La neuromodulation des comportements

Sur la base d’expérimentations animales, la théorie actuelle du comportement motivé distingue deux phases (Berridge, 2004) :

La première phase serait essentiellement modulée par le système mésolimbique dopaminergique (système dit de la récompense), la seconde par le système opioïde (système attribué à la sensation plaisir). La parfaite séparation des rôles de ces deux systèmes modulateurs est probablement excessive et il persiste un certain nombre de divergences entre les auteurs sur le rôle de ces deux systèmes. De plus, dans le registre spécifique du rôle du noyau accumbens pour la régulation du comportement alimentaire, un troisième système de neuromodulateurs semble jouer un rôle déterminant : le système GABAergique et glutamatergique.

Système dopaminergique

Le fonctionnement du système des noyaux gris centraux (NGC) est largement dépendant de l’innervation dopaminergique issue de neurones mésencéphaliques. Ceux-ci se projettent de manière diffuse sur l’ensemble des NGC, certains neurones dopaminergiques se projetant de manière quasi exclusive sur le striatum, d’autres se projetant sur les autres noyaux gris centraux (comme le pallidum interne, la zona incerta, le noyau subthalamique et le noyau basal de Meynert) (Jan et al., 2003).

Ces neurones sont subdivisés en trois groupes :

Au niveau cellulaire, les terminaisons dopaminergiques font synapse avec le collet des épines des neurones épineux striataux ; les neurones corticaux se terminent quant à eux sur la tête des mêmes épines striatales (Smith and Bolam, 1990a). Les terminaisons dopaminergiques se trouvent ainsi dans une position stratégique pour contrôler les informations en provenance du cortex : certaines informations pourraient être favorisées ou inhibées selon que la synapse dopaminergique active ou inhibe la transmission de l’épine vers la dendrite et le corps cellulaire. Ceci pourrait être lié au type et à la position des récepteurs dopaminergiques. Il existe deux grands types de récepteurs dopaminergiques.

Il a été proposé que la liaison dopamine avec les récepteurs D1 stimule le neurone cible alors que la liaison avec les récepteurs D2 inhibe le neurone cible (Sealfon and Olanow, 2000). Au niveau du noyau accumbens, la régulation des effets inhibiteurs et activateurs de la dopamine par le biais de sa liaison avec les différents types de récepteur permettrait la réalisation harmonieuse des comportements dirigés vers un but (Goto and Grace, 2005).

Le rôle de la dopamine apparaît plus spécifiquement être lié à son mode de libération, tonique ou phasique (Onn et al., 2000).

Libération tonique de dopamine

La dopamine est libérée au niveau des terminaisons nerveuses en faible quantité et de manière continue. Ce mode de libération est considéré comme responsable d’une augmentation de la sélectivité de l’information véhiculée et traitée par les NGC.

Ce mécanisme est issu des observations réalisées dans un modèle expérimental de syndrome parkinsonien, le singe intoxiqué au 1-methyl-4-phenyl-1,2,3,6-tetrahydropyridine (MPTP). Ce modèle reproduisant nombre des caractéristiques cliniques de la maladie de Parkinson, est caractérisé par une déficience en dopamine. Ce modèle a permis de mettre en évidence une perte de sélectivité de l’information à tous les niveaux de la chaîne du traitement de l’information cortico-sous-corticale: au niveau striatal (Tremblay et al., 1989), au niveau pallidal (GPi et GPe) (Filion et al., 1988), au niveau thalamique (Pessiglione et al., 2005) et enfin cortical (Escola et al., 2002). Cette perte de sélectivité reste réversible par apport de traitement dopaminergique substitutif (Tremblay et al., 1989).

Le rôle joué par la dopamine sur la sélectivité de l’information a surtout été étudié au niveau striatal. La dopamine agit directement sur l’excitabilité des neurones de projection et des interneurones striataux, elle module, par des effets présynaptiques, l’efficacité des entrées excitatrices et les interactions synaptiques locales ainsi que les couplages jonctionnels entre les neurones de projection. La dopamine aurait donc le pouvoir d’augmenter le rapport signal sur bruit au sein des ganglions de la base et ainsi d’augmenter la sélectivité de l’information. De manière schématique, en présence d’un niveau réduit de dopamine, les neurones des ganglions de la base recevraient et transmettraient un plus grand nombre d’informations au prix d’une perte de spécificité du signal transmis. Un défaut de dopamine entraînerait « un état de confusion » dans la détermination des priorités parmi l’ensemble des informations qui arrivent au cortex. Ceci expliquerait par exemple la difficulté que présentent les patients parkinsoniens à sélectionner, initier et exécuter des mouvements.

