourrir la sensibilité de l’auditeur dans sa découverte. La dynamique éprouvée des deux duettistes souligne l’écoute : on frôle le silence du bout des doigts après avoir frappé l’imagination. Coups secs et blanches qui expirent dans l’air chaud. Frappes sélectionnées dans l’inconnu de la batterie. Un morceau est consacré à l'exploration des cymbales à l’archet et la modulation improbable des harmoniques qui en résulte. Une série de pièces se succèdent qui, tout en restant dans le cadre sévèrement délimité et exigeant de leur esthétique commune, renouvellent leur expression, les couleurs, les affects, les émotions. Raymond Boni est un des grands pionniers de la guitare alternative et improvisée en publiant en 1970 son premier manifeste solo, L’oiseau, L’arbre, Le Béton (Futura- Ger), la même année où Derek Bailey publia son premier opus solitaire (Incus 2). Mélodiste d’avant-garde avec un goût absolu, le voici qui se rappelle à nous en poussant plus loin la mise en question des paramètres de la musique avec un acolyte aussi chercheur et insituable que lui, Didier Lasserre. Improvising beings nous envoie un album qui sollicite l’écoute et la réécoute. Ce label essaie de présenter la mouvance librement improvisée sous toutes ses coutures et Soft Eyes est à cet égard un vrai manifeste. Sylvain GUERINEAU Kent CARTER /Itaru OKI Makoto SATO D’UNE RIVE A L’AUTRE IMPROVISING BEINGS IB47 Rive droite ou rive gauche ou dérive…. Les mots n’arrivent jamais à décrire le ressenti, les sons expriment l’au-delà des idées : les émotions perçues sont-elles le reflet de votre ouverture, de votre écoute? Mais la musique est bien là ! Etoile filante au firmament des trompettistes de l’impossible, Itaru Oki est bien le moins considéré des souffleurs « free » qui ont réussi à marquer de leur empreinte la vibration éphémère de l’air par la pression magique des lèvres dans l’embouchure (Dixon, Hautzinger, Smith, Evans, Wheeler). On l’entend aussi au bugle (grand merci !). Le saxophoniste Sylvain Guérineau souffle dans l’ombre depuis des décennies et nous offre ici une prestation qui honore l’instrument et son histoire. Lyrisme, timbre chaleureux, phrasés puisés chez Hawk ou Mobley et transsubstantiés à la Giuffre avec un réel détachement. L’archet de Kent Carter et sa walking caractéristique (Bâteau Phare) expriment l’essentiel. Cela nous rappelle le temps béni où avec Ken Tyler, Oliver Johnson ou Noël McGhie, Carter officiait chez Steve Lacy dans les recoins de Paris et de province. Makoto Sato est l’incarnation du drumming free au sein d’un groupe. Récif nous montre comment ils partagent un imaginaire et l’espace sans l’encombrer. Le Rideau de Mer et comment cette idée est poursuivie et enrichie puis laissée sur le côté pour laisser flotter leurs intuitions en toute liberté. Ces desperados du jazz libre ne se contentent pas de rugir, mais ils savent frémir, jouir, réfléchir, assumer leurs errances, se rassembler dans l’inconnu. Il y a une volonté de ne pas s’en tenir qu’au poncif « énergétique » débridé de la free-music / jazz libre, mais surtout de créer des moments épurés de convergence dans le silence, l’espace, lieux imaginaires de réflexion, de partage. La grande qualité d’écoute spéciale et l’invention mélodique d’Oki vis-à-vis du jeu de Guérineau méritent d’être soulignée ainsi que la cohésion dans l’écoute mutuelle de l’ensemble. D’une rive à l’autre : passage, gué, embarquement, dérive, flottaison, crue, étiage… Enregistré par Jean-Marc Foussat à Juillaguet en juin 2015, cet album vient enrichir les archives du free-jazz pour une qualité particulière d’empathie et de vécu qui rend cette musique aussi attachante que les choses les plus flamboyantes jamais enregistrées. Le disque est maintenant fini : j’appuie sur Start à nouveau ! Trop Beau ! Linda SHARROCK NETWORK THEY BEGIN TO SPEAK IMPROVISING BEINGS IB46 Linda Sharrock, Mario Rechtern with : CD1 France : Itaru Oki Eric Zinman Makoto Sato Yoram