Le Journal des Savants (1714)

Présentation du Traité de la Religion Naturelle

TRAITE DE LA RELIGION NATURELLE, par M. Martin, Pasteur de l’Eglise d’Utrecht. A Amsterdam, chez Pierre Brunet. 1713 in pag. 465.

Les plus grands dérèglements qui défigurent le monde, viennent de l’ignorance et de la témérité des hommes. Ils ne connaissent pas Dieu, ils ne se connaissent pas eux-mêmes; et néanmoins ils parlent et ils agissent comme s’ils avaient suffisamment approfondi ces deux grands objets. L’Auteur trouve dans le sein même du Christianisme des gens assez pervertis pour mettre en doute qu’il y ait un Dieu; il en voit d’autres qui sont assez téméraires pour nier qu’il y en ait un, et qui même semblent se faire une espèce d’honneur de leur Athéisme. Ce n’est pas qu’ils aient découvert des raisons solides pour appuyer leur extravagance; mais où les preuves manquent à l’esprit pour défendre l’impiété, dit M. Martin, le cœur les fournit, par le désir que ce cœur désespérément rusé et malin, comme l’a nommé Jérémie, aurait qu’il n’y eût point de Dieu, afin de se pouvoir ainsi mettre plus au large. Or dès là que le cœur y prend intérêt, l’esprit gauchit, plie, se rend au désir du coeur, et dit: Il n’y a point de Dieu. C’est le language de l’Insensé; et cependant ceux qui le tiennent se croient les seuls sages, et regardent en pitié tout le reste du genre humain, qui de père en fils, et par une succession constante d’un siècle à l’autre, croit en Dieu, le craint, et l’adore.

« Il n’y a point en effet de milieu, observe l’Auteur; il faut que ceux qui nient qu’il y ait un Dieu soient des insensés; ou que ceux qui croient qu’il y en a un, soient eux-mêmes les insensés. Si c’est ce dernier, la raison doit être toute du côté des autres, et leur fournir des preuves si fortes et si claires de leur Athéisme, qu’elles convainquent toute le genre humain de folie; il faut aussi d’autre côté que ce pauvre genre humain, qui fait profession de croire un Dieu et de l’adorer, ne trouve pour sa défense ni raisons, ni preuves, et qu’il vienne faire amende d’honneur aux pieds de l’Athée. »

Il se propose de faire voir de quel côté se range la raison humaine, si elle favorise l’Athéisme et l’irréligion; ou si au contraire elle ne décide pas constamment en faveur de l’existence de Dieu, et en l’honneur de la Religion, qui en est une suite nécessaire.

Il avoue d’abord que depuis que le péché a obscurci la raison, et a jeté dans l’âme les semences de toutes sortes d’erreurs et de vices, il ne saurait y avoir de Religion pure, véritable, et solide, sans l’aide d’une Révélation propre à éclairer l’esprit, et à purifier le cœur; à conduire l’esprit jusqu’à Dieu, qui est le grand et l’unique objet de la Religion; et à faire entrer dans le cœur les sentiments de respect, de crainte, d’amour, et d’obéissance, que Dieu mérite. Mais il prétend, avec grande raison, que cela n’empêche pas qu’en considérant Dieu en lui-même, et notre âme aussi en elle-même douée d’intelligence et de volonté, il ne soit encore vrai aujourd’hui, et depuis la dépravation que le péché a causée, qu’il y a une RELIGION qu’on peut appeler NATURELLE, c’est-à-dire une Religion qui naît, pour ainsi dire, avec nous, indépendamment de la Foi, ou de la Révélation divine.

« Elle est cette Religion, dit M. Martin, partout où est l’homme; mais avec tout cela ce n’est que par abstraction, et en la tirant en quelque sorte hors de l’homme tel qu’il est à présent, qu’on peut la connaître et en avoir une juste idée. C’est donc d’après l’idée propre de Dieu, et d’après l’idée abstraite de l’homme, que nous allons former celle de la Religion Naturelle. »

Il expose ensuite cette idée en peu de mots, en disant qu’elle consiste dans la connaissance de Dieu telle que nous la pouvons avoir par le droit usage de la raison; et dans un amour pur et sincère de Dieu, pour lui rendre les hommages qui lui sont dus comme à l’Etre Suprême et au Créateur de toutes choses.

Les deux parties de cette définition sont le sujet des deux parties de ce Traité.

