CHRONIQUES
Mars 2012
Michel WINTSCH METAPIANO
Leo Records
dist Orkhêstra
Michel Wintsch : p-synt-perc
Dans l’atelier bruitiste de Michel Wintsch, le piano n’est plus l’élément principal (deux pièces solos néanmoins : RUP & Les mots lisses II) mais l’écho de synthétiseurs analogiques (et d’une double grosse caisse!) régulant des sonorités hors-âge. De cet étrange capharnaüm sonique, le centre n’existe pas car la périphérie domine : un tic-tac pendulaire ici, un effet de grillage et de grincements là, ailleurs des sons sans destination. Les mécanismes sont adaptés à l’instant et à sa parfaite décomposition puisqu’à la construction le musicien-improvisateur préfère la dégradation. Entendre ici se désagréger une matière n’émergeant jamais réellement est une expérience d’auditeur assez inédite pour que ce dernier réédite l’écoute d’un disque étrangement passionnant. Luc BOUQUET
Diego IMBERT
NEXT MOVE SUCH PRODUCTION Alex Tassel (bugle), David El-Malek (ts), Diego Imbert (b) et Franck Agulhon (d) Septembre 2011 Diego Imbert a laissé mijoter sa musique avant d’enregistrer deux disques en quartet constitué de compagnons au long cours : David El-Malek au saxophone ténor, Alex Tassel au bugle et Franck Agulhon à la batterie. Après A l’ombre du saule pleureur en 2009 le quartet a sorti Next Move le 29 septembre 2011. Next Move propose une « Suite » et neuf thèmes composés par le contrebassiste. Écrits avec concision et développés sobrement, les morceaux ne vont pas au-delà de cinq minutes et des poussières. Imbert a quasiment respecté la forme baroque pour bâtir sa « Suite » : quatre mouvements et, fantaisie à l’italienne, deux intermezzos. Comme il se doit, le premier mouvement est une allemande qui part d’un thème mystérieux, à tiroirs. Le quartet continue avec une courante qui tourne autour d’élégants contrepoints croisés. Suit l’inévitable sarabande, dans lequel Imbert passe à l’archet. La walking de la contrebasse et les roulements de la batterie précipitent la « Suite » dans sa gigue finale. Souvent dissonants et exposés à l’unisson, les thèmes flirtent avec un free apaisé fortement teinté de hard-bop. Les développements mettent en scène de subtils jeux de voix entre le bugle et le ténor (« Suite », « November’s Rain »), tandis que la section rythmique, volontiers touffue (« Shinjuku »), reste dansante (« Barajas »), voire funky (« Fifth Avenue »). Ajoutées à l’instrumentation du quartet, ces caractéristiques ne sont pas sans rappeler la musique d’Ornette Coleman (« Arrivals ») ou de Sonny Rollins (« Fifth Avenue »). Phrases sinueuses et élégantes (« Arrivals »), solos énergiques plutôt dans une veine hard-bop (« Electric City »), formules limpides (« Suite Part 2 »), sonorité puissante, mais brillante pour l’un et velouté pour l’autre… : les approches d’El-Malek et de Tassel se rejoignent. Toujours aussi dynamique, Agulhon déploie un jeu foisonnant, mais n’empiète jamais sur le discours des autres musiciens grâce à sa maîtrise des nuances sonores, son contrôle du tempo et une ouïe attentive. Imbert est un bassiste solide et mélodieux : solide par sa mise en place précise et son gros son bien grave qui assurent des lignes et motifs de basse robustes et rassurants ; mélodieux car il privilégie la linéarité aux ruptures et son jeu, tout en fluidité, coule de source (« Next Move » ou « Baggage Claim », un solo a capella) El-Malek, Tassel, Imbert et Agulhon se connaissent sur le bout des oreilles : ils s’écoutent comme il faut pour que leur musique soit cohérente et équilibrée. Next Move s’inscrit dans cette lignée « free-bop moderne » (étiquette quand tu nous tiens !), toujours pleine de rebondissements et d’heureuses surprises ! Bob HATTEAU
Max CHABROL