Rosilio Claude Parle Cyprien Busolini. CD2 UK : Derek Saw John Jasnoch Charlie Collins L’irréductible label Improvising beings présente le plus large éventail qu’il est possible dans les musiques improvisées, que ses musiciens soient très jeunes ou vieux et cela sans concession ni considération de "ligne éditoriale" quant au style. Quel autre producteur aurait donné sa chance à François Tusques, Alan Silva, Itaru Oki, Burton Greene, Giuseppi Logan ou le bassiste électrique milanais Roberto Del Piano ou encore publié un projet loufdingue de 8 cd’s avec Sonny Simmons et des zèbres comme Anton Mobin, aka _bondage, Michel Kristof et lui-même (leaving knowledge, wisdom and brilliance / chasing the bird) ?? Non content de publier un compact de Tusques, ce n’est pas moins de six albums que Julien Palomo, le responsable d’IB, a consacrés au pianiste vétéran, montrant ainsi l’étendue de sa palette. Il lui faut un culot extraordinaire vu les conditions actuelles (vente de cd’s en berne), car malgré une carrière bien remplie et son implication totale dans l’avènement du free-jazz en France (il fut le compagnon de la première heure des Jenny Clark, Portal, Romano, Thollot, Barney Wilen, Beb Guérin, Vitet, Jeanneau, Don Cherry et de tous les combats), François Tusques ne jouait quasi nulle part et n’intéressait plus un seul organisateur ou journaliste. Pour un tel label, c’est presque suicidaire. Palomo et Improvising Beings préfèrent s’intéresser à des artistes négligés par les médias jazz/improvisés ou des inconnus comme Jean-Luc Petit, Henry Herteman, Hugues Vincent, que de mettre son énergie dans des artistes omniprésents dans les festivals et une kyrielle de labels (Brötzmann, Gustafsson, Léandre etc..). Bref, Julien Palomo a la foi qui soulève les montagnes, et si cette musique improvisée se vit comme une utopie, on peut dire qu’Improvising Beings est bien le label utopiste par excellence. Pour preuve, ce double cd de la chanteuse Linda Sharrock, autrefois diva de la scène avec Sonny Sharrock, puis avec Wolfgang Puschnig et Eric Watson. Malheureusement pour elle, elle fut victime d’une attaque cérébrale et en resta aphasique, perdant l’usage de la parole et de la motricité. Son compère saxophoniste Wolfgang Puschnig, avec qui elle fit les beaux jours des festivals durant deux décennies, continua son chemin et c’est avec un autre saxophoniste, Mario Rechtern qu’on la retrouve, celui-ci l’assistant dans sa vie de tous les jours et dans sa volonté inébranlable de continuer à s’exprimer à travers sa musique. On se souvient des vocalises démentielles de Linda Sharrock dans les albums légendaires de Sonny Sharrock (Monkey Pookie Boo / Byg et Black Woman / Vortex avec Milford Graves). La voilà qui remet çà avec des despérados comme Mario Rechtern au sax alto et baryton, le pianiste Eric Zinman, le trompettiste Itaru Oki, le batteur Makoto Sato et le bassiste Yoram Rosilio. Improvising beings avait déjà publié no is no (don't fuck around with your women) / ib-30 et un 45 tours en édition limitée : don’t fuck around with your women / ib30ltd avec les précités. Bien que son registre et ses moyens vocaux sont restreints par son handicap et son articulation est devenue quasi inexistante, Linda Sharrock a conservé toute sa lucidité et mène un combat contre le sort pour crier sa rage de vivre. Avec sa voix, son regard et sa présence, elle conduit son orchestre depuis son fauteuil roulant, le son de sa voix chaude et hantée agissant comme la baguette d’un conductor, un peu comme le faisaient Alan Silva ou Butch Morris pour diriger des orchestres d’improvisateurs. Le premier cédé (They Begin to Speak studio) contient un enregistrement studio réalisé en mai 2015 avec Rechtern, Oki, Zinman, Sato, Yoram Rosilio auxquels se sont ajoutés l’accordéoniste Claude Parle et le violoniste Cyprien Busolini dans trois improvisations intitulées par leur durée (20 : 24 / 20 : 27 / 12 : 58). Le deuxième cd (They Begin to