N.B: Ces textes sont ceux qui ont été publiés. Ils ont été édités par les auteurs pour leurs audiences. Veuillez consulter les originaux dans les Archives Générales de la Société des Missionnaires d'Afrique à Rome (Italie)
Biarritz,
Mon cher Vicaire Général,
J'apprends avec une vive peine que le choléra menace le diocèse d'Alger et vient s'ajouter à tous les fléaux qui le désolent depuis plusieurs années . J'espère que Dieu nous épargnera cette épreuve nouvelle, ou la réduira, du moins, aux proportions bénignes qu'elle a eues durant les années précédentes. Quoi qu'il en soit, retenu loin de vous, en ce moment, par l'état de ma santé si profondément ébranlée , je ne puis rester indifférent aux maux qui menacent mon troupeau. Et, comme après deux années de disette, ce qui est à craindre surtout c'est la misère qui empêchera nos colons de prendre les précautions convenables, je désire venir à leur aide en faisant l'abandon complet de mon traitement d'archevêque . M. Ancelin, secrétaire général de l'archevêché, vous remettra donc deux mille cinq cents francs, montant du premier mois, et vous voudrez bien les faire distribuer par les Commissions qui seront sans doute établies par les soins des Sœurs et de Messieurs les Curés.
Pour ce qui me concerne personnellement, je ne saurais vous dire, mon cher Vicaire Général, combien cet éloignement de mon diocèse, qui dure depuis plus de deux mois, me pèse et me désole dans les circonstances actuelles. Vous savez que les médecins de France m'ont condamné à ne retourner à Alger que dans la seconde quinzaine d'octobre, afin d'éviter une rechute qu'ils considèrent comme certaine ; mais si le choléra venait à éclater à Alger, je n'attendrais certainement pas cette époque, et je partirais pour me trouver au milieu de vous, dès que mes forces, qui me reviennent peu à peu, me permettraient d'entreprendre le voyage. Je reste entre les mains de Dieu.
Adieu, mon cher Vicaire Général, prions et faisons prier, afin que le ciel regarde enfin d'un œil de miséricorde notre pauvre Algérie. Tout à vous, en Notre Seigneur.
Charles, Archevêque d'Alger
Source: Ceillier, Jean Claude. Cardinal Lavigerie Anthologie de Textes Volume 1, 24-25.
Rome,
Mon Révérendissime Père,
Je viens, selon nos conventions de ce matin, rappeler ici, en quelques mots, à votre Paternité, les différentes demandes que j'ai eu l'honneur de lui adresser :
1° Pour la mission arabe et spécialement pour celle du Sahara, la formation d'un petit noviciat pour une société de prêtres diocésains , sous la direction des PP. Creusat et Ducat, aumôniers du catéchuménat de Ben-Acknoun ; et la fondation d'un poste d'attente à Laghouat, avec au moins deux ou trois pères, pour le moment.
2° La fondation d'une maison de Jésuites Espagnols, à Alger. Cette maison établie aux frais de l'Espagne, devrait être absolument distincte et séparée de celle des Jésuites Français.
3° Lorsque le moment sera venu, deux pères pour diriger les noviciats de deux congrégations agricoles, l'une de Frères et l'autre de Sœurs .
J'ai ajouté un vœu pour l'établissement d'une paroisse, à la résidence d'Alger, mais je me rends à vos observations et j'y renonce, ainsi qu'au collège, puisqu'il le faut .
Veuillez agréer, mon Révérendissime Père, l'expression de mes sentiments les plus dévoués et les plus respectueux.
Charles, Archevêque d'Alger
Source: Ceillier, Jean Claude. Cardinal Lavigerie Anthologie de Textes Volume 1, 28-29.
Alger,
Monsieur le Supérieur,
Je prends la liberté de venir vous entretenir d'une œuvre nouvelle qui s'est fondée dans mon diocèse et qui est destinée à fournir des missionnaires aux contrées de l'Afrique du Nord situées en dehors de la domination française.
Il est triste de penser et de reconnaître que, depuis douze cents ans qu'il s'est établi, le mahométisme a opposé à l'apostolat catholique des barrières presque insurmontables. Aucune des missions fondées dans les contrées où règne la religion musulmane n'a produit de résultats appréciables; aucune nation, aucune fraction de nation n'a été ni convertie ni même ébranlée dans ses erreurs par nos missionnaires.
Et cependant près de deux cents millions de créatures humaines ont été courbées par la force sous le joug du Coran. Et, chose triste à dire, le mahométisme, qui semble prêt à s'effondrer en Europe avec le trône des sultans, continue ses progrès et ses conquêtes aux portes de nos possessions africaines. Depuis le commencement de ce siècle, près de cinquante millions d'hommes ont embrassé l'islamisme dans la zone qui confine au désert du Sahara et s'étend au sud dans le Soudan. Les chefs des tribus guerrières campées sur la frontière des pays nègres les ont envahis, et après s'en être rendu maîtres, les ont contraints par la force, selon leur loi religieuse, à adopter leurs croyances.