Jean Luc CAPPOZZO Eric BROCHARD ULYSSE MC01 Max Chabrol : perc / Jean-Luc Cappozzo : tp-bugle / Eric Brochard : b Sous le signe de la lenteur et de l’étirement s’accomplit l’improvisation de Max Chabrol (percussions), Jean-Luc Cappozzo (trompette) et Eric Brochard (contrebasse). Toutes résonnances aux aguets, l’archet frôle un bol tibétain ; le souffle rôde, s’allonge puis rugit ; un autre archet malaxe le circulaire puis s’abandonne à la zébrure. Le geste est précis, et, se décomposant, puise dans l’attente la matière première d’arômes à venir. Ainsi, dans la dernière plage se libèrent toutes les énergies contenues jusqu’alors et de larges brisures surgissent ; promesses, nous l’espérons de beaux lendemains à (re)conquérir. Luc BOUQUET
Catherine DELAUNAY
SOIT PATIENT CAR LE LOUP, poèmes de Malcom Lowry 9FZ201101 On connaît le gout de John Greaves pour la poésie et il s'est déjà manifesté dans son projet autour de Verlaine. Sur ce disque de Catherine Delaunay, le chanteur gallois s'attaque au répertoire du poète et romancier anglais Malcom Lowry (1909-1957). Il y a un paradoxe dans ce projet qui s'amplifie à l'écoute du disque; traduire (par Jean-François Goyet) les textes de l'anglais vers le français pour les faire chanter par un gallois. Bien que Greaves parle un excellent français il garde un fond d'accent et des tics stylistiques liés à sa langue maternelle. Ceci est encore plus mis en évidence par les quelques moments dans le disque où il chante en v.o. A ces moments -là il transforme les chansons, les dépasse, elles lui appartiennent. Le fait que le français soit une langue si peu accentuée limite les capacités de transformation. Comme le disait John Lennon à propos d'un autre genre musical, "le rock français, c'est comme le vin anglais". Si il y a un peu de vin anglais dans ce disque cela ne nous empêche pas de le déguster avec plaisir. Car la musique (jouée par Catherine Delaunay, clarinettes, accordéon, John Greaves, voix, Isabelle Olivier, harpe, Thierry Lhiver, trombone et Guillaume Séguron, contrebasse) est belle, et il y a énormément de sensibilité et de sincérité dans ce projet. Je reste néanmoins sur l'idée que cela aurait été encore mieux soit avec un chanteur/chanteuse francophone, soit avec John Greaves, mais dans ce cas en gardant les textes en anglais. Gary MAY
Bob GLUCK TRIO
RETURNING FMR CD292-0710 Dist. IMPROJAZZ Bob Gluck p ; Michael Bisio cb ; Dean Sharp dr Bisio ou pas Bisio, Bob Gluck a fait ses classes avec Bill Evans et on n’entend (presque) que ça, plus des incursions de Cecil Taylor. A titre de chaînon manquant… avouons que la solidité de Bisio améliore grandement les choses et que c’est sous son impulsion que la musique prend parfois une ampleur que le pianiste s’empresse de dégonfler, ou plutôt qu’il ne tient pas. Dans le genre souris/montagne, l’entrée du piano après l’intro de contrebasse au second morceau…. ça en devient drôle. Dean Sharp remplit discrètement, avec une belle intelligence, son rôle de batteur. Toutefois le disque vaut largement l’écoute pour le jeu de Michael Bisio que j’ai rarement entendu aussi puissant. Noël TACHET
Mike GIBBS with the NDR Bigband &
Norma WINSTONE. HERE'S A SONG FOR YOU NDR FUZ005 Mike Gibbs et Norma Winstone ont chacun un parcours musical plus que distingué, et leurs chemins se sont souvent croisés. Les orchestrations faites par Gibbs pour le NDR Bigband sur ce disque portent sa marque de fabrique: du Ellington et du Gil Evans teinté par une mélancolie pastorale rappelant Charles Ives. Les chansons vont de standards (Waller, Ellington, Gershwin) à des choses plus contemporaines ( Tom Waits, Joni Mitchell, Nick Drake). Norma Winstone est une chanteuse sophistiquée, capable de s'adapter aux ambiances évoquées par Gibbs. Le Bigband est compétent et fait le boulot, mais avec très peu de véritables voix individuelles, et du coup l'ensemble manque un peu de personnalité. Il nous reste alors un disque de qualité, certes mais avec un goût de déjà entendu, un certain manque de fraîcheur. On finit par l'écouter sans peine, mais sans passion. Gary MAY
Bob DOWNES