Speak live) propose aussi trois improvisations, celles-ci enregistrées en concert à Sheffield (22 : 54 / 12 : 33 / 16 :19), réunissant Sharrock, Rechtern, le trompettiste Derek Saw, le guitariste John Jasnoch et le percussionniste Charlie Collins, des allumés de la très active scène improvisée du Yorkshire. En studio (Studio Septième Ciel à Issy les Moulineaux), l’affaire est chargée, compacte, intense, les huit musiciens remplissant le spectre sonore : voix, trompette, sax, violon, accordéon piano, contrebasse et batterie. Le quintet avec les musiciens anglais est plus aéré, fluide, mais néanmoins tout aussi décoiffant comme dans le final des 12 :33 sous les coups de boutoir du baryton de Rechtern. L’introduction des 16 : 19 semble irrésolue, mais on remet ses esprits en place pour clouer un sort à la raison des fades à la fin du concert. Je pense que c’est plus réussi que le disque précédent, le projet et la pratique de Linda Sharrock , Rechtern et cie ayant eu le temps de mûrir. Ces enregistrements sont le marqueur de l’irrépressible révolte qui sourd toujours, presque cinquante ans après mai 68, dans une réalité quotidienne de plus en plus inquiétante : les attentats à Paris, Bruxelles et Istanbul, les centaines de milliers de réfugiés, la précarité galopante, la Loi-Travail et Nuit Debout, le FN, le glyphosate toujours prolongé, Donald Trump, Daech, Al Qaida, Boko Haram, la fusillade à Orlando, le racisme, la Crimée, le Somalie, Fukushima, l’UE et le Brexit, des dirigeants irresponsables, les fermetures d’entreprises, l’environnement, le réchauffement climatique et la fonte de la banquise, le fracking et les incendies de Fort Mc Murray, l’arrogance des hyper riches, les paradis fiscaux, les guerres interminables. On a reproché au free-jazz de crier et de gueuler au lieu de faire de la musique, mais il semble qu’aujourd‘hui personne ne contredira que, tout comme l’utopie, mais aussi l’écoute, la confiance, la générosité, etc…, c’est devenu une nécessité. Jean Michel VAN SCHOUWBURG | Lorenzo NACCARATO TRIO En 2010, à l’occasion d’une master class avec Claude Tchamitchian, le pianiste Lorenzo Naccarato rencontre le contrebassiste Adrien Rodriguez. Deux ans plus tard, ils montent un trio avec Benjamin Naud à la batterie. ![]() Le premier disque, Lorenzo Naccarato Trio, sort chez Laborie Jazz le 10 mars 2016. Il contient cinq morceaux signés Naccarato. Le trio ne se centre pas sur le pianiste et s’efforce de développer collectivement les thèmes : avec ses ostinatos et la frappe sèche et mate de la batterie, « Komet » prend des allures pop ; sur une pédale du piano, suivie de boucles aux consonances orientales, « Animal Locomotion » se déroule sur un mouvement répétitif, avec une contrebasse puissante, mais minimaliste, et une batterie qui fourmille ; « Breccia » est une ballade de bon goût ; les splash sur les cymbales et l’archet emphatique confèrent un caractère majestueux à « Mirko Is Still Dancing » ; les riffs soutenus et les motif circulaires tendus du piano, la contrebasse qui joue les guitares électriques… donnent un côté rock à « Heavy Rotation ». Lorenzo Naccarato Trio propose une musique séduisante, dense et maitrisée. Bob HATTEAU Renaud-Gabriel PION NEW YORK SKETCHES Multi-instrumentiste – clarinette basse, cor anglais, saxophone, flûte basse, piano… – et artiste aux talents variés – musique et photographie –, Renaud-Gabriel Pion navigue entre musique répétitive (First Meeting – 2000), musique du monde (Qalandar – 2015) et avant-garde (Paradise Alley – 2008, Voices In A Room – 2015). New York Sketches, son cinquième disque, sort en avril 2016 chez DUX Jazz. Pion s’inspire de toutes les influences qu’il puise dans cet inépuisable creuset qu’est New York. ![]() Treize des quinze morceaux ont été composés par Pion, « Palestrina » est signé Ryuichi Sakamoto, et « Eternity Is A Long Time » (phrase souvent attribuée à Woody Allen) est une variation sur le Piano Phase de Steve