Ce sont là des malheurs considérables au double point de vue des progrès futurs de l'Évangile et ceux de la civilisation dans le nord et le centre de l'Afrique. Il est d'expérience en effet que nos missionnaires trouvent d'ordinaire auprès des idolâtres, comme l'étaient généralement les peuplades dont je viens de parler, un accueil facile, et que la corruption obstinée et la demi-lumière du mahométisme au contraire semblent défier tous leurs efforts.
Ces considérations diverses ont décidé notre Saint-Père le Pape Pie IX à créer une nouvelle délégation apostolique qui comprend les pays situés entre les régences barbaresques, les hauts plateaux de l'Afrique Centrale, l'Océan et l'Égypte. Sa Sainteté a daigné me choisir, malgré ma faiblesse, pour fonder et diriger cette mission naissante.
En même temps que Dieu m'imposait, par la voix de son vicaire, cette charge nouvelle, il préparait et me donnait les premiers moyens de la porter. Plusieurs ecclésiastiques zélés de divers diocèses de France, comprenant la grandeur et l'utilité de la pensée conçue par le Souverain Pontife, se sont mis à ma disposition et ont jeté, sous mon autorité et ma direction, les fondements d'une société qui se consacre exclusivement aux missions parmi les Arabes musulmans de l'Afrique en dehors des possessions françaises.
Cette petite société française, dont le centre est le séminaire où le noviciat a été établi il y a bientôt un an près d'Alger, sous la direction d'un Père de la Compagnie de Jésus mis temporairement à ma disposition par sa congrégation, adopte, pour assurer le succès de son œuvre difficile, des moyens qui n'ont pas été tentés jusqu'à ce jour, et que je crois appelés, avec la grâce de Dieu, à de bons résultats.
On a pensé que l'orgueil des Arabes étant un des obstacles principaux qui s'opposent à ce qu'ils reçoivent la bonne nouvelle de l'Évangile par le ministère d'hommes qu'ils méprisent profondément, il fallait commencer par leur donner cette marque de condescendance de se rendre, pour ainsi dire, semblables à eux en adoptant leur manière extérieure de vivre, leurs vêtements, leur nourriture, leur vie nomade, leur langue, en se faisant en un mot tout à tous pour les gagner à Jésus-Christ.
C'est conformément à ces règles que le séminaire est dirigé. Déjà tous les ecclésiastiques qui le composent ont pris, après les trois premiers mois de postulat, l'habit arabe. C'est aussi un point de leur règle qu'ils ne parlent plus que cette langue . Ils couchent habillés et sur la dure ; leur nourriture se rapproche de celle des indigènes, dont ils devront partager la vie. Tous les jours, à l'heure de leur récréation, ils pansent les plaies des Arabes malades qui se présentent à leur maison, et reçoivent en même temps des conseils sur la manière de traiter les maladies les plus dangereuses du pays. C'est une vie rude et mortifiée sans doute, mais elle a le double avantage d'immoler complètement la nature et d'éclairer sur une vocation qui, il ne faut se le dissimuler, est celle de l'abnégation la plus entière, et pour quelques-uns peut-être du martyre.
Du reste, Alger offre pour l'établissement d'une œuvre de ce genre, des facilités exceptionnelles. On peut s'y acclimater dans des conditions essentiellement favorables, pendant le temps du noviciat, qui dure quinze mois, s'y former au genre de vie des Arabes et y apprendre leur langue. Puis, le noviciat étant fini et l'heure de la mission venue, il est facile de se mettre en relation, par Tunis ou Tripoli, avec les diverses peuplades du Sahara, et ensuite, de proche en proche, des pays voisins ; de s'introduire dans les tribus du désert et du centre de l'Afrique, d'y acquérir même droit de cité comme médecin et comme homme de prière, deux titres qui attirent partout parmi les Arabes la considération et le respect.
Enfin, si les missionnaires s'établissent dans le centre, comme je l'espère, le sud de l'Algérie deviendra plus tard pour eux un asile où ils pourront constituer, dans un climat à peu près semblable, des établissements d'éducation chrétienne pour les enfants des missions intérieures qui leur auraient été librement confiés. Ces enfants, élevés par l'Église, formés à ses vertus, instruits dans les arts manuels, retourneront ensuite dans leur pays et au milieu de leurs peuples respectifs pour y prêcher la foi et la civilisation par leurs exemples et par leurs paroles. Ce serait, à proprement parler, comme on l'a dit, la régénération de l'Afrique par elle-même, le seul moyen vraiment efficace d'atteindre un but aussi désirable, à cause de l'insalubrité de la plupart de ces contrées, insalubrité qui a moissonné déjà sans profit tant de légions de missionnaires.
Tel est le but que se propose la société de prêtres qui s'établit en ce moment dans mon diocèse. Elle n'est pas, je le répète, destinée à l'Algérie ; elle a un but plus vaste, celui de travailler à la conversion de tous les peuples musulmans dans ma délégation apostolique et dans l'Afrique entière en se mettant pour cela, comme le font les autres sociétés religieuses, à la disposition des évêques respectifs là où des évêchés ou des vicariats apostoliques sont constitués.