OPEN MUSIC NEW YORK SUITE BDOM 91011 Dist. Improjazz C'est toute une époque. 1979 et Bob Downes, en compagnie de Paul Rutherford, trombone, Brian Godding, guitare et synthétiseur, Paul Bridge, basse et Denis Smith, batterie, racontent en musique un séjour à New York de 1978. C'est une carte postale sonore nostalgique que Bob nous envoie, racontant un New York d'il y a trente ans, qui a bien changé depuis. La ville est décrite dans toute sa complexité, les klaxons, travaux, trains, foules, et dangers... On sent la pression des falaises des gratte-ciels et l'appréhension de quelqu'un d'ailleurs qui se perd dans la mêlée. Tous les musiciens sont excellents et semblent être totalement impliqués dans le projet. Bob Downes a enregistré quelques pistes supplémentaires en 2011, ou il chante et joue de la flute contrebasse simultanément. Paradoxalement ce sont ces morceaux très récents qui paraissent un peu désuet par rapport au reste, leur format de couplets et rimes simples devient vite très prévisible. Mais ne boudons pas notre plaisir, car un morceau comme 'Now You See It, Now You Don't' contient des vrais trésors. Acceptons donc l'invitation de Bob Downes de se balader le temps d'un disque dans le New York de l'époque de Starsky et Hutch. Un bonheur! Gary MAY
KAZE
RAFALE Circum-Libra records 201 Christian Pruvost tp ; Natsuki Tamura tp ; Satoko Fuji p ; Peter Orins dr Une musique très libre qui s’autorise le balbutiement, la grandeur, les citations plus ou moins grotesques, la sensibilité comme la violence. Les différences des musiciens s’harmonisent, se complètent, donnent à chacun un cadre. Un frappe lourde de la batterie quand c’est nécessaire, ailleurs des ponctuations, des friselis dispersés, des trompettes qui connaissent tous les registres de l’instrument, souffles et sonneries, un piano qui ne craint pas d’introduire dans le tableau, ou plutôt la bd, les nuances de l’impressionnisme par moments, à d’autres de se préparer pour le jeu. Le plaisir de ce disque c’est celui d’une bonne histoire, d’une mayonnaise qui prend, cuisine expérimentale dont je reprendrais bien une petite part. Noël TACHET
Sur 2 disques avec Fred FRITH
Annie LEWANDOWSKI, Fred FRITH
LONG AS IN SHORT, WALK AS IN RUN NINTH WORLD MUSIC NWM 047 Dist. Improjazz La musique qui sort des enceintes à l'écoute de ce disque évoque quelque chose d'énorme, comme les étirements et bâillements d'un géant robot arthritique qui se réveille. Mais il n'agit que d'un homme (d'accord, c'est Fred Frith) et d'une femme (formidable, Annie Lewandowski), une guitare et un piano. Bien que découpées en huit pistes, on écoute ces improvisations comme un ensemble ayant un incroyable cohérence dans la liberté. Le son est construit, déconstruit et reconstruit, un meccano sonore créant des structures massives mais fragile et éphémères. Les musiciens échangent les rôles, parfois l'un des deux cadre la musique dans une certaine structure et l'autre repousse les limites, parfois la situation est inversée, le cadre de l'un explose et les limites de l'autre s'imposent. Mais c'est toujours ce défoulement de liberté dans l'écoute de l'autre qui nous surprend et nous émerveille. J'adore ces disques qui sont comme un scalpel, taillant avec précision dans l'ennui et le prévisible. On a, sur ce disque, écouté quelque chose d'unique et de nouveau et même si on le réécoute l'impression reste intacte. C'est du grand art, Fred et Annie sont des grands artistes.
Jean-Pierre DROUET, Fred FRITH,
Louis SCLAVIS CONTRETEMPS ETC IN SITU IS 244 Une incantation. Ce disque est un long chant pour invoquer on ne sait pas quelle déité. La passion et la foi (en l'improvisation !?) sont palpables. Cette musique a quelque chose d'ancestral, elle semble nous parvenir d'une civilisation perdue qui avait encore un contact viscéral avec la puissance de la nature. Contrairement au duo de Frith avec Annie Lewandowski, dans ce trio les rôles et les musiciens se distinguent et s'identifient facilement. La percussion et la voix de Jean-Pierre Drouet sont vraiment rythmiques, structurant et soutenant la musique. Fred Frith est beaucoup plus un 'guitariste' qu'on a l'habitude d'entendre, évoquant même Ry Cooder à un moment donné. Et quant à Louis Sclavis, et bien c'est le Sclavis qu'on aime, se mettant en danger, prenant des risques. Les trois points d'un triangle d'or alors. A Improjazz on aime bien les labels comme In Situ qui permettent à des concerts tels que celui-ci d'avoir une deuxième vie. Le concert à eu lieu grâce à France Musique et la merveilleuse Anne Montaron avec son émission 'à l'improviste. On peut remercier l'ensemble des participants car cette musique-là embellit nos vies de ses sons profonds. Un disque intemporel et essentiel. Gary MAY