Reich. Les titres évoquent la Grosse Pomme : « The New CPW » pour Central Park West, « Raggamuffin Brooklyn », « Punjab to NY », « B Train » pour la ligne de métro (mais aussi un clin d’œil à Duke Ellington), « New Moon Over City Hall »… Pion assure lui-même toutes les parties, mais invite également Arto Lindsay (DNA, The Lounge Lizards…), Barbara Gogan (The Passions), Iva Bittová, Erik Truffaz et Sakamoto. Pion ajoute une touche de réalisme citadin en parsemant sa musique de bruits de rue (« One Man Fanfare In A Cab »), un brouhaha (« Punjab To NY »), des voix off radiophonique (« Radio Audience »), des roulements de train (« 2nd Opening Night »), des sirènes de police (« Eternity Is A Long Time »)… Des mélodies soignées, des développements sans structure préconçue, une organisation des voix tracée au cordeau… New York Sketches est un melting pot musical : lyrisme exacerbé par un saxophone réverbéré et lointain (« The New CPW »), blues dans un décor jungle à la Ellington (« 2nd Opening Night »), réminiscences New Orleans (« One Man Fanfare In A Cab »), fond rythmique africain (« Punjab To NY »), atmosphère latine (« Sourceless Light »), environnement pop dans un style Music-Hall (« Land »), traits de ragtime (« Raggamuffin Brooklyn »), climat minimaliste répétitif (« Traffic Jam! »), ambiance d’Europe centrale (« Extérieur nuit 2 »)… Le tout sur des tempos plutôt tranquilles. Entre la nostalgie des années folles et du Pop Art et la magie du New York d’aujourd’hui, Pion livre sa vision de « la ville qui ne dort jamais » dans un disque qui se parcourt comme un album photo personnel. Bob HATTEAU Duck BAKER OUTSIDE Emanem 5041 Dist. Improjazz Avec des guitaristes tels que Derek Bailey, John Russell, Roger Smith et Elliott Sharp enregistrés en solo (ou en formation) au catalogue du label Emanem, rien d’étonnant que son responsable, Martin Davidson, vienne à publier des archives en solitaire du guitariste américain Duck Baker. Celui-ci s’était vu confier un album par John Zorn pour Tzadik avec les compositions du légendaire pianiste Herbie Nicols. Durant les seventies, il a gravé plusieurs albums pour Kicking Mule, le label du guitariste Stefan Grossman, lui-même fan n°1 et élève du génial Reverend Gary Davis, un des géants du blues acoustique et dont le picking à deux doigts n’a aucun équivalent. On retrouve la trace de Duck Baker dans l’album Eugene Chadbourne Volume Three (Parachute P-003 1977) en compagnie des guitaristes Randy Hutton et Eugene Chadbourne sur une face volatile et mémorable. Sur la deuxième face, un trio électrique de Chadbourne avec les guitaristes Henry Kaiser et Owen Maercks intitulé « We are Always Chasing Phantoms » lequel se référait à une nuit entière passée par les trois acolytes à retracer les exploits d’Han Bennink à travers deux douzaines de vinyle. C’était l’époque bénie où Derek Bailey, Hans Reichel et Fred Frith publiaient des albums solos qui défrayaient la chronique et où Steve Beresford, David Toop et d’autres découvraient l’existence de jeunes improvisateurs US : Eugene Chadbourne, John Zorn, Tom Cora, Henry Kaiser et le Rova Sax Quartet qui se référaient à la scène free européenne. A cette époque, Duck Baker a vécu successivement en Angleterre, en Italie et aux U.S.A. et pratiquait autant l’improvisation que la musique traditionnelle tirée du jazz swing, du country et du ragtime. D’ailleurs sa discographie témoigne de son répertoire étendu et de sons sens de l’humour (cfr Kicking Mule). Plus récemment le label Incus de Derek Bailey lui a consacré le superbe TheDucks Palace en duo avec Derek Bailey, en trio avec John Zorn et Cyro Batista et un blues avec Roswell Rudd en bonus. Outside réunit seize pièces en solo au croisement de ces chemins et deux duos improvisés avec Eugene Chadbourne à Calgary en 1977. J’avais moi-même découvert à l’époque un sublime album de Chadbourne avec le pianiste Casey Sokol (Music Gallery Editions) enregistré la même année à