Libération phasique de dopamine

La dopamine est libérée en grande quantité pendant un intervalle de temps bref, au niveau de la fente synaptique, au contact des neurones GABAergiques. La libération phasique de dopamine est contemporaine des potentiels d’action des neurones dopaminergiques. La dopamine, par cette possibilité de libération phasique, semble également agir comme un neuromodulateur « renforçateur » au cours d’un processus d’apprentissage procédural ; processus à l’origine de la formation des automatismes (Bar-Gad et al., 2003; Contreras-Vidal and Schultz, 1999). A ce titre, le système dopaminergique vient en complément du système cholinergique striatal tout aussi important dans l’apprentissage motivé (Apicella et al., 1998; Kimura et al., 2003).

L’activité phasique des neurones dopaminergiques de la SNpc a d’abord été associée à l’obtention d’une récompense alimentaire (Romo and Schultz, 1990). Par la suite, il a été montré que l’activité phasique des neurones de la SNpc présentait les caractéristiques de renforçateur positif dans l’apprentissage procédural (Schultz, 1998; Schultz et al., 2000). En outre, l’action phasique de la dopamine est indispensable au maintien au cours du temps d’associations contexte-dépendant formées par apprentissage et utilisables de manière automatique. Les singes intoxiqués au MPTP perdaient ainsi la capacité de sélectionner et produire des mouvements automatiques adaptés aux différentes situations avant même l’expression de l’atteinte motrice (Pessiglione et al., 2003).

Ces effets seraient liés au renforcement de liens synaptiques entre les afférences corticales et les neurones striataux qui ont produit l’action appropriée. Ce renforcement synaptique correspond à la libération phasique de dopamine, survenant de façon répétée, chaque fois qu’une action appropriée aboutit à l’obtention d’une récompense.

Il s’avère que la libération de dopamine paraît plus liée à la survenue d’un stimulus prédictif d’une récompense qu’à la survenue de la récompense elle-même. Après conditionnement, les animaux entraînés à associer un signal (stimulus) à une récompense présentent une majoration des potentiels électriques des neurones dopaminergiques dès la survenue du stimulus. Cette majoration persiste (un certain temps) alors que la récompense n’est plus délivrée. Ces expériences ont déplacé le rôle de la dopamine d’une position de marqueur de récompense à celle de marqueur de pertinence des stimuli environnementaux. Au total, les neurones dopaminergiques déchargent en effet de manière tonique, irrégulière et avec une fréquence de décharge relativement faible. Cette décharge tonique traduirait une libération également tonique de dopamine. En réponse à des stimuli environnementaux pertinent, les neurones dopaminergiques se mettent à décharger en bouffées ce qui conduit à une libération phasique de dopamine (Overton and Clark, 1997). L’augmentation transitoire (phasique) de la libération de dopamine favoriserait ainsi l’intégration des signaux (stimuli) environnementaux pertinents et défavoriserait les signaux non pertinents. Le rôle de pondération de la dopamine permettrait de focaliser l’attention sur certains signaux environnementaux et en conséquence permettrait la survenue d’une réponse comportementale appropriée. L’absence pathologique de dopamine se traduirait par une négligence accrue des signaux environnementaux et en conséquence une diminution des actions motrices (hypoactivité) et cognitives (apathie) (Nicola et al., 2000).

Quoi qu’il en soit, l’action phasique de la dopamine au niveau du striatum favorise la survenue des associations de type stimulus-réponse ou contexte-habitude. Cette notion de couplage rejoint le concept comportemental de « renforcement » décrit dans le « système de la récompense ». Au cours de la phase dite consommatoire, l’obtention de la récompense favorise la survenue et l’organisation de comportements ultérieurs dirigés vers un but identique (Baldo and Kelley, 2007). Il persiste cependant un certain nombre d’incertitudes sur les rôles précis de la dopamine dans les processus de récompense et sur ses sites d’actions. Le rôle de la dopamine est ainsi évoqué dans différents volets comportementaux comme

Pour revue : Palmiter, 2007 et Berridge, 2007

Rôle du système dopaminergique au cours du comportement alimentaire

Le NAcb, comme l’ensemble du striatum, est également soumis à l’influence du système dopaminergique : l’aire tegmentale ventrale et la substance noire compacta médiale se projettent directement sur le shell du noyau accumbens (AcbSh).