| PARK / COASTES/SCHROEDER
Io 0.0.1 beta++
SLAM CD 531
Dist. Improjazz
Han-earl Park gt ; Bruce Coates as, sos ; Franziska Schroeder ss ; io 0.0.1 beta++
« Construit par Han-earl Park, io 0.0.1 beta++ est un automate musical moderne. Ce n’est pas un instrument dont on joue mais un musicien artificiel, non-humain, qui joue avec ses contreparties humaines. io 0.0.1 beta++ représente une investigation politique et personnelle de la technologie, de l’interaction, de l‘improvisation et de la musicalité. Il évoque capricieusement un robot venu des films de série B des années 50, fait de bric et de broc y compris matériel de plomberie, ustensiles de cuisine, haut-parleurs, éléments de simili-missiles qui célèbre le matériel et le corporel. Les performances avec ce musicien artificiel mettent en lumière la prise de la technologie sur notre société, montrent d’autres manières de proposer une interface entre le musicale et le technologique, et illuminent les processus créatifs et improvisatoires en musique. La performance est un engagement total et ludique dans les rêves (parfois les cauchemars) puissants et problématiques de l’artificiel, un rêve aussi vieux que l’anthropologie des robots. » Expériences de résonnances et d’occupation de l’espace sonore. Très dramatique sans narration. Tout l’espace est occupé, toujours de manière surprenante, avec peu de sons, peu de matière (toutefois l’occupation peut se densifier sans rupture), travaillée finement, une dentelle de musique. Des allers et venues des sons comme de personnages sur ce qu’on peut vraiment appeler une scène musicale. Un travail de legato général, structurel, dans la rupture permanente des sons individuels. Un disque étonnant dans lequel les sons de l’automate sont reconnaissable sans être décalés. Les humains ne jouent pas comme s’ils étaient entre eux, le robot les influence, l’inverse est vrai. Noël TACHET
TURQUIE
Mark LOTZ /
ISLAK KÖPEK ISTANBUL IMPROV SESSIONS MAY 4TH EVIL RABBIT ERR 16 Dist Toondist.com Islak Köpek est un quintet turc (deux ténors Robert Reigle et Volkan Terzioglü, guitare Sevket Akinci, violoncelle Kevin W. Davis, laptop Korhan Erel) que le flutiste Mark Lotz est allé rencontrer à Istanbul. Le résultat est une musique plaisante, sereine, sensuelle, très attentive à un certain velouté du son, une harmonie qu’on ne confondra pas avec ce qu’en dehors de l’impro on désigne par ce terme. Un chaos harmonique, une maîtrise de l’impro semble être trouvée, où tout se mêle sans se contredire, sans faire trou ni question. Musique séduisante donc, qui rend à la normalité les borborygmes des ténors, les sons étranges du laptop. La beauté du timbre de Lotz à la flûte n’y est certainement pas pour rien. Toute la question de ces musiques est esthétique, et comme le souligne K. Whitehead dans les notes de pochettes, on peut y entendre des évocations de bien des musiques du globe. Beaucoup de respect des musiciens les uns envers les autres, mais conversation de salon ou dialogue fécond ? à chacun d’en décider à l’écoute. Il y a beaucoup de plaisir chez les musiciens, une sorte de plaisir angélique, et ça n’est pas tous les jours qu’on entend des anges improviser. Leur musique tient vraiment la distance, et si on ne peut pas parler de construction du cd, l’inspiration se renouvelle au fil des quinze morceaux, sans donner le sentiment d’emprunter à l’une ou l’autre des formes de l’impro, ce groupe augmenté possède une personnalité affirmée. Il fait une musique-improvisée-contemporaine qu’il serait intéressant de faire entendre dans des milieux intéressés par l’écriture.