Il n'est pas nécessaire d'ajouter ici et de faire remarquer quels services cette œuvre tout apostolique rendrait simultanément à la cause de la civilisation, à celle de la science, et à celle de notre influence nationale. Les régions qui s'étendent entre l'Arabie et le Sénégal sont, jusqu'à l'heure présente, complètement fermées à notre action. Y introduire un élément actif d'assimilation et de conquêtes morales ; y établir, de distance en distance, des stations françaises par le moyen de nos missionnaires ; avoir aussi le moyen d'être exactement renseigné sur les ressources, les besoins, les aspirations de ces contrées inconnues ; rejoindre les grands marchés du centre de l'Afrique, c'est sans contredit étendre l'influence, la puissance de la France, en même temps que répandre les salutaires principes et les féconds enseignements de notre foi.
Ce résultat me paraît la consécration, la conséquence logique et providentielle de notre conquête algérienne, qui est vraiment, selon mes faibles vues, le début de la dernière croisade, croisade pacifique et civilisatrice qui doit achever son triomphe non par les armes, mais par la charité, par le dévouement, par l'héroïsme de l'apostolat, et assurer à la France catholique une prépondérance marquée dans les destinées de l'Afrique du Nord.
Ce qu’il me faut maintenant, ce sont des hommes, des hommes animés de l’esprit apostolique, de courage, de foi, d’abnégation, qui viennent se joindre aux ouvriers de la première heure. Je n’ai à leur promettre à la vérité, rien de ce que promet le monde, ni richesses, ni grandeurs, ni joies humaines ; mais tout au contraire la pauvreté, l’abnégation, tous les hasards de pays presque inconnus et jusqu’ici inaccessibles, et peut-être au bout de tout cela une mort de martyr. Mais, vous le dirai-je ? C’est précisément ce qui m’inspire la confiance que mon appel sera entendu. Notre Seigneur ne disait pas autre chose que ce que je répète en son nom : In mundo pressuram habebitis et les apôtres l’ont suivi.
C'est donc afin de faire connaître l'existence de ce petit grain de sénevé qui, avec la grâce de Dieu, pourra devenir un jour un grand arbre où se reposeront les oiseaux du ciel, que je m'adresse à vous, Monsieur le Supérieur, dans l'espérance que vous voudrez bien en parler à vos chers séminaristes qui manifesteraient du goût pour les missions et seraient incertains du lieu où se dirigeraient leurs pas.
La petite congrégation qui se forme est placée sous mon autorité comme délégué apostolique, jusqu'au jour où le Saint-Siège jugera opportun de donner à la mission du Sahara et du Soudan une existence séparée. C'est donc à moi que devraient s'adresser les ecclésiastiques qui désireraient s'y consacrer.
Nos futurs missionnaires se sont placés, comme nos deux nouvelles communautés agricoles, sous le vocable du vénérable martyr Geronimo, cet Arabe converti au christianisme que les musulmans d'Alger firent périr en 1569, il y a justement trois siècles, en l'enfermant vivant dans le mur de pisé d'un des forts de leur ville. C'est là qu'il a été retrouvé, sous l'épiscopat de Mgr Pavy, mon éminent prédécesseur, afin de servir tout à la fois d'exemple, d'encouragement et de protection, à ceux qui veulent se dévouer à la conversion de son peuple.
Après quinze mois de noviciat, les missionnaires sont admis à s'engager par des promesses ou des voeux de simple dévotion, à leur choix : promesses ou voeux d'obéissance, de pauvreté et de stabilité. Ils prennent le costume et le genre de vie arabes à la fin de leur postulat, qui est de trois mois et compte dans les quinze mois du noviciat. S'ils n'ont pas terminé leur théologie, ils la reprennent après leur noviciat, avant de recevoir la prêtrise. Ils n'iront jamais isolés dans leurs missions, à cause des dangers de toutes sortes qu'ils pourraient courir ; ils seront toujours au moins par groupes de trois.
Voilà, Monsieur le Supérieur, autant qu'il soit possible de le dire en peu de mots, l'ensemble de cette œuvre nouvelle que, pour ma part, tout me fait considérer comme vraiment providentielle. Est-ce trop présumer de votre charité que d'espérer que vous et vos confrères voudrez bien, à l'occasion, en parler autour de vous ? Dieu seul peut faire le reste ; car ce qu'il faut d'abord c'est qu'il appelle et qu'il envoie. Il le fera si, comme j'en ai la confiance, l'œuvre nouvelle est inspirée par lui.
J'ose, Monsieur le Supérieur, recommander tout spécialement à vos prières et à celles de vos confrères mes œuvres et moi-même, et je me dis, avec les sentiments les plus respectueux et les plus dévoués, votre humble et obéissant serviteur en N.S.
+ CHARLES, Archevêque d'Alger
Délégué apostolique du Sahara et du Soudan
Source: Ceillier, Jean Claude. Cardinal Lavigerie Anthologie de Textes Volume 1, 39-46.