Figure: Projections dopaminergiques mésolimbiques, C Hammond, INSERM U29

Figure: Ventral tegmental area (VTA) dopamine neurons, Palmiter, Trends in Neurosciences, 2007

Le site d’action (striatum ventral, Acb versus striatum dorsal, noyau caudé), le rôle exact de la dopamine dans les différents aspects du comportement alimentaire et son interaction avec les autres neuromodulateurs sont complexes et encore discutés (Kelley et al., 2005; Berridge, 2003; Berridge, 2007).

Les expérimentations animales ont démontré que l’innervation dopaminergique striatale était impliquée dans le comportement alimentaire mais il serait sans doute plus approprié de dire que le système dopaminergique a été décrit expérimentalement à travers l’étude du comportement d’obtention d’aliment. En effet, le système dopaminergique fait depuis longtemps l’objet d’études qui utilisent la prise alimentaire comme « récompense » ou « stimulus motivationnel » (Beninger and Miller, 1998; Berridge and Robinson, 1998; Horvitz, 2002; Salamone and Correa, 2002; Salamone et al., 2007; Wise, 2004). En conditions expérimentales de dissociation des phases d’un comportement motivé, on a ainsi démontré que l’activation du système dopaminergique favorisait la phase dite « appétitive » (ou phase « anticipatoire » / « d’approche »).

L'innervation dopaminergique striatale dorsale (noyau caudé et core de l’Acb) semble, en effet, importante dans la sélection des comportements et des stratégies motrices associées aux modifications du contexte motivationnel. Elle pourrait donc être plutôt en rapport avec le comportement alimentaire "moteur", "instrumental" d'obtention nourriture, c'est-à-dire un comportement dirigé vers un but, incluant les efforts pour obtenir la nourriture et la création d’associations récompense-environnement et récompense-action (Palmiter, 2007; Kelley et al., 2005).

En revanche, le système dopaminergique ne paraît pas être directement impliqué dans la phase dite « consommatoire » d’un comportement motivé ni dans l’attribution du caractère hédonique suscité par l’obtention de la récompense (Berridge and Robinson, 1998; Kelley et al., 2005a). Transposé au comportement alimentaire proprement dit, ceci signifie que le système dopaminergique ne paraît pas modifier la prise alimentaire elle-même ni favoriser la sensation hédonique liée à l’ingestion d’aliment. Pour autant, la dopamine permet l’émergence d’actions dirigées vers un but et potentialise les efforts développés pour y parvenir (dimension motivationnelle). Les nombreuses expériences d’inhibition sélective du système dopaminergique au sein du noyau accumbens vont dans ce sens (Baldo et al., 2002; Cousins et al., 1996; Koob et al., 1978; Salamone et al., 2002; Salamone et al., 1994; Salamone et al., 1991). De même, l’augmentation de la transmission dopaminergique au sein de l’AcbSh ou de l’AcbCo par injection locale d’amphétamines n’augmente pas la prise alimentaire elle-même alors qu’elle augmente la performance des animaux dans les tâches comportementales évaluant les efforts et les stratégies déployés pour obtenir la récompense (éventuellement alimentaire) (Salamone et al., 2007; Zhang et al., 2003).

D’autres éléments laissent cependant envisager un rôle du système dopaminergique plus spécifiquement en rapport avec le comportement alimentaire.

Le système dopaminergique de l’ATV semble pouvoir être modulé par les mêmes peptides qui sont impliqués dans le contrôle de la balance énergétique et de la prise de nourriture (ghréline, orexines, leptine et insuline), soit directement soit par interactions avec les afférences glutamatergiques ou GABAergiques de l’ATV (Fulton et al., 2000; Palmiter, 2007). L'influence de ces peptides sur le système dopaminergique en conditions physiologiques n’est cependant pas clairement établie.

L’implication du système dopaminergique (ou de ses modulations) dans la survenue de troubles comportementaux alimentaires pourrait également provenir d’un dysfonctionnement des récepteurs dopaminergiques D2 tel que cela a été montré chez l’obèse (Cope et al., 2005; MacDonald et al., 2004; Wang et al., 2002). Dans les modèles d’obésité du rongeur, l’activité dopaminergique est diminuée dans le circuit tubéroinfundibulaire qui se projette sur l’hypothalamus et l’administration d’agonistes dopaminergiques diminue l’obésité (Pijl, 2003). Les études d’imagerie ont également montré chez les sujets humains obèses (mais non chez les sujets contrôles) une diminution des récepteurs dopaminergiques D2 striataux qui plus est, inversement corrélée à l’index de masse corporelle (Wang et al., 2001). Le lien causal entre ces anomalies est les troubles des conduites alimentaires doit encore être démontré.