Mark Alban LOTZ
ISTANBUL IMPROV SESSIONS MAY 5TH Rekonstrukt LLR 035 Dist. Improjazz Le jour d’après, Mark Lotz rencontrait cinq autres musiciens à Istanbul : Alexandre Toisoul (cl), Can Ömer Uygan (tp), Umut Çaglar (gt), Michael Hays (cb) et Florent Merlet (dr). Cette fois aucun groupe constitué n’est concerné et cela produit une musique plus exploratoire qui, outre qu’elle se présente sous une pochette d’une rare laideur, fait se demander si on n’assiste pas là à une simple prise de contact. Mais sur scène c’est certainement ce groupe là qu’on voudrait entendre, pour savoir où ils peuvent aller après cette introduction. Noël TACHET
Les quatre disques qui suivent retracent les rencontres du collectif Konstrukt avec quatre improvisateurs. De 2008 pour Peter Brötzmann, à Marshall Allen en septembre 2010. Entre les deux, se sont invités Eugene Chadbourne en 2009 et Evan Parker en 2010. Umut Çaglar (gt), présent dans toutes les rencontres est la colonne vertébrale du collectif, avec Karhan Futaci (saxs) , Ozün Usta (perc) et Karhan Argüden (dr). Absents de la rencontre très rock avec Chadbourne. Ils sont remplacés par un guitariste, un bassiste et un batteur, Sevret Akinci, Demirhan Baylan et Kerem Oktem. Avec Marshall Allen, le quartet de base est renforcé par Barlas Tan Özemek (gt), Hüzeyin Ertunç (perc,vib, fl, mélodica). Le Chadbourne est édité par Konnex (KCD 5250), les autres par Re:konstrukt (www.rekonstrukt.com) – dist. Improjazz
KONSTRUKT &
Peter BRÖTZMANN DOLUNAY Très vite se lance une sorte de lamento sur un drone à la guitare et des percussions vibrionnantes qui écorchent les nerfs, les deux saxs se caressent et se mordent tout à tour, atmosphère animale, ouverte à tout événement et lyrique à la fois. C’est ce combat de chiens que retrace le morceau jusqu’à la septième minute où Brötzmann intervient en solo. Le second morceau alterne les parties de sax et de guitare, il se crée à nouveau un combat fraternel et fratricide de sons en lambeaux, déchirés de l’intérieur et incandescents, tragiques. Konstrukt possède un son fait de percussions très sèches et d’une guitare sonorement très inventive. L’absence de basse prive l’ensemble d’un point d’équilibre et favorise le sentiment de drame, crée une fissure dans laquelle plonge Peter Brötzmann et où il trace des signes musicaux tirés des tréfonds de l’imaginaire.
DEAD COUNTRY feat. Eugene CHADBOURNE
Une pochette en clin d’œil rigolard au Nashville Skyline de Dylan, trois guitares (parfois un banjo et quelques vocaux), une basse électrique et une batterie comme les deux ventricules d’un cœur de boxeur, tout ce monde s’amuse beaucoup et on n’a pas envie d’être en reste. Tout l’inverse du Brötzmann. Plutôt que de faille il faudrait ici parler de sorties de route ou de déraillements… que provoquent à l’envie Chadbourne et ses complices. Et lorsqu’ils reviennent sur la piste c’est pour une course de poids lourds. Le banjo des bouseux et l’électricité du rock unis dans une certaine idée du désordre, de la tradition, et d’une maladresse qui fait apparaître la vérité attifée en épouvantail. Les oppositions sont mises en évidence, et résolues dans de mémorables tournées générales. Lorsque les trois guitares se joignent c’est dans un tout jouissif que guide à grand peine une batterie énorme.
Evan PARKER & KONSTRUKT
LIVE AT AKBANK JAZZ FESTIVAL Ce disque est d’abord l’occasion d’entendre deux fois de plus (à peu près 24 minutes) le grand Evan en solo au soprano, l’élan qu’il donne à la musique par de multiples décalages, sa transformation de la pâte musicale en un feuilletage instable qui vibre plus vite que la pensée. Le quartet rejoint Parker pour les deux morceaux suivants et lui donne une belle assise sur des morceaux qui dépassent les vingt minutes. Karhan Futaci en rehausse l’intérêt en mêlant son soprano à celui de Parker. Umut Çaglar donne à la dernière pièce un long solo introductif fait de notes modulées et de fortes attaques, avec un travail du son qui s’apparente à celui d’un souffleur. Le quartet propose à Parker un terrain de jeu parfait sans négliger son propre style, belle rencontre.
KONSTRUKT/
Marshall ALLEN VIBRATIONS OF THE DAY On retrouve ici le quartet, enrichi de deux musiciens pour créer les atmosphères un peu étranges du SunRasien Marshall Allen, et on s’y croirait : une longue plainte sur le désordre, et la revendication d’une autre harmonie. Une énergie régulière, pulsée, ancrée dans les basses, qui propulse les vents, un appel aux forces naturelles et mythologiques qui fait écho dans l’émotion de l’auditeur. Les percussions semblent s’offrir aux souffleurs pour créer la transe d’une danse sauvage entrée dans la communauté humaine par sa transposition musicale. Très belle série du collectif Konstrukt, capable de se rendre sensible moins à l’esthétique de musiciens bien différents qu’à ce qui serait la question ou le cri intime de chacun, le lieu d’où vient sa création, et de s’en enrichir. En invitant ces musiciens, Konstrukt les transforme en compositeurs, porteurs chacun d’un monde propre mais dont les coordonnées sont transmissibles. Noël TACHET
Ginger BAKER
