Les Bollandistes ont recensé le Cahier 15

Saints et sainteté en Roman Pays. Cultes d’hier et d’aujourd’hui.

Dir. Morgane BELIN (= Cahiers du CHIREL BW, 15). Wavre, Comité d’histoire religieuse du Brabant wallon, 2012, 330 p., ill.

[ISBN 978-2-9601220-0-8]

À partir du XIIe s., le roman païs désigne la région d’expression française située au sud de Bruxelles, correspondant en bonne partie à l’actuelle province du Brabant wallon. Comme le suggère le sous-titre, c’est aux cultes et aux dévotions pratiqués dans cette contrée rurale, aux villes rares et modestes (Nivelles, Jodoigne), que s’est intéressé ce livre, davantage qu’aux saints indigènes eux-mêmes. Deux parties bien distinctes le structurent. Un inventaire des manifestations religieuses toujours en usage est précédé par huit contributions, assez hétéroclites du point de vue de leur sujet, de leur ampleur comme de leur perspective d’approche. Les noms de lieux ont fait l’objet d’un index, à la différence – malheureusement – des noms de saints.

Dans Des cultes païens au culte des saints: la christianisation de pratiques païennes de l’Antiquité tardive au début du 20e s. (13-34), O. LATTEUR s’attache à la très lente transition entre paganisme et christianisme en Occident, soutenant que, si les textes hagiographiques décrivent çà et là des confrontations violentes, c’est surtout par l’assimilation culturelle que la nouvelle religion supplanta les anciennes croyances. Pour étayer son approche, l’A. recense quelques lieux de culte «naturistes» christianisés, le plus souvent par le biais d’une association aux saints. Ces derniers prirent-ils la place des dieux ? À cette question, l’A. tend à répondre par l’affirmative, arguant que les saints polarisèrent les attentes, notamment matérielles, que les fidèles nourrissaient auparavant à l’égard des divinités, qu’ils suscitèrent des pratiques dévotionnelles semblables et que les pouvoirs qu’on leur prêtait, telle la maîtrise de la nature, rappelaient ceux des dieux. L’article apparaît avant tout comme un succédané pédagogique de théories antérieures (MacMullen, Van Uytfanghe…) et ne renouvelera pas ce vieux débat. Relevons cependant deux affirmations inédites: l’absence en Brabant wallon de mégalithes portant des noms de saints, au contraire des régions voisines (Namurois, Ardenne…), et l’association des sources à des saints «généralement» céphalophores. Cette dernière assertion, à nos yeux surprenante, aurait mérité d’être développée. L’A. plaide pour la confection d’un répertoire systématique des arbres, sources ou autres curiosités naturelles associés aux saints mais souligne la difficulté de l’enquête – la plupart d’entre eux n’ayant rien à voir avec de quelconques pratiques pré- ou para-chrétiennes. Ajoutons que si des arbres furent baptisés du nom d’un saint ou dédiés à la Vierge, comme O. L. en donne plusieurs exemples, inversement ils purent influer sur le nom de chapelles, comme à Bousval («chapelle du Try-au-chêne») ou Jodoigne («chapelle à l’arbre»).

Partant du constat que 72 religieux de Villers, ayant tous vécu aux XIIe et XIIIe s., furent considérés comme bienheureux par leur établissement, E. DELAISSÉ pose la question: Des saints et bienheureux à Villers-en-Brabant: une politique de l’abbaye ? (35-54). Analysant avant tout les huit Vitae consacrées à des figures exemplaires (Abond de Huy, Arnulf Cornibout, Charles de Seyne, Francon d’Archennes, Godefroid Pachôme, Godefroid le Sacristain, Pierre, et Gobert d’Aspremont [BHL 3570]), il estime qu’une volonté délibérée exista effectivement à l’abbaye cistercienne de glorifier certains de ses membres pour susciter l’imitation, valoriser l’institution et procurer un modèle spirituel à ses membres. Plusieurs des récits, presque tous dus à l’initiative de villersois, témoignent ainsi du souci de lutter contre certains vices de la condition monastique, telles la gloutonnerie, l’empressement à sortir de l’abbaye ou le laxisme dans l’assistance aux offices, en donnant parfois des exemples piquants, tel celui de Gobert d’Aspremont qui, pour ne pas s’endormir lors des offices matinaux, avait toujours sur lui du poivre, et le mâchait au besoin. Si l’existence d’une dynamique hagiographique à Villers ne fait pas de doute, d’autres questions subsidiaires surgissent à la lecture de ces pages: quelle diffusion connurent ces Vitae ? Pourquoi aucun de ces bienheureux ne parvint jamais à la canonisation ? L’acquisition de reliques de quatre femmes, dont celles de Julienne de Cornillon, relevait-elle de cette même «politique» hagiographique ?