Système des opioïdes endogènes

Les opioïdes endogènes dérivent de la pro-opïomélanocortine (POMC) et comportent la proencéphaline, la prodynorphine et l'orphanine FQ/nociceptine (OFQ/N). Ces précurseurs donnent à leur tour les β-endorphines, les encéphalines, les dynorphines et la nociceptine.

Rôle du système opioïde au cours du comportement alimentaire

Les connaissances actuelles attribuent aux peptides opioïdes un rôle important et spécifique dans le contrôle des aspects hédoniques de la prise alimentaire et dans la caractérisation de la palatabilité des aliments (Berridge, 1996; Calcagnetti and Reid, 1983; Cooper and Sanger, 1984; Levine and Billington, 2004; Yeomans et al., 1997). On considère actuellement que les opioïdes ne véhiculent pas d’informations relatives à la perception ou la reconnaissance du goût lui-même mais plus des informations liées au plaisir associé aux signaux gustatifs (Drewnowski et al., 1992; Levine et al., 1995; Ruegg et al., 1997).

La présence de récepteurs opioïdes au sein de nombreuses structures cérébrales confère au système opioïde un caractère particulièrement distribué et suggère l’existence d’interactions complexes entre diverses régions cérébrales (Glass et al., 1999; Levine and Billington, 2004; Will et al., 2003). Des récepteurs opioïdes sont en effet présents au sein de l’ensemble du circuit cérébral qui véhicule les informations gustatives (Glass et al., 1999), incluant le NTS (Kotz et al., 1997), le noyau parabrachial pontique (Wilson et al., 2003) et les noyaux amygdaliens (Glass et al., 2000; Levine et al., 2004), l’hypothalamus et l’aire tegmentale ventrale (Bodnar et al., 2005; Echo et al., 2002).

Le striatum paraît également rentrer dans ce réseau complexe (Bodnar et al., 2005; Will et al., 2003). Des récepteurs opioïdes sont en effet présents sur l’ensemble du striatum, distribués en amas dans les régions dorsales et plus uniformément dans le striatum ventral (Delfs et al., 1994; Mansour et al., 1987). Une concentration particulièrement dense de ces récepteurs est observée dans l’AcbSh (la région striatale qui reçoit par ailleurs les informations gustatives) (Kelley et al., 2005b) et le noyau caudé ventrolatéral. On a ainsi démontré expérimentalement chez le rat que la stimulation des récepteurs opioïdes majorait l’ingestion des aliments palatables et énergétiques (Zhang et al., 1998). De plus, le système opioïde apparaît bien impliqué dans les aspects hédoniques de la prise alimentaire car les animaux ingéraient préférentiellement des aliments palatables mais dépourvus de valeur énergétique (Zhang and Kelley, 2002). Les structures effectrices du système opioïde striatal incluent les aires hypothalamiques latérale et dorso-médiale, l’aire tegmentale ventrale et le NTS (Zhang and Kelley, 2000) ainsi que les noyaux basolatéral et central de l’amygdale (Will et al., 2004), c’est-à-dire un ensemble de structures qui intègrent des aspects motivationnels, métaboliques et autonomes (végétatifs) du comportement alimentaire. Le système opioïde de l’accumbens serait lui-même modulé par les interneurones cholinergiques striataux sous l’influence de projections ascendantes issues de l’AHL via un relais par les noyaux thalamiques intralaminaires (Kelley et al., 2005a).

Le système opioïde système contribuerait à l’intégration des comportements liés à l’obtention de nourriture (reposant sur le système de la récompense) avec ceux liés à la balance énergétique (Kelley et al., 2005). Par extension, il a été proposé que la prise alimentaire suscitée par le caractère palatable des aliments (et non par un déficit énergétique) reposerait sur les projections du noyau amygdalien basolatéral et du cortex préfrontal sur le striatum ventral. Ce circuit contrôlerait le système effecteur somatomoteur et servirait de support à la régulation affective et cognitive de la prise alimentaire. Chez l’animal, l'activation du système opioïde favoriserait les comportements de recherche de nourriture et les efforts déployés pour l'obtention de nourriture sans renforcer pour autant les associations cognitives action/récompense (observées dans les paradigmes de renforcement conditionné chez l'animal et dépendant du système dopaminergique).

D’un point de vue évolutionniste, le système hédonique aurait pour but d’anticiper la survenue des situations de carence et de favoriser la constitution de réserves énergétiques en favorisant l’ingestion d’aliments palatables au-delà même des besoins énergétiques de l’organisme (la palatabilité des aliments étant considérée ici comme un marqueur sensoriel prédictif du potentiel énergétique des aliments) (Kelley et al., 2005).


Références