NO MATERIAL ITM 1435 CD Ginger Baker: dr, Sonny Sharrock: g, Peter Brötzmann: sax, Nicky Skopelitis: g, Jan Kazda: elb Ce disque a été enregistré en public le 28 mars 1987 à Rubigen et a paru deux ans plus tard sur le label allemand ITM, qui réédite la chose fort discrètement en 2008. La formation n’a donné en tout et pour tout que trois concerts au cours d’une seule semaine d’existence, et dont le présent enregistrement constitue la première soirée. Il semblerait que le concert du soir suivant, à Munich, dorme dans les archives. Il s’agit d’improvisation sur base funk-rock. L’album est crédité à Ginger Baker, ex-batteur de Cream et partenaire de Fela Kuti, et dont on peut avoir une idée de l’itinéraire sur le DVD Ginger Baker in Africa, documentaire réalisé par Tony Palmer en 1971 qui nous narre le périple du percussionniste Britannique en voiture depuis le Maroc jusqu’au Nigeria où il souhaitait installer un studio d’enregistrement. Parcours désorganisé et hasardeux, avec petit passage par la case prison, pluies torrentielles et finalement, concrétisation du projet dans la joie et en musique. Baker nommera aussi un de ses albums African Force, et son jeu mat et métronomique témoigne de cette influence africaine quels que soient ses collaborateurs. Il saura pourtant s’adoucir et jouer « jazz » en compagnie de Bill Frisell, entre autres. Pas étonnant qu’il se soit bien entendu avec Bill Laswell, auquel ce No material fait explicitement référence par son titre aimablement ironique mais aussi par son esthétique et les musiciens de la partie. Le jeu de Jan Kazda (du groupe allemand Das Pferd) n’est d’ailleurs pas très éloigné de celui du sombre New Yorkais, dont il se démarque occasionnellement par des envolées à la Jaco Pastorius (sur « Oil of Tongue ») et quelques slaps funky d’époque (« Dishy Billy » et « One in the bush is worth two in the hand »). Ce quintette à deux guitares (à gauche et à droite de votre stéréo) peut être considéré comme un satellite éphémère de Last Exit, dont les membres Peter Brötzmann et Sonny Sharrock sont ici les principaux dramaturges (sur le tapis de groove tendu par leurs acolytes) et, pour les amateurs de musique improvisée, la principale raison de jeter deux oreilles à ce disque, qui confronte l’univers hyper rythmique de Baker aux héritages plus abstraits de Sharrock et Brötzmann, représentants velléitaires et historiques des approches américaines et européennes de cette pratique et dont les rencontres ont forcément quelque chose de savoureux . En résumé, une expérience transfrontalière (les diverses nationalités des musiciens) et transgenres (rock, funk, blues, afro, free jazz, impro, entremêlés dans la plus grande anarchie). Cela ne fonctionne pas trop mal. A en juger par les applaudissements des spectateurs présents au Mühle Hunziken ce soir-là, nos cinq compadres n’ont guère suscité bâillements ou indifférence. Etrangement, chaque morceau est crédité à l’un des membres du groupe à l’exception du bassiste, alors qu’il s’agit de toute évidence de pistes peu voire non préparées avant leur exécution ; ce qui est confirmé dans les passionnantes notes de pochette (en anglais) de Steve Lake, rédigées à l’époque de la sortie du disque, puisque l’on y apprend que Ginger Baker n’avait jamais rencontré ni Brötzmann ni Sharrock avant ce concert Suisse. David CRISTOL
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Bruno TOCANNE / Henri ROGER
REMEDIOS LA BELLE LE PETIT LABEL dist. Improjazz En rupture de Résistances, New Dreams et autres ensembles ornettiens et militants, le batteur Bruno Tocanne, dans ce "Remedios la belle" gravé en duo avec le pianiste et guitariste Henri Roger pour la collection kraft du Petit Label, s'insinue en douceur dans l'interstice pratiqué entre les notions poreuses de Free Jazz et de Free Music. Rien de foncièrement radical, sans doute, puisque nous continuons d'évoluer dans le cadre d'un jazz expressionniste aux profondes racines mélodiques ! Pourtant, un authentique vent de liberté souffle sur ces échanges à baguettes et cordes rompues affranchis de l'exposition thématique, des développements harmoniques et d'une structure générale prisonnière des grilles et des barres de mesure. En bref, le jazz n'est pas le seul, ici, à se démarquer de ses obligations intrinsèques et les instrumentistes eux-mêmes se plaisent à perdre le Nord d'un langage dont ils ont brisé la boussole. Nous connaissons bien le batteur grâce aux formations susnommées, à son importance majeure dans le Collectif Polysons ou le réseau MuZZik et à son soutien sans faille au service d'artistes aussi passionnants que Sophia Domancich, Jean-Paul Hervé ou Catherine Delaunay ! Sans omettre, surtout, son implication au sein du ciné concert relevant encore le génie de "L'homme à la caméra" de Dziga Vertov ! En revanche, la personnalité d'Henri Roger nous est moins familière… La fougue de son attaque et la précision de son toucher, qui ne sont pas sans évoquer, parfois, les courses déliées (à tous les sens du terme) d'un Joachim Kühn, nous auraient sans doute interpellés plus tôt si nous avions pu jeter une