Dans son article In devotione hominum. Le peuple des saints dans le monde paroissial des Pays-Bas méridionaux (15e-17e s.). L’exemple du roman pays de Brabant (55-110), issu d’un mémoire de maîtrise, M. BELIN entend identifier les intercesseurs favoris de l’ancien doyenné de Jodoigne (dioc. de Liège), en se fondant principalement sur les pouillés, les registres archidiaconaux, les témoignages artistiques et l’historiographie locale. Bien que les confréries, processions, pèlerinages et le mobilier religieux (analyse exclusivement fondée sur une consultation de la photothèque de l’IRPA) retiennent son attention, c’est principalement sur les titulatures des paroisses (70), des autels (200) et des chapelles (55) que l’étude, dia-chronique, se révèle la plus instructive. Statistiques à l’appui, M. B. dégage quelques tendances significatives: alors que les églises sont en grande majorité dédiées à des saints universels – parmi ceux-ci Marie, Pierre et Martin exercent à eux trois la moitié des patronages –, et constituent un héritage rarement remis en question, les autels et les chapelles traduisent davantage les dévotions récentes, qui accordent une place plus marquée aux saintes (Nicolas et Catherine sont les titulaires de presque un tiers de ces autels). La rareté des patrons indigènes et de ceux du bas Moyen Âge, l’émergence de saints spécialisés aux XVIe (Hadelin, Josse…) et XVIIe s. (Roch), ou la reprise en main de la dévotion par l’Église à la suite du Concile de Trente, sont également des phénomènes bien mis en lumière. Les résultats de cette enquête fouillée ne révèlent guère de surprises mais illustrent de manière convaincante le conservatisme dévotionnel de cette région très rurale et peu peuplée, où Franciscains et Dominicains ne s’implantèrent pas avant le XVIe s.

L. DELPORTE présente Le culte de sainte Renelde de Saintes: une réalité multiforme (111-137), qui reste bien vivante dans cette commune des confins du Brabant. Après avoir rappelé les données du dossier hagiographique (BHL 7082-7082b), il passe sommairement en revue les indices cultuels et les manifestations de la dévotion à l’égard de cette martyre du VIIe s.: chapelles, statue, retable, fontaine, confréries, pèlerinages, châsse (qui attend encore une étude digne de ce nom), pro-cession, char. L’A., avec l’enthousiasme d’un Saintois, décrit le déroulement du «Grand Tour» Sainte-Renelde, une procession des reliques escortée par près de 150 cavaliers, qui parcourt les campagnes sur près de 30 km, et émet l’hypothèse que celui-ci remonte au XIIe s.

S. Roch en Brabant wallon, dont le culte prospéra au XVIIe s., fait l’objet de quelques considérations iconographiques et stylistiques par C. PINSON (139-150). Celle-ci, sur la base d’un corpus de 49 statues, datées des environs de 1470 au XIXe s., relève permanences et variantes dans la façon de représenter l’intercesseur antipesteux.

Le linguiste J.-J. GAZIAUX restitue de multiples Échos de dévotions populaires au pays de Jodoigne (151-174), issus d’enquêtes orales effectuées dans les années 1960 auprès des villageois de Jauchelette (Jodoigne). Cette longue série d’expressions en wallon démontre, sans surprise, la place de la religion – et du culte des saints – dans la vie des cultivateurs hesbignons de l’entre-deux-guerres, et témoigne parfois de pratiques dévotionnelles insolites (huile d’olive bénie utilisée comme onguent, offrande à l’église d’une tête de porc...). Pour le seul village prospecté, des invocations à plus de 30 saints distincts ont été enregistrées au cours de ces investigations à caractère ethnographique.