Calgary. Outre deux solos et les deux duos avec Chadbourne de Calgary (Part 3), six pièces avaient été enregistrées à Turin en 1983 (Part 1) et huit à Londres en 1982 (Part 2). Au programme, deux versions d’un arrangement réussi du Peace d’Ornette Coleman, You Are My Sunshine, deux ou trois improvisations spontanées (Torino Improvisazzione et London Improvisation) quelques compositions personnelles, commeKlee (en hommage au peintre), Like Flies, No Family Planning dont on peut comparer deux versions différentes et d’autres comme Breakdown Lane, Shoveling Snow ou Holding Pattern. Si Duck Baker respecte la technique conventionnelle de l’instrument (contrairement à un Derek Bailey), il trace des perles acoustiques dans un jazz d’avant-garde sous l’influence d’Ornette Coleman et de Roscoe Mitchell. Dans son style, on trouve un air de famille avec celui d’Eugene Chadbourne dans la collaboration de Chad avec feu Frank Lowe, Don’t Punk Out, album enregistré en 1977 et publié lui aussi par Martin Davidson (CD Emanem 4043). Sorry pour ce paquet de références, c’est simplement pour situer Duck Baker (de son vrai nom Richard R. Baker) à l’époque où il avait déjà trouvé sa voie. Car le moins qu’on puisse dire, c’est que Duck Baker est un artiste original de la six-cordes nylon. Son art est basé sur une capacité à faire swinguer son picking dans ses compositions contorsionnées free. Par rapport au phrasé des guitaristes de jazz, on se trouve ici dans une autre école qui n’a rien à voir avec Jim Hall ou Wes Montgomery ou encore à l’esthétique marquée par le rock. Il n’hésite pas à emprunter le phrasé d’un saxophone (comme dans No Family Planning : on songe à Roscoe ou Oliver Lake) et comme un chat, il retombe sur ses pattes après des acrobaties sautillantes. Rien d’étonnant qu’il soit devenu un grand spécialiste des compositions anguleuses du pianiste Herbie Nichols. Et donc comme cette démarche n’est pas du tout courante, cela vaut le déplacement. Ou faute d’un concert, ce très beau disque d’archives est vraiment à recommander. À l’époque de ces enregistrements, je me souviens avoir été déçu par la démarche acoustique par trop évanescente de certains guitaristes de l’écurie ECM. ![]() C’est dire l’exigence instrumentale de Baker. Sa musique entièrement acoustique capte l’attention de l’auditeur autant par son dynamisme vitaminé que par l’audace des doigts sur les cordes dans des écarts rythmiques et harmoniques casse-cou, des brisures de métriques sans prévenir. Les notes jouées propulsent la ligne mélodique du bout de chaque doigt. Outre ce type de morceaux rebondissants, on trouve une élégie à un ami disparu (Like Flies), une exploration du phrasé à quatre doigts dans une dimension dodécaphonique en hommage à Paul Klee et une chanson sans parole, Southern Cross, exécutée avec la classe des vrais guitaristes six cordes classiques tout en jouant l’essentiel. Car cette précision et cette absence de verbiage est la marque distinctive de sa musique : chaque note jouée a sa raison d’être. Et chaque morceau d’ Outside apporte une dimension supplémentaire à son univers. Le drive sans défaut et la construction musicale d’Holding pattern et le free picking de No Family Planning en font de véritables morceaux d’anthologie et ils valent à eux seuls l’achat du disque. Sa relecture du Peace d’Ornette Coleman en forme de ballade revisite les implications de la mélodie et l’évidence de la musique y respire le bonheur. Jean Michel VAN SCHOUWBURG David VOULGA INNER CHILD Après des études de musicologie, le guitariste David Voulga compose pour le théâtre et le cinéma. Il coopère également avec les Swampinis en 2012 et tourne avec Keisho Ohno. En mars 2016, il sort un premier disque sous son nom en mars 2016 : Inner Child. Voulga se produit en quintet avec Christophe Cravero au piano, Kevin Reveyrand à la basse, Frédéric Huriez à la batterie et Gilbert Anastase aux percussions. Il convie également Frédéric Couderc