oreille aux divers ensembles qui le voient affirmer son talent de pianiste : Henri Roger Trio, Compagnie So What, Duo Rythmigration avec Ismaël Roger, etc, etc… De même, son approche guitaristique et les sons qu'il tire directement de l'ampli, à la manière d'un Joe Morris ou d'un Phil Gibbs, ne sont pas si courants, en France du moins, chez les adeptes de la "6 cordes" libre pour que l'on passe impunément à côté de ses crépitements de flammes et ruissellements d'eau claire. Malheureusement, la distribution de son travail semble si confidentielle que je n'ai jamais eu, personnellement, l'occasion de l'apprécier avant cet excellent album. Réminiscences constantes et renouvellement perpétuel… Telle apparaît la dialectique de ce "Remedios la belle" nourri d'envolées free, d'errances abstraites et de déferlements romantiques, dont l'écoute s'avère pourtant si évidente qu'on l'entendrait aisément deux ou trois fois de suite. Ainsi en est-il de ce mystérieux enregistrement : si les deux hommes oscillent sans cesse entre le plaisir du souvenir et le désir de l'inconnu, leurs doigts et leur esprit, étroitement liés, tressent logiquement les fils parallèles et contradictoires de la surprise et de la mémoire. Et ce jusqu'à tisser une œuvre passablement hybride, sans complexes ni doutes, aussi abordable dans sa forme immédiate qu'étrange dans la genèse de sa construction. De fait, cet album est un peu la conversation de deux amis aux sempiternelles contradictions qui n'exigent de l'autre que la tolérance dont ils font eux-mêmes preuve et bâtissent progressivement un raisonnement original, fruit de tant d'avis opposés qu'ils finissent par toucher à l'universel. Joël PAGIER
Gilad HEKSELMAN
HEARTS WIDE OPEN Le chant du monde Harmonia mundi CDM184 Gilad hekselman gt ; Mark Turner ts ; Joe Martin cb ; Marcus Gilmore dr Devant une telle grâce on ne barguigne pas : mélodie, rythmique, harmonie, une facilité d’anges gentiment dévergondés. Le leader est un mélodiste hors pair (tradition Metheny), le sax trouve à se loger comme la mousse dans la moindre anfractuosité. Ils ressemblent à Randolf Meisner grimpant avec le sourire des verticales lisses comme le crâne d’un chauve. Musique de crânes d’œuf sans doute, mais dansante, avec une mise en place superlative. Une musique « facile » qui se marque par une rigueur extrême : une ascèse de dépenser tant d’intelligence, de sensibilité, de virtuosité, dans une musique si proche de l’easy listening par des oreilles mal lunées. Et c’en est gênant de se conformer à ce point aux codes, avec un titre aussi cucul mais parfaitement vrai : hearts wide open… Noël TACHET
Heinz GEISSER –
Eiichi HAYASHI – Takayuki KATO – Yuki SAGA ON BASHAMICHI AVENUE Leo Records dist Orkhêstra Heinz Geisser : dr-perc / Eiichi Hayashi : as / Takayuki Kato : g / Yuki Saga : v Dans le registre lâchons les fauves et observons les conséquences, Heinz Geisser et ses trois amis japonais (Eiichi Hayashi,Takayuki Kato, Yuki Saga) font très fort. N’attendez rien de sage, rien de poli ici. Oubliez que l’improvisation est souvent affaire d’écoute, de partage. Ici, toute et tous sont insolents. On jette les objets sur les tambours, on fait rugir l’alto, on refuse l’union mais on accueille la désunion avec tous les honneurs. Donc, on improvise avec brutalité et sans réserve. Et quand le saxophoniste prend le parti de temporiser et de sécuriser la zone, il ne faut au batteur que quelques minutes pour, de nouveau, pulvériser le cadre. Du tournis, des tourments, des fulgurances et jamais de gentillesse(s). Luc BOUQUET
LIVRES
PITSHARK
"LE BIEN. LE MAL. ET PUIS LE RESTE." Pitshark Books 10 euros (12 euros, avec le port). Pitshark, c'est la contraction de pitbull et shark (requin), ce pseudo sonne comme une mâchoire qui claque, cela nous met de suite dans l'ambiance. Le mystérieux Pitshark est en fait le boss du label éponyme. Créateur de deux fanzines dans les années 1980, il est maintenant producteur indépendant de disques "énergiques", déjà une trentaine de références à son actif. Non-conformiste dans tous les sens du mot, adepte du "do it yourself " il gère tout, tout seul, de la conception du projet à la distribution, c'est une chose suffisamment courageuse pour être signalée. Pitshark écrit aussi des nouvelles, plusieurs centaines à ce jour. Il en a sélectionné une soixantaine pour ce premier recueil de 200 pages. Je me sens immédiatement séduit par ces courtes nouvelles qui sont bien dans l'esprit du personnage. Comme la musique qu'il édite, l’écriture de Pitshark est vive, directe, mal élevée et évite les effets de style. Il semble prendre plaisir à écrire comme il en a envie. Les thèmes sont vraiment variés, pourtant il y a une certaine unité, l'inadaptabilité est un sujet récurent, qui l'obsède. Pitshark a l'art de mettre en scène des crétins, parfois relativement intelligents, ou des personnages désemparés qui se heurtent à un monde dans lequel ils sont mal à l'aise. Chacun le sait le monde est un miroir; qui sait ce qui peut nous arriver, un jour, sous la pression d'on ne sait quoi? "Elle avançait sans se soucier du monde qui l'entourait..."