François, Paul ou Damien: quels saints patrons pour nos églises ?, s’interroge V. DELCORPS (p. 175-186), considérant les titulaires choisis pour une dizaine d’édifices religieux récemment consacrés en Brabant wallon (principalement aux XXe et XXIe s.) et la procédure suivie pour les désigner. La sanction épiscopale reste indispensable et le rôle des curés prépondérant, mais ces derniers prennent souvent l’initiative, depuis Vatican II, d’associer la communauté paroissiale à la décision (des référendums furent ainsi organisés à Louvain-la-Neuve ou à Basse-Wavre). Si plusieurs critères entrent en ligne de compte dans le choix des saints, les élus reflètent souvent les tendances spirituelles ou médiatiques du moment.

Une ample Contribution à l’étude du Tour Sainte-Gertrude de Nivelles (187-237), procession giratoire longue de 14 km attestée depuis 1276, est fournie par J. HASCOËT dans une perspective résolument ethnologique. L’article pose l’une ou l’autre question judicieuse – telle la date tardive de ce Tour, entrepris à la fin septembre, hors de la «période claire» propice aux processions – mais avance également des hypothèses auxquelles nous ne pouvons adhérer: l’assimilation du tracé du Tour à un «carré-solsticial» magique, obéissant à une symbolique solaire, le rapprochement entre Gertrude et la figure mythologique nordique Gerda, la supputation d’un sanctuaire pré-chrétien au coeur de Nivelles, etc. Autant de théories fondées, à nos yeux, sur une interprétation partielle et très contemporaine des rares données archivistiques en notre possession – postulant que la procession n’a changé ni de parcours, ni d’horaire au fil du temps – et éludant le résultat des prospections archéologiques. Faire des dies natalis de Feuillen (30/10) et de Gertrude (17/3) les deux pans d’un binôme calendaire symbolique, l’un annonçant l’hiver et l’autre le retour des beaux jours, revient en outre à dénier toute historicité aux sources hagiographiques et à réduire celles-ci à une sorte de grande machination métaphorique sans lien avec la réalité. Comme dans le cas de beaucoup d’autres processions, une étude renouvelée sur les sources historiques du Tour Sainte-Gertrude, faite de patients dépouillements dans les archives locales, s’impose avant tout.

Le volume se termine par un très utile Inventaire du patrimoine religieux immatériel du Brabant wallon au 21e siècle, dressé par les soins de M. et D. BELIN (p. 239-319). Commune par commune, paroisse par paroisse, ceux-ci ont recensé processions, tours, marches, pèlerinages, messes spéciales, bénédictions (d’animaux ou de véhicules), chemins de croix, évocations ou spectacles centrés autour de la figure d’un saint, ayant toujours cours à l’heure actuelle. Il faut saluer l’exhaustivité de ce répertoire – résultat de minutieuses enquêtes sur le terrain, à l’occasion desquelles clergé, autorités civiles, offices du tourisme et comités locaux ont été sollicités. À l’instar des auteurs, on est frappé par le nombre de manifestations religieuses en vigueur – 95 pour seulement 27 communes –, même si certaines sont clairement en voie de disparition. Chaque notice comporte une brève description de l’événement et fournit la bibliographie existante (et éventuellement des ressources on-line) sur celui-ci. Une quarantaine de photos servent d’illustrations. En marge de cet inventaire, plusieurs questions de fond surgissent à propos de la persistance, voire de la résurgence, de ces processions, et au sujet des motivations qui animent les participants. «Et si cette dévotion aux saints était un ‘secteur’ du culte accusant moins de désaffection que les autres ?». À défaut d’intéresser directement nos études, cette vaste question mérite réflexion.

Fr. DE VRIENDT

Analecta Bollandiana, 130 (2012), p. 445-448

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