L’Auteur commence la première par montrer que l’idée de la matière est incompatible avec l’idée de Dieu, et que par conséquent on ne peut le concevoir que comme un Esprit; et un Esprit infini à tous égards. Il apporte après cela les preuves soit Métaphysiques, soit Physiques, soit Morales, de l’existence de cet Esprit infini, et il les met toutes dans le plus grand jour qu’il lui est possible. Après avoir établi la vérité, il attaque l’erreur, et fait voir que l’Athéisme est dénué de toutes sortes de preuves et de raisons. Les Athées n’en peuvent alléguer ni de Métaphysiques, ni de Physiques; ils se contentent de proposer quelques conjectures Morales, que M. Martin détruit en montrant qu’elles ne sont fondées que sur leur ignorance, sur leur vanité, et sur de fausses suppositions. Il fait une attention particulière au raisonnement que fait un Athée, lorsqu’il dit que ne pouvant rien croire dont il n’ait l’idée, il ne saurait croire que Dieu existe, puisqu’il n’a point d’idée de Dieu. M. Martin fait sentir la différence extrême qu’il y a entre idée et image; puis il s’explique ainsi:

« Que cet homme qui dit n’avoir point d’idée de Dieu, développe l’ambigüité qu’il y peut avoir dans ce terme, et qu’après en avoir écarté tout ce qui peut convenir à ce qu’on appelle proprement image, il nous dise s’il n’a pas l’idée d’un Etre pensant: si à l’idée d’un Etre pensant il ne peut pas ajouter l’Idée d’un Etre qui pense d’une manière plus noble, plus sublime, plus étendue, et en un mot plus parfait que celle en laquelle il pense lui-même. Qu’il nous dise encore si en pensant qu’une chose est, il ne peut pas avoir la pensée qu’elle a toujours été; car il peut tellement avoir cette pensée ou cette idée, qu’il fait profession de croire que le monde, ou la matière disposée comme est en forme de monde, a toujours été. Voilà déjà l’idée d’un Etre pensant en la manière le plus parfaire, et l’idée d’un Etre éternel. Nous sommes bien proches de celle de Dieu; avec quelques idées de plus, et dont pas une n’est impossible à notre âme, telles que sont l’idée d’une Sagesse, d’une Puissance, d’une Bonté, etc., nous aurons l’idée de Dieu. Elle n’est donc ni impossible ni difficile à avoir cette haute idée; et si l’Athée dit qu’il ne l’a pas, c’est ou qu’il nous trompe, en n’avouant pas ce qu’il sent, ou qu’il se trompe lui-même, en confondant l’idée avec l’image, et se figurant que ce n’est point avoir l’idée de Dieu que de ne l’avoir pas aussi grande que Dieu lui-même est grand, et de croire qu’on ne connaît point Dieu, sous ombre qu’étant infini, notre âme qui est finie, ne peut pas le comprendre. Quand on est capable de faire des raisonnements si faux on ne doit plus se mêler de raisonner, et moins encore doit-on prétendre se pouvoir mettre sur les rangs de bel esprit et d’esprit fort, qui regarde en pitié tout le genre humain. »

Le reste de cette première Partie renferme une explication des attributs de Dieu. A l’occasion de la Toute-puissance, l’Auteur parle de l’origine du monde, et réfute les erreurs des Philosophes sur ce sujet; et en traitant de la Providence, il répond aux objections qu’on a coutume de proposer.

On prouve dans la seconde Partie que puisqu’il y a un Dieu, il doit y avoir une Religion; et comme l’âme de l’homme est le sujet où réside cette Religion, on en examine la nature, et on en démontre la spiritualité et l’immortalité. L’immortalité de l’âme engage à parler de la vie qui doit suivre celle-ci; et du vice et de la vertu, qui sont les sources du bonheur ou du malheur de cette autre vie. L’Auteur traite ensuite de la Loi naturelle et de la conscience, et il s’attache à établir l’insuffisance de la Religion naturelle, dans l’état de la nature corrompue. Il finit son Ouvrage par l’examen de cette question: Si les Païens ont pu être sauvés par la seule Religion naturelle. Ce qu’il avait dit de l’insuffisance de cette Religion dans l’état présent, le dispensait de cet examen; mais il a jugé à propos de s’y arrêter, à cause de l’autorité de ceux qui ont jugé favorablement du sort éternel de Socrate, de Platon, d’Aristide, de Sénèque, et de plusieurs autres Païens forts célèbres.

Source : La Lettre des Savants, 1714, Paris, chez Jean Cusson. pp. 118-121.