Pitshark nous promène de nouvelles en nouvelles dans le vide d'une vie avec une angoisse presque perpétuelle, les chutes sont souvent déroutantes ou dramatiques mais il y a des exceptions. Les histoires sont prenantes, le lecteur devient un complice, on s'attend toujours au pire, aussi sommes-nous surpris quand un type va juste boire un café, qu'il trouve excellent. Dans tous les cas ces nouvelles méritent d'être découvertes, mais quelle chance pour un premier livre, qui n'est pas un phénomène de mode, et dont personne n'a parlé de trouver une petite place dans les rayonnages des librairies? Conscient de la difficulté de la diffusion actuelle, la première édition pour bibliophile est limitée et numérotée à cinquante exemplaires. On peut soutenir un auteur par cet art périlleux du "bouche à oreille", mais cinquante lecteurs bienveillants peuvent-ils lancer un mouvement? Vous pouvez commander directement à mhtml:{E1678841-BEC2-40A8-AD7C-E1D3FBFF1AA1}mid://00018094/!x-usc:mailto:pitshark@pitshark.com (10 €+2€ de frais de port). Jean Jacques ARNOULD
Franck MEDIONI
Jimi HENDRIX BIOGRAPHIE Folio Biographies 89 Le sujet a déjà été abordé un nombre quasi incalculable de fois, mais Franck Médioni l'aborde d'une manière un peu différente, en se référant bien sûr à des sources éparpillées qu'il regroupe pour une construction fluide et agréable à lire. Les allers-retours permettent, en insistant sur les points importants, une compréhension factuelle du personnage si complexe qu'était Hendrix. Les anecdotes foisonnent et nous sont remises en mémoire ou, souvent oubliées ou inconnues, nous permettent de mieux situer le guitariste qui a sans doute révolutionné le monde de la pop music à la fin des années 60's. De l'Hendrix avant l'Experience, on ne connaissait principalement que son travail avec Curtis Knight, à des années lumière de ce que ce Power Trio a apporté sur la scène pop en pleine transformation. Nous sommes en 1967, les Beatles sont à leur apogée, mais "Are you Experienced ?", le premier LP de l'Experience sort moins de trois semaines avant "Sgt Pepper". Si l'album des Beatles est leur oeuvre aboutie, ce premier jet d'une fulgurance remarquable catapultera Hendrix vers les sommets, et aussi vers les éléments de la déchéance inévitable, qui n'aura pas lieu en raison de sa mort trop rapide. Les tournées harassantes l'amèneront au bord du gouffre avant le saut final. Franck Médioni effectue aussi dans ce livre le parallèle avec ce que Hendrix pouvait avoir en commun avec le jazz, et cite Bechet (le premier à avoir utiliser le re recording), Coltrane, Ayler (pour l'ordre cosmique chez l'homme), Robert Wyatt (deux tournées avec Soft Machine au même programme de l'Experience) et celui qui a failli enregistré avec lui, un Miles Davis totalement subjugué par l'artiste. Comme dégat colétéral, Médioni nous explique la genèse du LSD, dont Hendrix fut un grand consommateur. Au-delà des anecdotes, reste la musique : l'auteur décrit comment, en quatre albums "officiels" (et des centaines pirates ou arnaques), Jimi Hendrix est arrivé à se hisser au rand du guitar-héros semi dieu (plus haut que le dieu lui-même, Eric Clapton), grâce à sa manière de traiter ses racines culturelles, musicales et sociologiques à travers une adaptation personnelle du blues. Le livre de 380 pages est agrémenté de quelques photos dont celle, fameuse parce que "déformée" d'Horace. Philippe RENAUD
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