sur « Kourabiedes » et « Saint-Louis, Sénégal », Didier Ithursary sur « Mongo clave », Jimi Drouillard, Claude Egea et Christophe Negre sur « So Yellow ». Le guitariste a composé les dix titres du disque. ![]() Voulga s’appuie sur des thèmes mélodieux (« Koura-biedes ») servi par une rythmique entraînante (« Mongo Clave »), et fait varier les ambiances en allant du reggae (« Kourabiedes ») au funk (« The 27th »), en passant par de l’afro-beat (« Saint-Louis, Sénégal »), des slows (« Inner Child »), de la musique latino (« So Yellow »), des ballades (« Elis »)… le tout parsemé de solo de guitare-héros (« Abeba »). Inner Child est un disque dansant et la musique de Voulga appelle aux voyages. Bob HATTEAU
![]() On se souvient du saxophoniste ténor allemand Norbert Stein grâce à sa collaboration avec les musiciens de l’ARFI pour un très bel album (double) sorti en 1997 et intitulé "News of Roi Ubu", hommage au héros d’Alfred Jarry, normal avec un nom de label pareil… Ici il s’agit d’un mini cd qui ne dure qu’à peine vingt minutes, mais qui permet de mettre en valeur chacun des quatre membres de ce groupe, à savoir, outre le saxophoniste, le guitariste Nicola Hein, le contrebassiste Joscha Detz et le percussionniste (snare drum et cymbale) Etienne Nillesen. Cela peut s’écouter en complément de l’album précédent, bien rempli celui là, dans lequel la même formation, augmentée de la voix de Ingrid Noemi Stein, joue sur les textes du poète Rainer Maria Rilke. ![]() La musique s’adapte aux différents textes lus en introduction de chaque pièce, tantôt agressive ("Wie soll ich meine Seele halten"), tantôt extrêmement mélodique et calme ("Fragst du mich. Was war in deinen träumen"), voire dansante (le calypso introductif de "Graue Liebesschlangen") ; la langue allemande peut rebuter certains, mais la longeur de la récitation est relativement limitée (une minute 36 secondes au maxi), et la voix est très agréable et chantante, elle permet de ressentir la subtilité des mots toujours choisis avec soin du poète. Mais attention : tout n’est pas "propre" dans ce disque : Norbert Stein sait aussi pousser son saxophone dans des sphères free avant de retomber sur le thème du départ, et chaque pièce est ainsi conduite de manière analogue ; on peut regretter le peu de place laissée aux autres membres du groupes et notamment au guitariste, qui ne s’exprime que dans quelques morceaux comme par exemple "Lösch mir die Augen aus", vite rattrapé par le saxophoniste. Norbert Stein décline le nom de son groupe selon les climats qu’il veut développer. De pataphysique il ne reste ici pas grand-chose, sans doute que la référence à rechercher pour ce disque se situe plutôt du côté d’un Art Blakey… Philippe RENAUD Dans le genre musique de chambre cool, voici l’Antoinette Trio. Drôle de nom, je vous l’accorde même s’il y a un élément féminin dans ce trio composé de Julie Audoin aux flûtes, de Tony Leite à la guitare classique voire portugaise et d’Arnaud Rouanet à la clarinette, basse de préférence mais pas que. Pas (ou très peu) de hurlement saxophonistique dans cette musique très agréable à écouter, interprétée avec finesse et sérieux malgré quelques débordements bienvenus, comme dans Karaté, un thème d’Egberto Gismonti, décliné en plusieurs parties, où la virtuosité de la flûtiste transcende ce thème plutôt festif enregistré en public. Le très beau "Monsieur Hamann" permet une escapade dans le sud, accents flamenco et mélancolie me faisant penser au travail d’Albert Gimenez, guitariste de Barcelone malheureusement en retrait depuis trop longtemps, sonorités sur lesquelles se greffent d’abord la clarinette puis discrètement la flûte sur la guitare égrenée en arpège. Magnifique. ![]() "An3net" s’installe dans la continuité, avec toujours cette guitare aérée, une flûte qui courre sur les crêtes et la clarinette basse qui vient renforcer le tout en donnant une profondeur et une consistance à l’ensemble. Si parfois le trio sillonne des routes internationales, il évite l’écueil d’une musique facile dite "du monde", parce que les racines sont ailleurs et l’écoute de ce qui se passe autour des musiciens leur permet d’explorer d’autres voies. Autoproduction soutenue par différents partenaires (il en faut hélas dans cette sphère musicale), Antoinette trio, ce premier disque est une réussite. Philippe RENAUD LIVRE
David TOOP INTO THE MAËLSTROM : MUSIC, IMPROVISATION AND THE DREAM OF FREEDOM BEFORE 1970 BLOOMSBURY. Voici un excellent essai / étude qui remonte aux racines / origines de la musique improvisée radicale principalement britannique. Avec le livre de Derek Bailey, Improvisation Its Nature and Practice in Music, et les opus d’Eddie Prévost, sans doute, un document indispensable pour qui n’a pu se plonger dans l’effervescence créatrice de cette scène en Grande- Bretagne à Londres ou ailleurs à l’époque. Si David Toop avance quelques thèses qu’il faut cerner précautionneusement en se documentant par l’écoute d’enregistrements ou, éventuellement, en rencontrant des témoins actifs de cette période, son travail rend justice aux musiciens qui ont contribué. Au menu, des témoignages de première main, des souvenirs précis de David Toop lui-même, lorsqu’il raconte son premier concert d’AMM ou le Little Theatre Club ou ceux de Fred Frith à propos du festival de Cambridge 69 lorsque John Lennon et Yoko Ono furent interrompus par John Stevens, John Tchicaï et Trevor Watts. Mais aussi de musiciens d’aujourd’hui comme Jennifer Allum, Adam Linson, Marjolaine Charbin, nés après 1970. L’étendue des références qu’elles soient historiques, musicales, sociologiques et culturelles et leur validité dans le contexte de sa recherche sont vraiment impressionnantes. Kurt Schwitters, John Cage, Percy Grainger, Lennie Tristano, Ornette Coleman, Albert Ayler, Joe Harriott, Alan Davie, le Spontaneous Music Ensemble, John Stevens, Trevor Watts, Lindsey Kemp, AMM , Eddie Prévost, Lou Gare, Keith Rowe, Cornelius Cardew, Terry Day et le People Band, le Little Theatre Club, Evan Parker, Derek Bailey, Gavin Bryars, Nuova Consonanza, Musica Elettronica Viva, mais aussi Cream et Ginger Baker ou Erroll Garner etc… sont inclus dans le parcours en évoquant leur contexte esthétique et historique avec un souci du détail et une fine analyse qui évitent le jargon académique ou l’à peu près mécaniste de la majorité des journalistes. Les sujets abordés s’emboîtent dans le fil de sa pensée avec un réel à propos. Aussi, j’ajoute que pour ceux qui méconnaîtraient la personnalité de DT, il a été très actif dans cette scène londonienne dès la fin des années soixante et a participé intensivement à la vie des lieux et collectifs séminaux comme le Little Theatre Club et le LMC. Evan Parker, musicien impliqué journellement à 200% dans cette mouvance depuis 1965, il y a tellement dans ce texte que cela sera « du nouveau » même pour ceux parmi nous qui pensaient connaître le sujet. David Toop essaye avec succès d’aller au cœur des choses, des événements, des relations entre musiciens et événements, cernant personnalités, lieux, contenu esthétique et pratiques musicales avec lucidité dans le contexte des swinging sixties et de l’évolution des arts du XXème siècle. Il donne ainsi la parole à quantités d’artistes en sélectionnant leurs écrits ou leurs interviews et par le truchement de ses réflexions. Une recherche ouverte où chacun peut connecter sa propre expérience. Son extraordinaire expérience d’artiste, de supporter de la scène, d’écouteur de musiques et de découvreur à l’affut des tendances de fond et son talent de journaliste/ écrivain transcendent ce livre passionnant, sincère et vécu. Indispensable. Nécessite une lecture intense pour un francophone. Je n’ai pas envie d’épiloguer et de commenter plus avant, car ce chef d’œuvre mérite une lecture approfondie et une longue méditation avant de pouvoir disserter à son sujet. Jean Michel VAN SCHOUWBURG |